Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Romances d’Arabie
19 juin 2013 à 19:06
Critique Gilles Kepel revisite les pays musulmans à l’heure des révolutions
Une affiche de cinéma, à la belle époque des documentaires militants sur les révolutions du tiers-monde. Gilles Kepel, alors «jeune gauchiste», n’a plus aucun souvenir du film qui exaltait la lutte du Floga, un mythique front de libération du sultanat d’Oman. Mais de l’affiche il n’a rien oublié et la décrit encore avec une manière d’adoration : «une jeune femme à la peau cuivrée, en short kaki, les cheveux courts bouclés, assise en tailleur à même le sol, jambes et cuisses bronzées, tenant droit un fusil dont la crosse reposait à terre, sourire conquérant aux lèvres». Le ravissement continue : «Elle évoquait ma première répétitrice d’arabe à la fac de Censier, Fayza. Pour les beaux yeux de cette Joconde yéménite, je m’étais épuisé en vain à réaliser à la perfection gutturales, laryngales et fricatives au laboratoire de langues.»Ce ne sont pas seulement les études des grands aînés, Rodinson, Massignon, ou la quête épique de Lawrence qui poussent à devenir orientaliste. Il y a aussi les femmes, présentes tout au long de cette Passion arabe, où Kepel raconte sous la forme d’un journal de voyage les récentes révolutions arabes, du Maghreb au Machreq, via la péninsule arabique. Passion, au sens amoureux du mot, et aussi christique : le livre peut se lire comme le récit de la montée au calvaire d’un monde arabe qui n’en finit pas de s’autocrucifier - comme les stations du Golgotha, il est divisé en 14 chapitres.
Pour ces femmes approchées ou rêvées, fini l’époque où elles pouvaient montrer leur «peau cuivrée». «Je me demande, écrit Kepel, ce qu’est devenue la jeune militante de l’affiche […]. Expie-t-elle ses péchés en marmonnant pieusement le Coran à ses petites-filles excisées, dans l’attente du jour du Jugement dernier, comme elle récitait autrefois avec zèle l’œuvre du grand Lénine ? Ou a-t-elle suivi à Moscou un jeune officier du KGB qui a craqué pour la gazelle socialiste, aujourd’hui opulente babouchka brune, mousmé d’un oligarque pétrolier ?» L’auteur a défroqué la bure universitaire pour un récit plein de verve et de fureur. C’est à son échappée libre qu’il nous convie, sur ces terres qu’il étudiait naguère avec la foi doctorale. Il joue au reporter pour raconter une douzaine de pays saisis - ou pas - par ces révolutions. Avec certaines limites : il ne se déplace guère sans filet - l’ambassade de France offre souvent son assistance et rares sont les pays où il ne retrouve pas d’anciens élèves qui l’accueillent comme une star. Parfois, il va trop vite. Une journée dans la Syrie insurgée, c’est trop peu pour appréhender les complexités d’une rébellion.
Poussière. Mais ne boudons pas notre plaisir. En entremêlant passé et présent, mémoire et impressions, érudition et notations picaresques, en allant de la grande à la petite histoire - celle sur les hypothétiques origines corses ou juives de Kadhafi est étonnante -, le livre offre des témoignages inattendus, de beaux moments de voyage et d’analyse. Tantôt on est dans la rue, tantôt chez le mollah salafiste du coin ou avec les coptes d’Egypte persécutés. L’auteur livre aussi ses aversions, pour l’Arabie Saoudite par exemple depuis qu’elle ne lui donne plus de visas, égratigne des collègues qui ont succombé aux sirènes de l’islamisme ou au fric du Qatar, moque la direction de Sciences-Po. En Egypte, on croise Alaa al-Aswany, Cavafy, et Flaubert : «De la maison abandonnée de l’almée Koutchouk Hanem, où Flaubert a passé cette nuit de mars 1850 qui ferait de lui le maître de notre style, il ne reste que la porte condamnée, barrée d’une chaîne, au-dessous du niveau de la rue moderne.» Autour, immondices, poussière et manque d’entretien général, spécifiques à la plupart des cités arabes. Les mots de Flaubert résonnent étrangement : «A 3 heures, je me suis levé pour aller pisser dans la rue ; les étoiles brillaient. Le ciel était clair et très haut.»
Béton. A présent, le ciel arabe est sombre et bas et si Flaubert se laissait aller dans la rue, il se ferait tabasser. Partout, la pudibonderie la plus noire gagne et la tolérance recule. Sans l’avouer franchement, Kepel signe un acte de décès, celui des villes arabes cosmopolites et bigarrées, où les cafés étaient un idéal, dix langues parlées, le commerce une religion commune, et où les filles montraient leurs cheveux. Triste Alexandrie où les salafistes prolifèrent et où on ne boit plus d’alcool. Malheureuse Beyrouth, rongée par le chancre du béton : «Et j’ai vu le Liban unique de ma jeunesse, dont la beauté avait ébloui mes 19 ans, […] devenir à peu près n’importe quoi.» Elle apparaît loin la nouvelle Andalousie dont rêvait le grand orientaliste Jacques Berque, utopie d’un monde arabe débarrassé de ses pulsions religieuses mortifères, renouant avec ses racines classiques et sa capacité à chercher liberté et modernité. Après la Passion, vient la Résurrection. Mais quand ?
GILLES KEPEL Passion arabe. Journal, 2011-2013 Gallimard, 480pp., 23,50€.
http://www.liberation.fr/livres/2013/06/19/romances-d-arabie_912205