Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
L’étonnante reconstitution de l’exposition culte de 1969, « When Attitudes Become Form »
L’exposition culte de 1969 à Berne, When Attitudes Become Form, reconstituée à la Fondation Prada de Venise dans ses moindres détails, reste étrangement réfractaire à l’ordre. Etonnant.
Un remake d’exposition, ou une reconstitution ? C’est en tout cas une expérience insolite et complexe qui se donne à voir et à vivre à la Fondation Prada de Venise : la reprise minutieuse de l’une des plus importantes expositions de toute l’histoire de l’art, Live in Your Head, conçue en 1969 à la Kunsthalle de Berne, en Suisse, par le curateur Harald Szeemann, plus connue via son sous-titre-manifeste, When Attitudes Become Form. Pourquoi celle-là ? Parce qu’elle marqua l’avènement décisif d’un art contemporain en rupture complète avec les conceptions traditionnelles de l’art. OEuvres inachevées où le processus l’emporte sur la finition, sculptures sans socles, procédures conceptuelles, pratiques performatives, arte povera italien… Réunissant dans la Kunsthalle la crème des nouvelles avant-gardes artistiques de la fin des années 60, tandis que Daniel Buren s’y incrustait du dehors en pratiquant dans la ville de Berne une série d’affichages sauvages, When Attitudes Become Form est aussi devenue le point d’émergence d’une figure aujourd’hui majeure du paysage de l’art : celle du curateur, ou commissaire d’exposition, sorte de chef d’orchestre wagnérien qui propose sa vision de l’art.
A force, When Attitudes… est devenue une exposition tellement « culte » dans le milieu de l’art contemporain qu’une partie de ses archives a été acquise par le Getty Research Institute de Los Angeles. Et pendant ces premiers jours d’ouverture de la Biennale de Venise, nombre de professionnels de l’art (plus habitués à jouer les coupe-file qu’à faire la queue à l’entrée des musées) n’hésitèrent pas à attendre plus de deux heures dans une ruelle pour entrer dans le sacro-saint palais de la Fondation Prada.
Bien que passablement énervés, ils ne furent pas déçus du voyage temporel. Car la première décision prise par la team curatoriale formée autour d’un autre grand commissaire d’exposition, l’Italien Germano Celant, associé à l’architecte Rem Koolhaas et au photographe Thomas Demand, est d’emblée saisissante. A l’étage du palais, il s’est agi de reconstruire à l’identique et à l’échelle 1 les salles de la Kunsthalle de Berne. Cette imbrication d’un espace dans un autre est un geste fort qui crée une rupture visuelle et symbolique : les murs blanc cassé, comme un peu salis par l’art contemporain, viennent interrompre les fresques murales du palais vénitien.
Une fois téléporté dans la Kunsthalle de Berne en 1969, le visiteur se retrouve confronté aux oeuvres originellement exposées, aujourd’hui dispersées dans quantité de musées. Leur emplacement au sol ou sur les murs est aussi proche que possible de l’exposition initiale. Certaines pièces ont été, forcément, refaites pour l’exposition, tel ce carré de mur découpé in situ par Lawrence Weiner. Quand les oeuvres d’origine ont disparu, il reste au sol la trace de leur fantôme. Au passage, on remarque combien l’accrochage était dense, et l’espace serré, presque impraticable. « On n’exposerait plus comme ça aujourd’hui » est l’une des phrases les plus entendues au cours de la visite. Ainsi, cette tentative de reconstitution fait de chacun de nous une sorte d’archéologue de l’art contemporain, occupé à retrouver les traces et les origines de notre récente histoire de l’art.
L’écueil de cette adaptation « fidèle » est d’accentuer le fétichisme qui rôde autour de cette exposition déjà cultissime. Les curateurs ont ainsi poussé l’idolâtrie jusqu’à poser au sol un faux parquet ou un faux carrelage au motif semblable à celui de la Kunsthalle. Mais après tout, une reconstitution est toujours plus ou moins une fiction, une fausseté, que ce soit au château de Versailles ou dans le cas de l’exposition de Berne. On rappellera que le remake d’exposition a déjà une longue histoire, de la pratique muséale des périod rooms à la reconstitution du Cabinet d’El Lissitzky, du studio de Mondrian à Paris à la première exposition des futuristes italiens… Mais cette reprise est aussi l’occasion de mesurer les écarts entre hier et aujourd’hui. En 1969, When Attitudes Become Form fut saluée par un cercle d’initiés, dans un parfum de scandale et d’incompréhension de la part du grand public, désorienté par ces oeuvres. Une lettre de la mère d’Harald Szeemann à son curateur de fils en témoigne. Elle lui reproche, avec cette horreur d’exposition, d’avoir sali l’honneur de la famille dans la petite ville de Berne, et lui fait part de ses cauchemars, de son humeur « ganz deprimiert » à la suite des appels anonymes et des quolibets dont elle est la victime.
Mais en 2013, le contexte a changé : cette avant-garde se rejoue désormais à la Biennale de Venise (lire pp. 48-52), non pas dans un centre d’art ou un musée d’Etat mais dans une fondation privée créée par une marque de mode – autant dire un cadre à la fois événementiel et foncièrement bling-bling. Quant au public, très nombreux, il est aujourd’hui plus informé mais aussi beaucoup plus surveillé par des gardiennes de salle qui interdisent de circuler entre les oeuvres.
Voilà qui en dit long sur la réalité des temps présents, sur l’évolution de l’art, sur la puissance de l’argent dans le paysage esthétique. De ce point de vue, When Attitudes Become Form garde jusque dans son remake quelque chose d’absolument réfractaire à l’ordre, qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui : une radicalité sauvage.
Jean-Max Colard
When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 jusqu’au 3 novembre à la Fondation Prada, Venise www.prada.com/en/fondazione/cacorner#home!