Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Vivant, le monument
Michel Piccoli : vivant, le monument
A 87 ans, l’acteur mythique célébré à la Cinémathèque, ne renonce ni à l’engagement ni au renouvellement.
Photo Audoin Desforges
En septembre 2011, dans la critique (élogieuse) que Libé consacrait à Habemus Papam de Nanni Moretti, le lecteur était interpellé : «Vous connaissez l’expression "monstre sacré" ? Elle se joue là, devant vous.» Michel Piccoli évidemment, qui, le jour de la rencontre, est là, devant nous, pour de vrai, dans le hall vide de la Cinémathèque française, où un hommage d’un mois (projections, conférences) lui est rendu. Moins fatigué par l’âge que ce que ses dernières apparitions avaient pu laisser supposer, il commente quelques affiches de films, s’amuse d’un panneau «Salle d’exploitation» : «Exploitation, quel drôle de mot !» Dans un espace impersonnel, il assied sur une chaise de bureau sa taille haute, voûtée par ses 87 ans, mais porteuse d’une flamboyance passée. La voix est sereine, oscille entre drôlerie et gravité. Il réfléchit longtemps avant chaque réponse, par goût de la précision, par peur d’être incorrect. L’exercice de l’interview ne plaît guère à celui pour qui la notoriété n’a «jamais, au grand jamais» été un quelconque moteur, mais il s’y colle. Il explique : «Je trouve cela immodeste de parler de soi. Mais je dis rarement non, parce que c’est tellement culotté que quelqu’un vous demande de parler de votre vie, que, cela devient très prétentieux de refuser.» Un joli tour de passe-passe mental dont il usera tout du long avec brillance. Au sujet de cet hommage que lui fait la Cinémathèque française : «Je n’aime pas les décorations. Alors, je me suis senti obligé de dire non. Et puis, je me suis dit que ça paraîtrait présomptueux de refuser.»
Piccoli est un corps majestueux, brun, d’une présence étrange dans sa normalité (ou l’inverse), qui a servi de matière filmique à Renoir, Godard, Buñuel, Ferreri, Rivette, Sautet, Brisseau, Vecchiali, Bonello, Carax… Sans aucun équivalent contemporain, il s’est construit une carrière féline, bondissant sur tous les toits de la cinéphilie, s’ingéniant à ne jamais retomber au même endroit, à se réinventer, à tourner sans cesse. «Je n’ai qu’une envie : ne jamais être bloqué dans mon métier d’acteur. Il faut toujours trouver des innovations, savoir qu’il faut tout changer, remettre en péril les choses au moment où elles sont devenues admirables.» Il évoque l’idée de «voyage» et explique : «Je parle d’un voyage interne, entre différentes visions du monde.» Il a ce mot magnifique : «Les réalisateurs me délèguent leurs secrets.» Il s’emballe dans un enthousiasme concentré : «Un acteur et un cinéaste sont deux personnes qui se guettent en permanence. Je travaille avec un réalisateur pour comprendre pourquoi il m’a choisi, jusqu’où il m’autorise à aller dans son extrême secret.» Il fait un beau lapsus, remplace «réalisateur» par «sénateur», conférant à la profession l’aura de la légitimité et du pouvoir. «Je connaissais les secrets de tous les sénateurs avec qui j’ai travaillé, je les questionnais, les contournais, et je n’en loupais pas une», confie celui à qui les maîtres de l’image, Godard, Ruiz ou de Oliveira ont confié, justement, leur rôle et donc leur image.
Ses secrets, il se garde bien de les dire. «Si je suis pudique ? Oui, oui et oui.» Tout juste évoque-t-il son enfance dans le XIIIe arrondissement, dans une famille bourgeoise, sa découverte du théâtre au pensionnat, ses débuts au cours Simon, ses premiers rôles au cinéma au tournant des années 40 et 50. Rien de sa vie familiale, des femmes qu’il a aimées (Eléonore Hirt, Juliette Gréco ou son épouse actuelle, la scénariste Ludivine Clerc), de ses enfants. Il décrit son propre quotidien comme «très calme», vit dans le quartier de Bastille à Paris. Il évoque un drame familial, un frère mort avant sa naissance, événement qui fonde son athéisme : «Il est incompréhensible que des enfants se voient refuser le droit de vivre et continuer à être invivables.» Sur les drames de son temps, il se voit «arriver dans une époque qui le bouleverse d’une manière inédite par rapport aux autres époques». Indéfectible opposant à l’extrême droite, longtemps compagnon de route du communisme, aujourd’hui ami du Parti socialiste, il a soutenu François Hollande, à qui il «porte une très grande attention». Il s’interroge : «Il a réussi à devenir chef "à la limite". N’est-ce pas encore plus admirable ?» Il donne sa définition de la gauche : «Etre en permanence vigilant sur la place que l’on occupe dans le monde.» L’engagement est né d’une adolescence des années 40 et du souvenir des vociférations hitlériennes à la radio. «J’ai grandi dans une époque extravagante, monstrueuse, qui me fascinait et m’inquiétait. Vivre sans politique, c’est paresseux.»
Il y a un mystère Piccoli, qui dépasse la pudeur personnelle de l’homme. Sa place singulière dans le cinéma européen, sa virilité qui a toujours esquivé le machisme, l’impression de l’avoir toujours connu adulte - vu d’aujourd’hui, il connaît son premier rôle grand public avec le Mépris à 38 ans - font que l’homme intrigue. Pour le spectateur actuel, il est l’homme d’un cinéma aujourd’hui disparu. Il ne s’en émeut pas, si ce n’est (logiquement) sous l’angle personnel : «Hélas, étant donné mon âge, la plupart des gens qui formaient ma famille de cinéma sont aujourd’hui disparus.»
Cet homme de 87 ans ne fascine pas seulement par sa présence physique, ni par son allure glorieuse, ni même par le plaisir pris par le journaliste à interviewer une «légende». Si Piccoli impressionne, c’est qu’il a su opérer un glissement quasi sémantique. L’acteur est devenu auteur. De certains films qu’il a réalisés certes, mais surtout d’un corpus général de rôles, d’une image dont il a lui-même dessiné, peint, les traits. Quand tant de ses collègues s’engluaient dans la vanité d’être de beaux objets, lui travaillait à devenir sujet. Il s’en explique, qualifie un plateau de cinéma de «lieu où se rejoignent des créateurs - scénariste, machiniste, monteur, scripte ou comédien - où tous doivent produire quelque chose».
Sa mémoire bute. Il cherche les noms propres, s’attarde sur quelques mots, dont celui, charmant, de «difficultueux» qu’il répète souvent. Mais il suffit de quelques secondes, d’un plissement des yeux, d’une envolée vocale pour que Piccoli redevienne Piccoli, vieux sage et vagabond. Et que la drôlerie l’emporte sur l’âge, sur ces années qui commencent «àtracasser et à taquiner». Il règle le problème en évoquant Manoel de Oliveira, 104 ans : «Pourquoi ne pas faire comme lui et continuer encore des années ?»
Il ne veut pas démissionner. Du cinéma, pourquoi pas ? Mais de la vie, non. L’abandon, voilà le thème de Habemus Papam dont on lui demande, pour l’anecdote, s’il a été amusé par les similitudes entre le film et la démission de Benoît XVI. Il répond : «Que l’on demande à ce cinéaste admirable qu’est Moretti de devenir pape. Et que le vrai pape fasse du cinéma, qu’il nous explique enfin comment être heureux.» Un tour de passe-passe, encore un.
Michel Piccoli en 5 dates
27 décembre 1925 Naissance à Paris.
1944 Devient acteur.
1963 Le Mépris.
De 1950 aux années 2000 Il tourne dans plus de 200 films.
Jusqu’au 4 octobre Hommage à la Cinémathèque française.
Photo Audoin Desforges