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Catégories : Voyage

La terre pachtoune entre guerre et paix

  • Par Cyril Drouhet
  • Mis à jourle 06/09/2013 à 17:52
  • Publiéle 06/09/2013 à 17:11

REPORTAGE - Nos reporters ont pu pénétrer au Pakistan dans les «zones tribales» frontalières de l'Afghanistan. Un monde interdit aux étrangers, régi par des coutumes ancestrales et considéré comme un repaire des talibans.

«Nous ne considérons pas les filles comme nos enfants car elles sont la propriété de leur mari.» Alors que Sirkai Khan conte l'histoire et les traditions millénaires de son peuple à ses enfants réunis autour de lui, le soleil se couche à l'horizon, s'évanouissant derrière les légendaires ruines de Takht-i-Sulaiman. Cette antique ville a été érigée par les Sassanides à 3 383 mètres d'altitude, dans une chaîne de montagnes parcourant l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan, une des zones les plus fermées du monde. Dans ce décor presque mystique, le maître conteur ponctue sa narration de gorgées de thé avalées bruyamment. Son regard est perçant, empli de fierté.

Sa tribu, communément appelée Powindah ou Kuchi, a voyagé comme tant d'autres entre l'Afghanistan et le sous-continent indien depuis des temps immémoriaux. L'hiver, les Pachtounes et leurs troupeaux quittent les vallées. Ils débutent une migration annuelle pour s'installer jusqu'à l'été dans les plaines du Pakistan. Une pratique séculaire, enrayée par le conflit afghan qui asphyxie le pays depuis 2001. Sans compter que, depuis douze ans, la situation de ces populations nomades s'est aggravée. La forte présence des talibans et leur puissante influence sur la région compliquent toujours un peu plus leur quotidien. Le passage des frontières, par exemple, est devenu plus difficile et coûteux que jamais. «Maintenant, on doit soudoyer les autorités officielles des deux côtés, explique Sirkai Khan. Et, à chaque passage, ça nous coûte une partie de notre bétail.» Un sentiment également partagé par Malik Yusuf Khan, ancien d'une tribu pachtoune. «Si je vais voir les militaires trop souvent, les talibans penseront que je suis un espion… Et, si je ne vais pas voir assez fréquemment les autorités officielles, on me considérera comme un sympathisant des talibans…» Depuis le milieu des années 2000, cette frontière entre le Pakistan et l'Afghanistan est paralysée par de violents conflits entre l'armée pakistanaise et des groupes islamistes insurgés. Mais l'histoire nous apprend que, au cours des siècles, cette zone a toujours été hostile, échappant à tout contrôle. Les Pachtounes, ce peuple fier, clament à juste titre n'avoir jamais été soumis par aucun envahisseur.

Ici, la loi pakistanaise n'a pas prise. On ne respecte que l'ancien code tribal

Même à son apogée au cours des règnes de Darius et Cyrus, l'empire perse n'a jamais réussi à établir un réel contrôle sur la région. Alexandre, plutôt que de forcer le passage à travers la passe de Khaybar et ses terres hostiles, a préféré emprunter la route du nord passant par l'Hindou Kouch pour pénétrer sur le continent indien. Les hordes mongoles de Gengis Khan ont connu la défaite lors de la bataille de Parwan (dans l'actuel Afghanistan), lorsque les tribus pachtounes se sont ralliées à l'armée de Jala al-Din. L'Empire britannique, sur lequel «le soleil ne se couchait jamais», et l'armée Rouge soviétique, à l'époque réputée invincible, se sont tous deux fatalement heurtés à ces adversaires inflexibles. Et, alors que les forces de l'Otan et des Etats-Unis prévoient un retrait des troupes d'Afghanistan pour 2014, ils laisseront derrière eux un pays instable, au bord de la guerre civile, rejoignant la longue liste des invasions ratées de cette terre insoumise. On la surnomme d'ailleurs le «cimetière des empires».

Une petite fille de la tribu des nomades chante et danse.

Une petite fille de la tribu des nomades chante et danse. Crédits photo : © Sarah Caron

La région séduit instantanément tous ceux qui entrent en contact avec elle, autant par l'éclat de ses paysages montagneux que par l'authenticité de son peuple, vivant encore dans le plus grand respect de l'ancien code tribal connu sous le nom de Pachtounwali. Tous ici lui vouent le plus grand respect et le placent au-dessus de toute autre loi organique. Les principes de melmastiya (hospitalité), badal (vengeance), nanewatey (indulgence), turah (courage) et nang (honneur) demeurent les piliers fondamentaux de tout un peuple.

Les tribus pachtounes sont tellement entourées de mythes et de légendes que le débat sur leurs véritables origines est encore vif entre les historiens et les anthropologues. Certains assurent qu'ils descendent directement des Aryens et des envahisseurs grecs ; d'autres prétendent qu'ils sont la descendance d'Afghana, le petit-fils du roi Saül, et donc de l'une des dix tribus perdues d'Israël. Lorsque Nabuchodonosor, le roi de Babylone, envahit Jérusalem en 587 avant Jésus-Christ, bon nombre de tribus juives furent déplacées. Contrairement à ces dernières, les enfants d'Afghana préférèrent fuir à l'est, dans les montagnes, choisissant une vie d'errance plutôt que l'écrasante tyrannie d'un règne despotique. Les premiers contes pachtouns indiquent que ce même peuple s'est converti à l'islam du temps du prophète Mahomet, lorsque leur chef Kish s'était rendu à Médine pour le rencontrer. Le nom hébreu de Kish, également le nom du père du roi Saül, fut alors changé par Mahomet en Malik Abdur Rashid, que tous les Pachtouns considèrent comme leur ancêtre, l'appelant Qais Baba (littéralement «père»).

Le fanatisme religieux se répand, et les talibans font régner la peur

Ces tribus pachtounes qui vivent du côté pakistanais de la ligne Durand (la frontière artificielle entre l'ancien Raj britannique et l'Afghanistan) ont joué un rôle dans tous les conflits afghans. Et, si les invasions étrangères renforcent les alliances entre les différents clans, c'est surtout la religion qui assure le ralliement en temps de guerre. Le mouvement taliban actuel utilise ces mêmes alliances pour parvenir à ses fins. Une grande majorité des forces combattantes talibanes, de même que leur arrière-garde logistique, proviennent de ces tribus. Et leur influence dans cette société augmente au fur et à mesure que le mode de vie traditionnel pachtoun est menacé de disparition. Reste que les zones tribales pakistanaises sont devenues le théâtre de sanglants assassinats. Des centaines d'aînés de tribus pachtounes ont été tués par les talibans. Ils se débarrassent par ce moyen des voix dissidentes, prétendant éliminer des espions à la solde de l'Ouest. De nombreuses tribus pachtounes sont ainsi laissées pour compte, sans aucun leader pour les diriger. Et les drones américains n'ont fait qu'amplifier la paranoïa ambiante. Mais cette violence omniprésente n'est pas récente. Elle est le fruit d'une incapacité du gouvernement à gérer correctement les principaux problèmes qui gangrènent la région depuis des décennies. Les lois édictées par les Britanniques il y a plus d'un siècle et la tristement célèbre Frontier Crimes Regulation (FCR) que les habitants surnomment les black laws (lois noires) sont toujours en usage. Quant aux idéologies religieuses extrémistes, elles continuent de se répandre dans les madrasas (établissements islamiques d'enseignement sunnite), financées pour la plupart par les Etats du Proche-Orient. Un phénomène qui donne naissance à une génération de fanatiques enclins à tout détruire, y compris leur propre culture.

Alors que Sirkai Khan poursuit son récit, de la fumée s'élève d'une tente voisine. C'est le signal du repas. Immédiatement, les enfants se hâtent dans cette direction, de l'autre côté du campement, là où vivent les femmes. Conformément à la tradition pachtoune, les nomades ont maintenu la hujra (la partie réservée aux invités masculins), strictement séparée du quartier des femmes.

Des femmes pour qui le quotidien s'égrène au fil de pénibles et fastidieuses obligations. Elles ont en charge toutes les corvées, de l'installation du campement à son démantèlement, sans oublier l'entretien du bétail. «En période de migration, nos filles sont en état de se déplacer avec nous quelques heures seulement après l'accouchement.» Gulab Bibi, la femme de Sirkai Khan, raconte qu'elle a elle-même eu six enfants dans ces conditions. Sans la moindre indignation ou plainte, elle évoque les difficultés de sa vie de femme comme de simples faits irréfragables. Dès leur plus jeune âge, les femmes pachtounes se voient inculquer une éducation très stricte qui a pour but de leur transmettre une unique volonté: servir leur famille.

Les massacres perpétrés par les talibans ont causé des milliers de victimes, dont une bonne partie de civils. Si le concept de ségrégation entre les hommes et les femmes a toujours existé dans la société pachtoune, ce n'était pas sans une notion de respect ni sans une certaine cohabitation. Violentées, maltraitées, les femmes vivent désormais recluses dans leur foyer, subissant en silence d'horribles sévices. Dans le même temps, les talibans s'emploient à détruire les écoles de filles pour assurer l'éradication complète de leur éducation. Quant aux femmes travaillant comme infirmières ou institutrices, elles se sont vu interdire le droit d'exercer leur métier. En sortant seule, une femme prend d'énormes risques. Elle s'expose à de graves punitions physiques. Et, s'il y a le moindre doute sur sa fidélité envers son mari, elle peut être condamnée à mort. Ses bourreaux, eux, seront traités en véritables héros.

Les opérations répétées de l'armée pakistanaise dans ces zones tribales ont expulsé des milliers de familles de leur foyer: des peuples entiers parqués dans des camps de réfugiés spécialement créés pour les tribus déplacées à l'intérieur de leur propre pays, où les conditions de vie sont misérables et les aides financières et matérielles confisquées par des autorités corrompues.

Maltraitées et en péril, les tribus pachtounes ont pourtant un rôle important à jouer dans l'avenir de cette région, et même au-delà. Mais, pour cela, elles ont besoin que l'on comprenne leur situation et leur état d'esprit. Le célèbre poète nationaliste Ghani Khan a résumé ce paradoxe pachtoun dans un de ses livres: «Un Pachtoun tuera l'amant de sa fille mais chantera les louanges de l'amour. Il aime se battre mais déteste être un soldat. Il adore la musique mais méprise le musicien… C'est un voisin qui peut devenir un précieux ami aussi bien qu'un ennemi mortel. Il ne connaît pas de juste milieu ; c'est à la fois sa plus grande qualité et son plus grand défaut.»

Le photojournalisme à l'honneur

Le reportage de Sarah Caron a remporté le prix Canon de la femme photojournaliste, décerné par l'AFJ, et soutenu par Le Figaro Magazine. Son travail est présenté dans son intégralité au Festival Visa pour l'Image, à Perpignan. Une manifestation fêtant son 25e anniversaire et qui présente cette année plus d'une vingtaine d'expositions de photographes tels qu'Eric Bouvet, Pascal Maitre ou encore Don McCullin. Visa pour l'Image, Perpignan, jusqu'au 15 septembre (www.visapourlimage.com).

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