Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Un Bourguignon au pays des merveilles
L’Italie comme terre de civilisation a toujours fasciné les Français, qu’ils aillent y chercher les antiquités de Rome, les merveilles de la Renaissance ou les délices du XVIIIe siècle. Charles de Brosses, jeune conseiller au parlement de Bourgogne, ne fait pas exception à la règle : comme tant de beaux esprits et de jeunes nobles de l’Ancien Régime, il sacrifie à l’usage du voyage en Italie afin de parfaire sa formation intellectuelle et artistique.
Charles de Brosses a trente ans quand il accoste en Italie en 1739 ; cultivé et libertin, c’est un jeune homme de son siècle. Il écrira plus tard des livres historiques et d’érudition de première importance et échouera au pied de l’Académie, étant poursuivi par les rancunes de Voltaire. Son voyage dure près d’un an : parti de Dijon, il descend la vallée du Rhône jusqu’en Avignon puis visite la Provence, compare Aix à la capitale bourguignonne et prend le bateau jusqu’à Gênes, «où l’on trouve du sorbet des dieux». Il remonte alors vers Milan où, écrit-il, «on ne peut faire un pas dans les places sans trouver en son chemin des courtiers de galanterie.[…] Nous n’avons pas jugé à propos de mettre à profit leur politesse que fort rarement, c’est-à-dire une demi-douzaine de fois chacun ou environ. Ce qui est bien peu pour d’aussi gros mangeurs», et pousse ensuite jusqu’aux îles Borromées. Puis, en passant par les villes de la Terre Ferme (Vérone, Padoue…) il se rend à Venise, «si singulière, par sa disposition, ses façons, ses manières de vivre à faire mourir de rire, la liberté qui y règne et la tranquillité qu’on y goûte». Il descend ensuite vers la Toscane en passant par Bologne : Florence, Pise, Sienne l’accueillent avant qu’il ne se rende à Rome («Vous êtes donc endiablés, tous tant que vous êtes, de vous obstiner ainsi à vouloir que je vous parle en détail de cette Rome, pour vous en dire mille choses communes que vous savez déjà et que personne n’ignore») où il passe l’hiver après une excursion en Campanie qui lui donne l’occasion de faire l’ascension du Vésuve et de visiter Herculanum, récemment découverte. Il entame alors avec le printemps le chemin du retour en passant par la côte Est puis par Milan et Turin avant de passer les Alpes.
Pourtant, contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre, ces lettres ne sont pas écrites au fil de la plume depuis Naples ou Venise. Elles ont certes été envoyées aux amis dijonnais du jeune conseiller mais, en rentrant, celui-ci a procédé à un travail de réécriture de sa correspondance : le siècle des Lumières est aussi celui du roman par lettres, des Liaisons dangereuses et de la Nouvelle Héloïse. Le texte a donc été retravaillé, réorganisé, les lettres trop longues, coupées pour en former plusieurs : le livre n’est pas la juxtaposition d’impressions de voyages mais le fruit d’un travail d’écrivain ; sa composition, son rythme sont étudiés.
En effet, à partir des cinq lettres en forme de journal du manuscrit de base, de Brosses tire les 28 premières lettres du recueil quelques années après son retour. Il demande les lettres envoyées à leur destinataire et en fait le matériau de son livre en coupant, ajoutant du texte à partir de notes prises sur le vif, supprimant des épisodes, s’aidant de livres d’autres voyageurs, fouillant dans sa mémoire.
L’intérêt pour le lecteur est multiple : le livre s’adresse au public le plus large. Le curieux ou le touriste préparant un voyage en Italie le consultera avec intérêt pour lire ses descriptions de villes et de monuments qui ont connu depuis les vicissitudes du temps. L’amateur de littérature du XVIIIe s’enthousiasmera pour l’esprit, l’humour et parfois le cynisme du jeune homme observateur et ironique. Mais ces Lettres sont également une source importante pour l’historien. Le Président rencontre les notables de chaque ville, il nous fournit des détails inédits sur la vie quotidienne de ces personnes aussi bien que du peuple. Les mœurs, l’habillement, la richesse, la cuisine et les vins, diverses anecdotes, rien ne lui échappe. Il décrit par exemple en détail le conclave qui a lieu à la mort de Clément XII, analysant la personnalité, les ambitions et les chances de chaque cardinal. Les femmes ne sont pas son dernier souci et les habitudes relâchées des nobles vénitiennes ne sont pas pour lui déplaire. Au passage, c’est aussi la vie des jeunes conseillers des parlements provinciaux chez qui les Lumières se développent qui est éclairée : les lettres ne manquent pas de nous parler de ses amis restés à Dijon qui attendent avec impatience les lettres venues d’Outre-mont. Mais c’est surtout l’historien de l’art qui y trouvera son bonheur : en bon érudit, de Brosses décrit précisément les monuments remarquables de chaque ville, dresse des listes de tableaux par lieu de conservation, court les bibliothèques pour voir tel manuscrit exceptionnel. C’est un véritable état des lieux de la richesse artistique de l’Italie en 1740 qui s’offre à nous.
L’intérêt de ces Lettres est bien mis en valeur par cette édition. La présentation, œuvre de Frédéric d’Agay, qui a lui-même établi le texte, est particulièrement bien faite. Elle permet au lecteur d’avoir des notions suffisantes de la complexe histoire des principautés italiennes au XVIIIe siècle pour suivre le récit, elle permet de comprendre la genèse du texte et sa progressive appréhension par les historiens de la littérature. Une courte biographie du Président accompagnée d’une chronologie éclaircit sa personnalité.
On peut de plus suivre l’avancée de de Brosses à travers les petites villes de la péninsule grâce à une carte précise et utile. Enfin on trouve dans le deuxième tome deux index. Le premier, qui sera apprécié des historiens de l’art, recense les peintres, sculpteurs et architectes cités : de Brosses a vu bien des œuvres d’art aujourd’hui déplacées ou disparues, il donne des avis souvent intéressants et en tout cas révélateurs d’une époque et du goût d’un homme et d’une classe : le palais des papes d’Avignon ou celui des doges à Venise, gothiques, sont décidément «du plus méchant goût» tandis que Raphaël et Titien font ses délices. Le second index est plus général et comporte les noms de personnes et de lieux.
On peut seulement reprocher – reproche à faire à la collection tout entière – que les notes soient renvoyées en fin de volume, obligeant le lecteur à un incessant va-et-vient. En revanche, l’illustration de couverture a été bien choisie. De Brosses a la minutie, la précision mais aussi l’esprit et le brillant de Canaletto ; les lettres grouillent de toute cette population diverse et bigarrée que l’on retrouve dans Le Cortège du doge sur le Campo San Rocco du peintre vénitien. Notons enfin que la parution en livre de poche à un prix qui n’est point excessif rend le livre accessible à tous.
Compagnes indispensables de toute personne visitant l’Italie, ces lettres élégantes et pleines d’un esprit et d’un style qui n’appartiennent qu’au XVIIIe siècle sont également une source de première importance pour l’historien et l’historien de l’art. Si leur auteur faisait les joies d’un Stendhal qui les cite dans tous ses livres sur la péninsule, on ne peut qu’espérer avec Henri de Régnier que «ces charmantes, ces piquantes, ces pittoresques, ces spirituelles Lettres d’Italie» soient toujours en faveur.
Rémi Mathis
( Mis en ligne le 01/03/2005 )