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Karl Marx, l'ogre du Capital

Par Daniel Fortin | 19/08 | 06:00
 

Aucun philosophe n'a exercé une telle influence sur la marche de l'humanité. Et pourtant. Inconnu du grand public jusqu'à sa mort, marqué par l'exil, la pauvreté et les drames familiaux, Karl Marx n'a jamais rien cédé de ses convictions antibourgeoises. Son « Capital » reste l'ouvrage de référence sur le capitalisme. Il connut une gloire posthume avec l'avènement des régimes communistes.

Photo12-AFP
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Ce jour-là, ils ne sont que onze à se serrer autour d'un cercueil. Les arbustes du Highgate Cemetery - le Père-Lachaise londonien - n'ont pas encore donné leurs feuilles. Nous sommes le 17 mars 1883 et Karl Marx s'apprête à rejoindre son grand amour Jenny, disparue quinze mois plus tôt, au quartier des réprouvés. Ainsi s'achève, dans l'anonymat complet, la vie du « philosophe rouge », cet ogre de la pensée, bourreau de travail, volcanique, hirsute, dégageant une présence physique et une détermination qui impressionnent tous ses interlocuteurs. C'est ici, à Londres, que reposera désormais ce condamné à l'exil, quittant Berlin pour Bruxelles, Bruxelles pour Paris, Paris pour Londres, théoricien indésirable d'une révolution qu'il ne verra jamais de son vivant. Pourchassé de capitale en capitale par les polices de régimes « réactionnaires » qu'il abhorre, censuré, expulsé : aucune épreuve, jamais, ne fera plier cet homme au caractère indomptable. Même pas la misère, la vraie, qui lui enlèvera trois enfants,

Ce 17 mars donc, lorsque Friedrich Engels, l'ami de toujours, s'avance pour évoquer cette vie à la fois tragique, austère et exaltante, la maigre assistance est loin d'imaginer l'incroyable destin posthume de l'homme qui vient de s'éteindre paisiblement dans le fauteuil de son bureau à l'âge de soixante-cinq ans. Karl Marx. Quel intellectuel dans l'histoire peut se targuer d'avoir laissé une telle empreinte sur le monde ? D'avoir inspiré les systèmes politiques d'un bon tiers de l'humanité, de la Russie à Cuba, de la Chine à une partie de l'Afrique ? D'avoir donné son nom à une quasi-religion, « le marxisme », dont le philosophe Michel Henry écrit joliment qu'il n'est « que la somme des contresens faits sur l'oeuvre de Marx » ? (1). C'est peu dire en effet que les dérives totalitaires de la grande majorité des régimes dits « marxistes » ont achevé de discréditer une pensée souvent caricaturée. Mais si l'on peut - si l'on doit - critiquer le Marx politique, impossible de balayer une oeuvre considérable. Les errements du philosophe sont devenus un censeur puissant de ses écrits. Ils ne sauraient occulter le génie d'un Marx devenu, sur le tard, économiste. On lui doit un travail titanesque, le fameux « Capital », que nombre de ses pairs - y compris les plus libéraux - considèrent encore aujourd'hui comme l'analyse la plus achevée du capitalisme moderne. Hélas pour lui, la vraie destinée de Marx s'est jouée trente- quatre ans après sa disparition. Le 25 octobre 1917, Lénine et ses bolcheviks s'adjugent par un coup d'Etat le contrôle de la Russie. S'offre ainsi à Marx une seconde naissance, médiatique, mondialisée. Une notoriété immense mais déformante, où la caricature viendra supplanter l'analyse rationnelle du travail d'une vie.

Boulimie littéraire

Karl Marx naît le 5 mai 1818 à Trêves, dans une famille de huit enfants. Il est issu d'une longue lignée de rabbins. Son père se convertit au protestantisme afin de pouvoir exercer son métier d'avocat dans une Prusse qui interdit aux juifs l'exercice de toute charge publique. Un père avec qui il entretient des rapports complexes. Très vite, Heinrich Marx, qui a initié son fils à Rousseau et à Voltaire, se braque devant la vie de patachon que son rebelle de fils, devenu étudiant, a entrepris de mener, avec un mépris total de l'argent. Lorsqu'il disparaît en 1838, Karl ne se rend pas à son enterrement. Mais à sa mort, on retrouvera dans son gilet un daguerréotype de son père. A Bonn, puis à Berlin, Karl Marx étudie le droit. Il est déjà gagné par cette incroyable boulimie de lectures qui rythmera toute sa vie. Durant cette période, il dévore tous les philosophes, Hegel, Leibnitz, Kant. Il traduit même Aristote. S'il s'essaye à la poésie et produit un piètre roman, « Scorpion et Félix », la grande affaire de sa vie restera la philosophie. Thèse en poche, consacrée à Démocrite et Epicure, il renonce à toute carrière universitaire, ce que ses idées progressistes lui aurait de toute façon interdit. Car Marx, déjà, entretient une haine inextinguible de cette bourgeoisie dont il est pourtant issu. De sa prime jeunesse jusqu'à la fin de sa vie, il sera animé par une unité de pensée remarquable centrée autour d'un objectif : mettre sur pied l'édifice idéologique qui permettra « l'émancipation radicale de tout ce qui asservit l'homme », dit-il. En cette ère d'explosion industrielle, l'exploitation du prolétariat est, pour lui, l'essence même du mal qui ronge les systèmes monarchiques européens. Il faut renverser ces régimes profondément inégalitaires qui, à ses yeux, n'ont aucun avenir. Jamais il n'en démordra.

Il n'a pu devenir professeur ? Il sera journaliste. Le voici au « Rheinische Zeitung », un journal de Cologne dont il deviendra bientôt rédacteur en chef. Il s'y distingue par ses charges au vitriol contre la politique menée par l'Assemblée générale de la Province rhénane. A telle enseigne que Berlin dépêchera un censeur spécialement chargé de contrôler tant bien que mal ses écrits. Mais rien n'y fait. En 1843, le gouvernement décrète la fermeture du journal. Marx s'exile à Paris. Cette première expérience de pamphlétaire lui a permis de clarifier sa pensée, de préciser son engagement. Sa fréquentation des « hégéliens de gauche » lors de ses années étudiantes l'a paradoxalement convaincu que la philosophie telle qu'elle se pratique alors est trop déconnectée de la réalité, trop abstraite. Marx se persuade que ce ne sont pas les idées qui gouvernent le monde, mais au contraire les situations économiques ou sociales du moment qui dirigent nos pensées. Les manières dont l'homme travaille, commerce, produit les conditions « matérielles » qui sont les siennes : tout commence par là. Il faut donc repenser la philosophie à la lumière de ce nouveau postulat. C'est la naissance du « matérialisme historique » qui fondera tous les travaux futurs de Marx, jusqu'à sa manière d'aborder la politique. A Paris, comme auparavant en Allemagne, il fréquente la fine fleur de ce que l'on appellerait aujourd'hui l'extrême gauche. Le travail scientifique de Marx et son engagement personnel n'ont toujours fait qu'un. Mouvements ouvriers, socialistes utopiques, anarchistes, forment son quotidien. Il se saoule volontiers avec Bakounine et n'aime rien tant que ces salles obscures et enfumées où l'avant-garde ouvrière prépare le Grand Soir. Il n'a pourtant que mépris pour le romantisme révolutionnaire qui anime ces groupuscules. A Proudhon, qui vient d'écrire « La Philosophie de la misère », Marx répond, en juin 1947, par un cinglant « Misère de la philosophie » où il moque la naïveté du propos. Car son communisme à lui n'est nullement affaire de sentiment. Seule compte pour Marx une approche scientifique de l'histoire. « Il estimait que tout esprit impartial que n'influençaient pas des intérêts privés ou que n'aveuglaient pas des préjugés de classe devait nécessairement arriver aux mêmes conclusions que lui », écrit le socialiste Paul Lafargue, qui fut son gendre. L'échec de la révolution de 1848 en France le confirme dans ses intuitions. Aucune insurrection n'est possible sans avoir au préalable construit un rapport de force favorable. Il en est convaincu : pour s'imposer, le prolétariat doit dans un premier temps s'arrimer à une révolution bourgeoise.

Les années noires

Pour l'heure, cet épisode n'est pas sans conséquence sur la vie de Marx. Contraint de s'exiler à Londres, privé de ressources, il s'installe avec sa famille dans un deux-pièces près de Soho Square. Ce sont les années noires. Trois enfants meurent sous le coup des privations. Marx est brisé. Deux personnages l'aideront à traverser cette période dramatique. Sa femme, d'abord, Jenny von Westphalen, baronne de son état. Elle est belle, cultivée, sensible, courtisée par tous les jeunes héritiers de la haute société prussienne. Mais c'est Marx qu'elle a choisi, son ami d'enfance, son « sanglier noir ». Rien ne séparera ce couple fusionnel. Ni les drames, ni la pauvreté, ni la liaison que, selon plusieurs sources, Marx entretient un temps avec Hélène Demuth, la gouvernante, entrée très jeune au service de son épouse, qui suivra les Marx jusqu'au bout de l'exil et dont le philosophe, dit-on, eut un enfant. Lorsqu'il ne travaille pas jusqu'à une heure avancée de la nuit au milieu d'un capharnaüm de livres et de papiers, lorsqu'il n'arpente pas son bureau de long en large, creusant à force d'usure un chemin sur son tapis, lorsqu'il ne s'accorde pas quelques moments de « détente » en lisant une vie de Spartacus en grec dans le texte, Marx est un père aimant et tendre. Bien après sa mort, l'une de ses filles révélera un jeu de questions-réponses auquel il s'était livré pour faire plaisir à ses enfants. Une forme d'autoportrait rarissime chez cet homme pudique, direct, peu porté sur l'introspection. A la question : « votre idée du bonheur », Marx a répondu « lutter ». Quant à son « idée du malheur », il la résume en deux mots : « se soumettre ». L'autre personnage qui l'accompagnera toute sa vie d'homme, c'est Friedrich Engels, l'alter ego, le frère d'armes, rencontré en août 1844. C'est lui, l'héritier de l'entreprise de textile familiale de Manchester, qui le soutiendra financièrement dans les années de misère. Lui avec qui Marx écrira le « Manifeste du parti communiste » en 1848. Lui, surtout, qui l'aidera à accoucher du fameux « Capital » qu'il lui faudra vingt ans pour écrire. Vingt années d'un travail harassant, minutieux, précis jusqu'à l'obsession. Acharné à démonter les rouages les plus intimes du capitalisme, à en percer les faiblesses, Karl Marx va plonger au plus profond des documentations les plus improbables. Pour écrire les 10 pages du « Capital » consacrées à la législation sur la protection du travail en Angleterre, il compulse l'intégralité des rapports produits par les inspecteurs des fabriques. Epuisé par des céphalées chroniques, accaparé par ses activités de dirigeant de la Première Internationale, inhibé par l'angoisse d'écrire une phrase ou un paragraphe qui ne soit pas scientifiquement juste, Marx, malgré l'insistance amicale d'Engels, ne parvient pas à « lâcher » ses manuscrits. Le livre I est publié en 1867. Les livres II et III en 1885 et 1894, après sa mort. Rien de mieux n'a jamais été écrit depuis sur la formation du profit, la valeur d'usage et d'échange, la journée de travail… L'écriture est laborieuse, rébarbative. Mais Marx est devenu une star. Au Highgate Cemetery de Londres, il ne se passe plus un jour sans que des anonymes fleurissent sa tombe.

Daniel Fortin

 

 
Ses dates

1818 

Le 5 mai, naissance de Karl Marx à Trèves, deuxième d'une fratrie de huit enfants.

1841

Thèse de doctorat de philosophie sur la « Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure ».

1848

Avec Friedrich Engels, Marx publie le « Manifeste du Parti communiste ».

1862

Marx entame la rédaction du « Capital », qu'il mettra près de vingt ans à achever.

1883

Le 14 mars, Karl Marx, usé par la maladie et brisé par la mort de sa femme, s'éteint à Londres.

1) Cité dans l'« Introduction à Marx » de Pascal Combemale, excellente analyse de la vie et de l'oeuvre de Marx, aux éditions La Découverte, collection « Repères 

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