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Ricardo, l'économiste citoyen

Par Daniel Bastien | 16/08 | 06:00
 

Grand pourfendeur du protectionnisme, ce financier self- made-man de l'économie politique a mis sa richesse au service de sa science et sa science au service de la prospérité de ses concitoyens. « Père » du libre-échange et théoricien extrême, il a marqué comme peu d'autres la pensée économique du XIX e  siècle.

Rue des Archives

Voici « l'un des théoriciens les plus puissants et originaux en économie politique », selon les organisateurs du grand colloque international que lui consacreront en septembre l'Ecole normale supérieure de Lyon, l'université de Lyon-II et le laboratoire Triangle, preuve de sa toujours grande actualité. Et un personnage paradoxal mêlant convictions libérales et profond souci d'équilibre de la société. Père du libre-échange, immensément riche et théoricien extrême, cet « économiste bourgeois », dixit Marx, qui le respectait profondément, était en fait pétri d'une forme de mission de service public.

Dans la famille des économistes classiques, l'Anglais David Ricardo et le Français Jean-Baptiste Say (« Les Echos » du 13 août) auraient au départ pu être jumeaux : mêmes familles de migrants, même génération, pères dans le commerce et la finance, scolarisations bancales, plongés tous les deux très jeunes dans la vie professionnelle et financière, même goût pour les sciences physiques, l'expérimentation et le « concret », mêmes parcours singuliers au milieu des secousses de l'histoire, mêmes détours par la politique et, au bout du compte, mêmes passionnés et étonnants autodidactes de la science économique. Ils font partie de ces créateurs dont la vie est aussi originale que leur oeuvre. Dans les romans, de telles existences sont amenées à se croiser… La réalité a dépassé la fiction : ils ont été amis fidèles, ont beaucoup échangé, se sont beaucoup disputés et se sont influencés l'un l'autre. A l'arrivée, toutefois, l'influent Say n'aura pas l'aura de l'illustre Ricardo, devenu l'un des membres de la « sainte Trinité » des grands maîtres de la pensée économique classique, aux côtés d'Adam Smith et de Karl Marx.

Le sens des réalités

Comme pour Say, tout commence par une « infusion » en famille dans la finance. Troisième d'une fratrie de 17 enfants, David est né à Londres en avril 1772 dans une famille de financiers juifs d'origine portugaise qui a d'abord émigré vers les Pays-Bas avant d'arriver en Angleterre, peu avant sa naissance. Son père, Abraham Israel, courtier de change à la Bourse de Londres, ne l'envoie pas à l'école pour le protéger des influences chrétiennes. Il étudiera donc d'abord sagement à la maison, puis deux ans dans une école israélite d'Amsterdam « où les plus saines théories du change et l'art du parfait négociant lui furent enseignées », précise le jeune économiste français Alcide Fonteyraud qui fut son traducteur au début du XIX e siècle. « Son éducation ne pécha pas par excès de connaissances littéraires et philosophiques », ironise-t-il, mais « elle fit merveille ! » : à quatorze ans, le jeune David intégrait la firme de courtage de son père… Il s'y distingue comme roi des arbitrages sur devises et transactions, et, au fond, comme un fameux trader. Il a visiblement les pieds sur terre, le sens des réalités. Indépendant, il sait ce qu'il veut et le montre vite : à vingt et un ans, il épouse une quakeresse, rejette le judaïsme orthodoxe familial et se convertit au protestantisme. Une apostasie insupportable pour son père, qui le licencie, le chasse et le déshérite. Première rupture, mais qu'à cela ne tienne ! Il volera de ses propres ailes. David emprunte de l'argent, use de son renom et de ses relations à la City, et fonde sa propre maison de courtage. Avec succès. En quelques années, il fait fortune dans une spéculation pleine d'audace. Parier sur la défaite de Napoléon à Waterloo lui rapporta très gros, retient d'ailleurs la petite histoire. Son entreprise lui assure vite aisance et bon train de vie, et lui permet, à vingt-cinq ans, de se consacrer à ses hobbys : les mathématiques, et des expériences de physique et de chimie qu'il pratique dans son laboratoire. Passionné par l'électricité et la lumière, il proposera même très tôt l'utilisation du gaz pour l'éclairage public et domestique. Grand amateur de minéraux, il cofondera aussi la Société géologique de Londres.

Au fond, l'argent n'intéresse Ricardo que pour la liberté qu'il lui donne, observent les historiens. En gagner, même énormément, n'a jamais été pour lui un but en soi. En 1799, à vingt-sept ans, un autre choc majeur de sa vie l'éloigne un peu plus des jackpots de la City. A Bath, où sa femme, Priscilla Ann, est venue prendre les eaux, Ricardo s'ennuie ferme. Jusqu'à ce qu'il tombe un jour sur un exemplaire de « La Richesse des nations » d'Adam Smith. C'est un déclic. L'oeuvre fondatrice du libéralisme économique bouleversera sa vie en ce qu'elle le vouera corps et âme à l'économie politique. Il fréquente alors les penseurs anglais, dont Malthus et James Mill, correspond abondamment avec Jean-Baptiste Say, son autre maître, et lit tout ce qui a été publié en la matière. Lorsqu'il liquide son affaire et prend sa « retraite » à quarante-deux ans, l'encore jeune Ricardo a amassé 1 million de livres de l'époque… soit l'équivalent de 100 millions d'euros. Il emménage à Gatcombe Park, dans le Gloucestershire, un somptueux domaine aujourd'hui résidence de la princesse Anne d'Angleterre. Désormais gros propriétaire terrien, il peut se consacrer totalement à ce qui ne porte pas encore le nom de « science économique ».

Consciemment ou inconsciemment, c'est en fait pour Ricardo une forme d'engagement. L'époque a besoin de gens de sa trempe ! « Elle voulait des penseurs et des économistes de vingt ans comme des généraux adolescents », observe Alcide Fonteyraud, dans son style inimitable. Face au tangage politique, économique, financier, commercial, social et diplomatique devenu permanent en Angleterre, face à une Europe en guerre, « le rôle de l'économie publique était devenu essentiel », « être économiste devint alors une nécessité logique à laquelle les grandes intelligences obéirent scrupuleusement ». Ricardo a répondu présent à cette injonction diffuse. Et sa recherche de solutions aux questions pressantes pour le bien public traduit de sa part « une motivation humaniste incontestable », relève Claude Gnos, enseignant à l'université de Bourgogne. Ses écrits et sa parole de parlementaire à la Chambre des communes seront les tribunes de ce pèlerin à la recherche de la prospérité de ses contemporains.

Ce n'est qu'à trente-sept ans, en 1809, que, poussé par le patron du quotidien londonien « Morning Chronicle », ce libéral pessimiste (il est proche de Malthus et a lui-même 8 enfants !) et défenseur d'un libre-échange où tout le monde est gagnant, a commencé à écrire sur l'économie. D'abord sous forme d'articles et de pamphlets consacrés à l'or et aux désordres monétaires dans lesquels il exposa sa théorie quantitative de la monnaie, expérience d'agent de change oblige… En 1815, il publie son « Essai sur l'influence d'un bas prix du blé sur les profits », dans lequel son propos s'étend à tous les grands problèmes du capitalisme anglais, puis, en 1817, son « chef-d'oeuvre » : « Des principes de l'économie politique et de l'impôt », où il développe ses théories sur la valeur travail (base de celle de Marx sur la plus-value), la répartition des revenus, la rente et les fameux « avantages comparatifs » qui vont servir de socle théorique à tous les partisans du libre-échange. Son influence vitrifiera à ce point le paysage de la pensée économique pour un demi-siècle que Keynes ironisera en affirmant que « Ricardo a conquis l'Angleterre comme la Sainte Inquisition avait conquis l'Espagne ». L'autodidacte surprend alors par la densité de son oeuvre. « Paradoxalement, l'esprit pratique de Ricardo va engendrer l'oeuvre la plus formelle de l'école classique », a noté Catherine Gouttefarde, à l'université Louis Pasteur de Strasbourg, et « l'une des plus abstraites et théoriques qui soient », ajoutera de son côté Gilles Dostaler, spécialiste de l'histoire de la pensée économique. Pas étonnant à l'énoncé des qualités dont on l'a gratifié : jugement sûr et froid, sagacité perçante, logique sans faille et même « aptitude à extraire de détails infinis une solution nette et précise ». Son oeuvre lui aurait toutefois demandé beaucoup de travail, car, malgré sa clarté sur des sujets complexes, il semble qu'il ait écrit dans la douleur, et qu'il « n'avançait jamais une opinion sans y avoir profondément réfléchi et l'avoir envisagée sous toutes ses faces », écrivait en 1843 Louis-Gabriel Michaud dans sa « Biographie universelle ancienne et moderne ».

Force et limpidité de ses propos

On peut dire aussi qu'il avait un solide sens de la communication. Pour se faire entendre davantage et mieux peser sur les décisions, il achète un siège de député à la Chambre des communes - une pratique courante à l'époque. Elu de la circonscription irlandaise de Portalington… où il ne mettra jamais les pieds, il y siégera jusqu'à sa mort. Non-inscrit, mais proche des parlementaires les plus à gauche, membre de la commission des Finances et des Affaires économiques et monétaires, il est effectivement très écouté, même sur les bancs du gouvernement. L'économiste n'a pourtant rien d'un orateur et il semble même que la tribune des Communes fût pour lui toujours une épreuve. Etait-il timide ? Il était en tout cas « épouvanté par sa voix », raconte Fonteyraud dans ses écrits. Ricardo dit s'y être habitué et compensa cette faiblesse par une force et une limpidité de ses propos qui forçait le respect. Son style était « clair et simple », témoigna lord Brougham, alors lord chancelier, et au total « peu d'hommes ont exercé sur le Parlement une action plus réelle et plus sérieuse ».

Un point est à ce propos à souligner. Honnête avec lui-même, Ricardo aura dans son action politique spectaculairement et courageusement joué… contre ses propres intérêts. Lui-même grand propriétaire terrien, il bataille contre le protectionnisme et contre ces « Corn Laws » qui protègent les latifundistes anglais et défend sans relâche les intérêts des entrepreneurs et de la bourgeoisie industrielle face aux grands domaines ; financier lui-même, il tempête contre les gains exorbitants des banquiers ; comme parlementaire, il n'hésite pas à se scier la branche en soutenant un projet de réforme électorale qui l'aurait éjecté de son siège de député. Ses grandes victoires politiques elles-mêmes furent paradoxales… car posthumes ! Ricardo meurt prématurément d'une otite en 1822, au retour du traditionnel grand tour d'Europe en famille effectué par les Anglais aisés de l'époque. Or c'est seulement en 1844 que la Banque d'Angleterre devient la banque centrale moderne qu'il avait imaginée ; et le libre-échange qu'il a tant défendu n'est institué qu'en 1846.

Quatorze ans : son oeuvre fut brève. Mais si, de tous les économistes, « Ricardo n'est pas celui qui a résolu le plus de problèmes, c'est celui qui en aura le plus remué », concluait joliment en son temps le jeune Alcide Fonteyraud.

Daniel Bastien

 

 
ses DATES

1772

Naissance à Londres, dans une famille juive d'origine portugaise, ayant d'abord émigré en Hollande avant d'arriver en Angleterre.

1786

Entame très jeune une carrière de financier à la Bourse de Londres, qu'il quitte en 1814, une immense fortune faite.

1799

Lit la « La Richesse des nations » d'Adam Smith. Une « révélation » pour cet autodidacte qui se vouera alors à l'économie politique.

1817

Les « Principes de l'économie politique et de l'impôt », défense du libre-échange qui fera date dans l'histoire de la pensée économique.

1819

Entre à la Chambre des Communes, où il bataillera contre le protectionnisme et prendra souvent position contre ses intérêts personnels.
 
 

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