Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Appréhender, partager et concevoir le paysage en pratique à partir de dispositifs filmiques
Vers une conception métabolique du paysage
1« La vue est-elle souveraine dans l’esthétique paysagère ? ». Cette interrogation soulevée par Jean-François Augoyard (Augoyard 1991 : 334) se prolonge d’une double invitation : d’une part, remettre en cause le statut du paysage moderne et, d’autre part, réinventer le paysage en réhabilitant sa dimension pathique et métabolique. Laissant de coté les trois critères relevés comme constitutifs de la conception moderne du paysage (la distanciation, la représentation spatialisante et l’artialisation), certains théoriciens se sont attelés à réhabiliter le sujet percevant au cœur du paysage et à porter leur attention sur la capacité perceptive et active de ce sujet dans la réinvention du paysage. C’est notamment ce que préconise implicitement Alain Corbin dans son ouvrage L’homme dans le paysage (Corbin et Lebrun 2001).
2Si l’on a longtemps centré la définition du paysage sur la question de ses représentations, on a dans le même temps souvent négligé l’importance de l’expérience corporelle. Or, c’est par l’expérience corporelle que l’individu perçoit et participe à la ré-invention du paysage. C’est pourquoi un retour à la première étymologie du terme landscape semble nécessaire. Tim Ingold a récemment signalé qu’un amalgame concernant le suffixe du terme avait eu lieu au cours du XVIIe siècle. Avec l’emploi du mot landscape pour qualifier la peinture flamande de paysage, une confusion a vu le jour, privilégiant le scope d’origine grecque (skopein : regarder) au détriment du scape issu du vieil anglais (sceppan ou skyppan : donner forme). Or, le mot landscape, apparu à l’époque médiévale, faisait alors référence à la mise en forme de la terre par la communauté agraire. Selon Ingold, pour qui ce glissement inopportun a entraîné une confusion sans précédent dans l’emploi du terme landscape, le paysage n’est pas tant lié à l’art de la description picturale qu’à la mise en forme d’un espace par ses habitants (Ingold 2011).
3Le façonnement d’un espace par une communauté est une idée que nous retrouvons déjà dans les années 1980 chez John Brinckerhoff Jackson. Ce dernier considérait le paysage comme résultant d’une organisation et d’une structuration d’espaces à la surface de la terre par les hommes. Dans son premier livre traduit en France, il précisait : « Aucun groupe ne décide de créer un paysage, c’est entendu. Ce qu’il se propose, c’est la création d’une communauté, et le paysage, en tant qu’il en est la manifestation visible, n’est que le sous-produit de ceux qui y travaillent et y vivent, parfois se rassemblant, parfois restant isolés, mais toujours dans la reconnaissance de leur dépendance mutuelle » (Jackson 2003 : 63). Le paysage serait alors la surface sensible dans laquelle s’inscrit la construction d’une chose commune, rendue visible spatialement et temporellement, et mise en forme collectivement par un ensemble d’activités humaines, individuelles et collectives.
4À la suite de Jackson considérant le paysage comme construction sociale, Ingold développe une réflexion sur la transformation permanente du paysage. Ingold formule l’hypothèse que le paysage est la forme incorporée de ce qu’il nomme taskscape. C’est à partir de cette notion qu’il pense la mise en forme du paysage par les pratiques humaines. Ainsi, les pratiques de chacun ne s’inscrivent pas sur le paysage mais donnent forme au paysage par un processus d’incorporation. Ingold renoue avec la double entrée du paysage abordée par Jackson : celle de la perception individuelle et celle de la création collective du paysage. D’une part, la pratique d’un individu oriente sa perception et la représentation qu’il a du lieu dans lequel il évolue. Cette pratique participe donc à la construction de son expérience du lieu. Mais, d’autre part, elle influence aussi l’expérience des autres personnes partageant le lieu. Les pratiques de chacun participent ainsi à la création de l’ambiance d’un lieu à un moment donné : « Un lieu doit son caractère aux expériences qu’il offre à ceux qui y passent du temps - les vues, sons et odeurs qui constituent ses ambiances spécifiques. Et celles-ci, à leur tour, dépendent des types d’activités dans lesquels ses habitants s’engagent » (Ingold 1993 : 155). Le taskscape est la co-configuration d’un lieu et de ses pratiques.
5En s’attachant à définir ce qu’est l’ambiance, Jean-Paul Thibaud relève aussi ce double caractère : l’ambiance d’un lieu est perçue par ses usagers et configurée pour partie par leurs pratiques. Ainsi :
L'ambiance relève à la fois de ce qui peut être perçu et de ce qui peut être produit. Mieux, elle tend à questionner une telle distinction dans la mesure où la perception est elle même action. De même que l'architecte ou le scénographe agence matériellement des formes sensibles, les usagers configurent par leurs actes le milieu dans lequel ils se trouvent (Thibaud 2003 : 40).
6Ce in process phénomène ordinaire de co-configuration étant sans cesse renouvelé, le paysage peut alors être considéré comme une construction toujours en cours, en transformation constante,.
7En s’attachant à ce caractère processuel, nous suggérons que l’ambiance d’un lieu et sa mise en forme par des pratiques se définissent donc dans la durée et par le mouvement. Cette conception métabolique et en mouvement du paysage nous invite à nous pencher sur la prise en compte des temporalités des lieux dans le cadre des projets architecturaux et urbains.
Le lieu en transformation pris en compte dans la durée
8Dans la conception architecturale et urbaine, les lieux de projet sont habituellement analysés à partir de facteurs spatiaux (dimension, forme, échelle, structure, tissu...) et de facteurs d’usages (programme, fonction, affordance, flux...) ; parfois seulement une analyse sensible est convoquée. Lorsque la dimension temporelle est soulevée au moment de l’analyse, c’est souvent lors d’une comparaison avant projet/après projet, ou en considérant le site lors de différentes plages temporelles et états dans le temps (jour/nuit, semaine/week-end, saisons, périodes historiques).
9Mais si l’on suit l’idée d’un paysage sans cesse configuré par les pratiques, qu’en est-il de l’analyse des transformations ordinaires d’un lieu dans la durée ? Qu’en est-il des temporalités de l’objet étudié, de l’objet de projet ? Même si la dimension spatiale d’un lieu peut rester identique au cours d’une même journée, son ambiance évolue, colore l’espace et ses usages de différentes manières. Ainsi, comment saisir les multiples modulations d’un lieu en train de se transformer ?
10Attentifs aux infimes modulations de l’espace et des corps, François Laplantine convoque le choros et le kairos pour une compréhension fine de la transformation :
Choros désigne certes lui aussi l’espace, mais plus précisément l’intervalle supposant non seulement la mobilité spatiale mais la transformation dans le temps. [...] Chora est ce lieu en mouvement dans lequel s’élabore une forme de lien qui est un lien physique. Mais pour appréhender les infimes modulations du corps en train de se transformer, son aptitude à devenir autre que ce qu’il était et, plus précisément encore, à ressentir la présence en lui de tout ce qui vient des autres, il convient d’introduire une dernière notion : non seulement chora, mais kairos, qui est l’instant où je ne suis plus avec les autres dans une relation de simple coexistence mais où je commence à être troublé et transformé par eux (Laplantine 2005 : 42).
11Analyser un lieu en mouvement c’est considérer tout autant l’espace, les corps que le temps. Cela implique une pensée du mouvement que nous proposons d’approcher par le paysage en pratique.
12Une approche par le paysage en pratique semble être une manière de révéler – et ainsi de partager – la transformation quotidienne et ordinaire d’un lieu. Il s’agit pour cela d’être attentif aux relations entre l’espace et les corps (percevant et pratiquant) dans la durée.
13Pour Louis Marin, le lieu est avant tout la relation entre l’espace et le corps sensible :
Le lieu signifie la relation de l’espace à une fonction ou une qualification de l’être qui s’y indique et s’y expose, dans son absolue individualité ; autrement dit, la relation de l’espace à la seule épiphanie possible de l’être dans l’espace : le corps. Le lieu est un espace-corps, le retour de l’espace à sa pré-objectivité dans l’expérience sensible de l’éclosion de sa signifiance, son retour à son originarité (Marin 1994 : 132).
14Pour mieux comprendre le lieu dans lequel un projet urbain intervient, cette analyse par le paysage en pratique permettrait de comprendre, d’une part, la malléabilité de son ambiance dans la durée (les différents états des relations entre un espace et des corps dans le temps), et d’autre part, ce qui participe à la constitution du lieu. Car, partager le paysage, n’est-ce pas déjà se demander qui prend part à sa constitution ?
De la peinture au film
15Nous proposons de ne pas considérer un lieu à partir de ses états figés mais dans ses modulations et ses modifications d’intensité, à travers l’approche par le paysage en pratique. Pour cela, nous formulons l’hypothèse que le film (nous regroupons sous ce terme toutes les images audio-visuelles quelque soit leur genre) est à même d’enrichir le processus de connaissance d’un lieu en transformation.
16La peinture qui participe effectivement à la mise à distance du sujet percevant, engendre une perception visuelle sélective et propose une expérience esthétique, a été le mode de représentation privilégié du paysage moderne. Cependant, tout au long du XXe siècle, d’autres modes de représentation se sont progressivement emparés de la question du paysage.
17À la suite de la Mission photographique de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), qui convoque dans les années 1980 la notion de paysage et sa représentation photographique pour questionner l’évolution des territoires français, l’Observatoire photographique du paysage privilégie la reconduction photographique pour saisir l’évolution du paysage (Séquences paysages 1997). Ces deux projets ont pris pour parti de représenter par la photographie la dimension sensible d’un paysage ordinaire. Ainsi, le paysage que représentent les artistes travaillant pour l’Observatoire photographique du paysage est :
celui de notre environnement quotidien, aussi banal soit-il : les voies que l’on emprunte sans s’en apercevoir, les espaces que l’on ne regarde pas, tout ce qui constitue le cadre de la vie ordinaire. Ces artistes-photographes révèlent ce que l’on omet souvent de voir et qui, à y regarder de plus près, est la réalité d’aujourd’hui. Ils remettent en question l’idée de paysage qui, pour la majorité des Français, est lié à un idéal de beauté (Quesney et al. 1994 : 22).
18Cette évolution des modes de représentation témoigne d’une évolution du regard et de notre rapport au paysage et à la ville. Dans ce sens, Bernardo Secchi retrace l’évolution de la description de la ville, remarquant que ces descriptions tendent, à la fin du dernier siècle, à privilégier la dimension corporelle et l’expérience sensible de la ville :
La modernité avait exclu la présence du corps en ville ; voici que la phénoménologie contemporaine le remet au centre de cette expérience. Se rattacher de nouveau à l’expérience et au quotidien, veut dire, en littérature et dans les arts de fin de siècle, retrouver le sens ordinaire des choses, leurs caractères tactiles, olfactifs et sonores (Secchi 2011 : 117).
19C’est dans le prolongement de ces développements (du regard et des représentations) que le film est à même d’être questionné aujourd’hui. En réintégrant le mouvement au cœur de la notion de paysage, nous pensons qu’un mode de représentation dynamique tel que la représentation audiovisuelle pourrait, en premier lieu, accompagner la compréhension des transformations du paysage et, en second lieu, participer à son partage, à son projet.
20Avec le hors-champ, la représentation filmique intègre ce qui n’est pas (ou pas encore) dans le cadre :
de même qu’il n’y a pas de cadre sans initiative de cadrage, de décadrage, de recadrage, que l’on peut effectuer, depuis l’invention de la caméra mobile, au ras du sol, en bas, en haut, de haut en bas, de bas en haut, latéralement... il n’y a pas de plan sans hors-champ (Laplantine 2005 : 81).
21En définissant un cadre, le film définit de même un hors-champ visuel. Cependant, celui-ci peut être renseigné sur le plan sonore. Nous nous rappelons par exemple que c’est par le hors-champ sonore que Phillip, ingénieur du son équipé d’un micro, découvre la capitale portugaise dans Lisbon Story (Wenders 1994). En couplant le visuel et le sonore, en proposant un cadre qui peut être mobile, en s’établissant dans la durée, le film propose une représentation en mouvement ouverte sur un possible : celui du hors-champ. La possibilité du hors-champ filmique réside dans le fait qu’il peut à tout moment devenir plein cadre, ou s’exprimer d’un point de vue sonore. Dans ce sens, le film, par sa définition d’un hors-champ (mobile et sonore) comprend intrinsèquement une ouverture possible à la transformation, à l’autre, au changement et à la surprise.
22Ainsi, le film nous permet de ne pas accéder à la connaissance d’un lieu uniquement à travers ce qui apparaît dans le cadre, mais c’est dans la relation entre ce qu’il y a, ce qu’il n’y a pas et ce qui pourrait advenir que surgit une pensée de la transformation, dans la durée.
Des dispositifs filmiques comme gestes révélant le lieu en transformation
23Depuis plusieurs années déjà la question du film au service de l’analyse d’un site et du projet (architectural, urbain ou de paysage), est prise à bras le corps et travaillée dans différentes écoles et groupes de recherche. A titre d’exemple, nous pouvons citer les travaux d’Iréna Latek qui développe, avec ses étudiants de l’École d’architecture de l’Université de Montréal, des collages mouvants. Ces documents hybrides, composés d’images audiovisuelles, permettent à la fois de lire un site de projet et de l’interpréter, en venant soulever l’épaisseur temporelle et imaginaire du territoire filmé (Latek 2010). Nous pouvons de même évoquer les travaux de Christophe Girot au sein du Département d’Architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (MediaLab) dans lesquels les images audiovisuelles sont employées pour l’analyse et le projet de paysage. Le film est alors expérimenté au service de la perception et de la représentation de l’expérience esthétique du paysage (Girot et Wolf 2010).
24Dans le cadre d’une recherche en cours, nous questionnons la portée opératoire des dispositifs filmiques quant à la compréhension et le projet d’un lieu en transformation. Notre hypothèse est qu’à partir de différents dispositifs filmiques (mis en œuvre dans des contextes variés) nous pouvons dégager des clefs de lecture méthodologiques participant d’une approche par le paysage en pratique. Nous considérons un dispositif filmique comme représentant l’ensemble des postures adoptées au cours des trois temps de la pratique filmique, c’est-à-dire, au moment de la captation, du montage et de la restitution. Dans les deux premiers temps il s’agit de l’ensemble des positions et dispositions prises par le filmant, de son rapport au lieu et aux autres et de sa manière de s’inscrire ou non dans le rythme du lieu. Les dispositifs filmiques sont alors autant de gestes qui révèlent, chacun à leur manière, la transformation de l’ambiance, en donnant à percevoir les relations entre les dimensions spatiale, corporelle et temporelle d’un lieu. Concernant le dernier temps, celui de la restitution, il s’agit aussi de la disposition des spectateurs à recevoir le film, à être troublés par cette représentation d’un lieu qui, comme nous le verrons plus tard, est aussi une présentation.
25Un des premiers théoriciens du film, Siegfried Kracauer, s’est intéressé à des séquences, voire des micro-séquences de films. Selon lui, les séquences mettent en lumière le réel, l’évolution de la société et de la vie quotidienne, parfois mieux que le film dans son intégralité (Kracauer 2010). À la suite de Kracauer, nous avons décidé de sélectionner des films courts ou des extraits de films qui nous semblent témoigner de différents dispositifs filmiques à l’œuvre et permettent d’appréhender un panel de gestes filmiques qui constituent de grandes tendances de rapport au lieu. Ainsi, nous nous intéressons moins au déroulement d’une intrigue qu’à une manière d’approcher le réel. Cette posture est, dans les films que nous avons retenus, déjà lisible à l’échelle d’un plan ou d’une séquence.
26C’est donc à partir de ces sélections que notre travail interroge ce que le film révèle (ce qu’il nous donne à voir de l’existant) et ce que le film fait (dans une démarche de projet). L’enjeu est, in fine, d’alimenter les processus de connaissances en recherches urbaines et dans le cadre de projets d’espace.
27Afin d’illustrer cette approche nous allons nous intéresser ici à trois séquences de films relevant de la pratique artistique. Ces films, retenus pour les différents rapports au lieu ou postures qu’ils développent, ont tous trois pour objet un territoire spécifique ; nous pourrions dire que le paysage est le héros de chacun d’entre eux.
28Il s’agit d’abord de Taipei, courte vidéo réalisée par Dominique Gonzalez-Foerster en 2000 et publiée dans le DVD « Parc Central » (Gonzalez-Foerster 2006). Il s’agit ensuite de deux plans (le 10e et le 12e) extraits du film Lothringen ! de 1994 de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Straub et Huillet 2009). Et, finalement, de Park Film réalisé en 1972 par Chris Welsby (Welsby 2005).
29À partir de ces différents extraits de films, nous pouvons relever trois gestes filmiques permettant de révéler un lieu en transformation : la narration, la tension et la formalisation. Ces gestes entretiennent différents rapports à la dimension temporelle et mettent en forme le temps de diverses manières.
30Pour Taipei, il s’agit de la narration de l’expérience d’un lieu. À travers cette représentation audio-visuelle, Gonzalez-Foerster nous invite à partager sa visite d’un parc urbain dans la capitale de Taïwan (et, plus particulièrement, du théâtre extérieur présent au centre du parc Da-an Forest Park). Au cours de cette visite un orage tropical éclate. La réalisatrice nous ouvre sa pensée dans une narration présente uniquement en sous-titres (aucun commentaire oral n’est perceptible). En plaçant la narration en sous-titre, celle-ci ne vient pas altérer la dimension sonore de la scène filmée. La narration se situe autour de la situation (la visite) perturbée par un événement imprévu (l’orage tropical). Ainsi le présent de l’indicatif décrit principalement la pluie et est associé à l’attente. Elle écrit d’ailleurs : « Il pleut tellement fort, impossible de repartir pour l’instant » (Gonzalez-Foerster 2006, sous-titres). Et plus loin : « Il faut attendre, maintenant » (Gonzalez-Foerster 2006, sous-titres). La fin de l’orage entraîne la rupture de l’attente et autorise la projection dans un futur proche et un futur plus lointain :
On dirait que cela se calme, cela fait presque une heure. Je vais pouvoir repartir. Ramasser le plan mouillé. Passer encore deux jours à Taipei et puis aller à Hong Kong pour faire un autre film... (Gonzalez-Foerster 2006, sous-titres).
31Par la narration de sa propre expérience d’un lieu Dominique Gonzalez-Foerster met le spectateur en relation avec l’ambiance. Cette narration n’est pas une description exhaustive de ce qui l’entoure, le récit est d’ailleurs rythmé de nombreux temps faibles. La parole est donc souvent en suspens et le spectateur se trouve confronté uniquement aux images et aux sons de la pluie, tombant de plus en plus fort. Ces temps faibles provoquent chez le spectateur l’attente de la suite du récit, qui peut s’apparenter dans le film à l’attente de la fin de la pluie. Ainsi, c’est par le rythme de la narration que ce film propose en quelque sorte de partager l’expérience de la vidéaste.
32Le dispositif audio-visuel sous-titré est donc ici employé comme geste de narration, nous proposant un récit de l’expérience d’un lieu dans la durée. Les images et les sons, bien que montés, nous permettent de saisir le contexte de la situation pendant que les sous-titres ouvrent la voie à la subjectivité de la vidéaste.
33Le geste à l’œuvre dans les deux plans retenus du film Lothringen ! est celui d’une mise en tension du passé et du présent dans l’identité de la Lorraine. Ce film a été réalisé d’après un roman de Maurice Barrès (Barrès 1913). Certains passages de ce roman ont été adaptés et sont, selon les plans, cités par des acteurs ou exprimés par une voix off.
34Le premier plan retenu est composé d’un très lent panoramique latéral qui dévoile progressivement les arrières d’une petite ville et son inscription dans un territoire plus large. La caméra est placée au niveau du sol, au centre d’une voie de chemin de fer située à flan de coteau. Cette position légèrement surélevée permet de porter le regard sur l’ensemble d’une vallée dans laquelle une ville plus importante s’étale au loin. La confrontation de cette petite ville industrielle avec une ville moderne révélée par la suite dans le mouvement panoramique témoigne d’une première mise en tension entre les différentes strates historiques qui composent ce paysage. Au cours du plan aucune parole n’est prononcée. Bien que très peu d’activités humaines soient présentes à l’image, de nombreux sons-territoires (Chion 1990) composent l’enregistrement sonore : entre les chants d’oiseaux et le bruit du vent dans la végétation, nous discernons au loin des voix d’enfants et d’adultes, le bruit d’une tronçonneuse, d’un tracteur, d’un klaxon, le chant d’une poule, et le passage d’une voiture... La richesse de ces sons ambiants témoigne des pratiques ordinaires du lieu au moment du tournage.
35Le second plan retenu offre au spectateur la vue d’un champ en pente descendante, puis la lisière d’un bois. Plus loin, et plus bas, une grande ville prend forme lorsque la forêt s’arrête. On aperçoit une rivière et une route où passent de nombreux véhicules. Ensuite, la plaine, jusqu’à l’horizon où se confondent terre et ciel dans un dégradé de gris. Le plan étend longuement sa fixité, nous rappelant une peinture de paysage. La voix d’une femme récite (en son off) le monologue de Madame Baudoche, qui, dans le roman de Maurice Barrès, raconte l’exode des lorrains qu’elle a observé dans sa jeunesse depuis un belvédère. Le récit commence par cette instruction : « Regardez cette route en bas, la route de Metz à Nancy. Nous y avons vu, ton grand-père et moi, des choses à peine croyables » (Straub et Huillet 2009, voix off). Interpelés par ces premières paroles, nous regardons attentivement ce paysage dans lequel une légère brise fait délicatement vibrer la végétation. On s’imagine être à l’endroit même où s’est tenue cette dame. Et on rentre dans la durée du plan, en contemplant l’absence (ou la substitution) des charrues et voitures d’antan amassées sur la route principale.
36À partir de ces deux plans se dégage une tension entre une représentation du présent (le panoramique renseigné par les sons-territoire) et le récit romancé d’un passé (énoncé par le son off du plan fixe), laissant l’identité de la Lorraine se dessiner entre les deux.
37Avec Park Film, il s’agit de la formalisation du temps par le sujet filmé. Ce film, tourné à Londres dans Kensington Gardens, retrace trois jours de la vie quotidienne du parc. Le point de vue est fixe. Le cadre révèle un chemin piétonnier très fréquenté qui traverse l’image de droite à gauche. De part et d’autre du chemin, des surface planes gazonnées. Au premier plan de l’image (avant le chemin) se trouvent une poubelle et un jeune arbre. Au dernier plan de l’image (au-delà du chemin) est placé un banc derrière lequel s’étend une large pelouse puis de grands arbres. Le ciel occupe une place prépondérante dans l’image. De nombreuses personnes traversent le parc à pied, à vélo ou y séjournent un moment pour pique-niquer, prendre le soleil, s’adonner à des pratiques ludiques ou sportives. Pour réaliser ce film enregistré en time lapse, Chris Welsby s’est fixé une règle simple guidant la captation : un cliché est enregistré à chaque fois qu’une personne marchant sur le chemin central entre et sort du cadre de l’image. Le même point de vue et le même procédé d’enregistrement ont été conservés pendant trois jours consécutifs, Welsby filmant sans discontinuer de l’aube à la tombée de la nuit.
38Dans ce film le climat tient une place prépondérante dans l’image tout comme dans le dispositif de captation. Le ciel, la lumière et les couleurs transmettent explicitement la brume matinale, le soleil voilé ou franc, l’épaisseur des nuages ou la pluie. De même, la durée projetée des jours donne aussi des indications concernant le climat. Ainsi, le second jour étant pluvieux, un nombre inférieur de personnes a emprunté le chemin piétonnier et l’enregistrement en time lapse a donc été moins souvent déclenché. Dès lors, à la projection (en considérant une vitesse de défilement des images identique sur l’ensemble du film), la durée du second jour est inférieure à celle du premier jour ensoleillé et du dernier jour sans pluie. Si le dispositif révèle ainsi l’influence du climat sur les présences humaines, il traduit aussi certains rythmes urbains : la pause déjeuner, la sortie du travail, le temps des pratiques sportives, tout comme celui de la gestion du parc.
39Le dispositif présent dans ce film met en place un geste de formalisation. La forme du film et sa durée dépendent directement de son contenu. Elles dépendent du mouvement des corps qui traduit un paysage sensible, culturel et social. En plaçant en premier lieu le passage des piétons dans la définition de la forme du film ces derniers participent pleinement au processus de représentation.
40Ces trois films abordent l’espace, les corps et le temps de différentes façons.
41Concernant la dimension spatiale, ils nous proposent, chacun à leur manière, un regard sur des espaces que nous pouvons apparenter à des limites poreuses. Chez Gonzalez-Foerster, il s’agit en premier lieu d’une limite entre le parc et la scène de théâtre sous laquelle elle est venue s’abriter. Mais en questionnant la relation de son abri au parc qui l’entoure elle interroge aussi la place des lieux qu’elle visite dans son rapport au monde et au voyage. Pour Straub et Huillet, la limite visuelle est d’abord celle qui s’apparente à la lisière de la forêt, passage du rural à l’urbain. Cette transition du naturel au bâti se dédouble d’une réflexion sur l’ici et le là-bas, mêlant une échelle géographique à celle du local. Quant à Welsby, il interroge les contours d’un parc dans la ville. Quel degré de porosité ? Comment, à partir du parc, recueillir les rythmes de la ville ? Les corps en mouvement font lien entre le lieu filmé et le reste de la ville.
42Les corps, filmants et filmés, sont plus ou moins présents dans les trois films. Le corps filmant prend une place prépondérante dans « Taipei ». Il met en récit son expérience, donne à voir et à entendre ce qu’il a vécu, livre sa pensée en sous-titres. Si les corps filmants se font discrets chez Straub et Huillet, c’est qu’ils laissent la place (uniquement sonore dans les deux plans relevés) aux lorrains présents et passés. Pour « Park Film », corps filmés et corps filmant sont actifs dans le processus de représentation : c’est par le mouvement des premiers que le second déclenche l’enregistrement.
43Concernant la dimension temporelle, c’est par la narration que Gonzalez-Foerster témoigne du temps vécu d’une expérience, alors que le récit cité dans Lothringen ! participe à la confrontation de différents temps perçus. Tandis que dans Park film, le temps semble orienté par les pratiques en résonances avec leur environnement.
Appréhender les temporalités
44Considérant la multiplicité du temps, Vincent Battesti qualifie la temporalité de « temps perçu, conçu, vécu et pratiqué » (Battesti 2000 : 419). Ceci nous invite à penser la temporalité comme une construction subjective, orientée par la perception et la pratique d’un lieu. Qu’il s’agisse de temps vécu, de temps perçu ou de temps pratiqué, les temporalités appréhendées dans ces différents films (et extraits) s’établissent dans un entre-deux et non à partir d’états temporels figés. Il s’agit de considérer le temps en mouvement et non à partir de moments extraits d’un défilement linéaire. Par exemple, dans Taipei, il ne s’agit pas de faire un état du lieu avant, pendant ou après l’orage, mais dans la durée de l’expérience, dans ses modulations : le ciel se couvrant, la pluie tombant un peu, puis de plus en plus, le dialogue des éclairs et des bourrasques, le rallentando et le decrescendo de la pluie, la progressive dispersion des personnes abritées jusqu’au départ des lieux.
45Cet espace de l’entre-deux (qu’est la temporalité) abrite la durée dans laquelle la transformation ordinaire du lieu est palpable, dans laquelle le paysage est en mouvement. C’est par leur capacité de révélation de ces temporalités que les dispositifs filmiques nous renseignent sur les qualités d’un lieu en transformation ; qualités à partir desquelles nous pensons que les projets d’espace devraient déployer la conception.
L’expérience d’audio-vision comme support de débat pour la conception
46Si le film, par sa constitution, participe à alimenter la connaissance des transformations ordinaires d’un lieu, il nous semble d’autre part que l’expérience collective de restitution des films pourrait participer au processus de projet.
47Bien que le film ne puisse jamais reconstituer la pleine expérience vécue d’un lieu, le temps de la projection est une expérience complexe vécue collectivement (dans certains cas) par les spectateurs. Or, si l’on considère l’expérience d’audio-vision d’un film, nous pouvons penser que le film n’est pas une simple représentation, mais tout autant une présentation. Lors de la projection, le film produit un trouble lié aux sensations procurées par ce que Michel Chion appelle l’expérience d’audio-vision (Chion 1990). Pierre-Damien Huyghe qualifie ce trouble, advenant lors d’une expérience de cinéma, d’aperception. Je m’aperçois d’une chose que je ne perçois pas encore. Né de la réception du film, ce trouble provient d’un « écart entre la capacité de compréhension où je me trouve comme sujet et l’expérience qui arrive par ailleurs à l’être sensible que je suis plus globalement » (Huyghe 2012 : 18). Ce que relève ce trouble, cette aperception, c’est avant tout la capacité du film à transmettre des sensations et des émotions, et cela dans la durée de l’expérience. C’est sa capacité à « exposer de la sensibilité à la perception » (Huyghe 2012 : 25). Ainsi la projection d’un film a tendance à déclencher la parole. Par la parole, les spectateurs tentent de confronter ce qu’ils ont cru voir ou entendre, ce qu’ils ont senti ou ressenti, aux mots des autres. Huyghe précise qu’après la réception d’un film tout élan vers le langage commence bien souvent par une hésitation. Mais peu à peu le sens (ou plutôt des sens) émerge des discussions.
48Lors d’une expérience récente, nous avons invité, dans le cadre de la Journée d’étude « La transformation ordinaire des lieux au prisme des dispositifs filmiques » organisée le 11 janvier 2013 au Cresson, dix experts issus de l’architecture, de la recherche urbaine, du milieu opérationnel et de la pratique vidéographique et cinématographique à débattre ensemble de l’opérativité des dispositifs filmiques à révéler les transformations ordinaires des lieux, à partir du visionnage de treize extraits de films. En nous intéressant aux discussions succédant cette projection collective, nous avons pu remarquer que les nombreux commentaires faisant suite aux visionnages commencent la plupart du temps par la description de sensations, d’émotions, de doutes, puis abordent ensuite le registre de la perception avant de devenir interprétatifs, critiques et propositionnels. Loin d’atteindre un consensus, les discussions qui ont émergé de cette expérience d’audio-vision collective ont parfois permis d’exposer un dissensus, ou tout du moins, une hétérogénéité de points de vue. C’est dans cette perspective que nous interrogeons la portée qu’un tel dispositif dans le cadre du projet architectural ou urbain : cette expérience amenant à travailler différents points de vue ne permet-elle pas de penser un devenir commun qui prenne en compte les altérités ?
Le film au service du projet architectural, urbain ou de paysage ?
49S’il nous semble que le film permet d’abord d’enregistrer les modulations d’un lieu et de son ambiance dans la durée (et ainsi de prendre en compte l’aspect pathique et métabolique du paysage), nous pensons aussi qu’il pourrait être le support de discussions concernant le devenir du lieu. Confronter des idées, des champs disciplinaires, des futurs possibles en partant d’une expérience faisant appel au sensible nous semble aller dans le sens d’une démarche de projet attentive à la complexité de l’existant. Or, nous souhaitons que les projets architecturaux et urbains s’inscrivent dans une compréhension fine (et en mouvement) de l’existant et s’établissent dans un partage des connaissances et dans le croisement de sensibilités multiples.
50Ainsi, l’hypothèse méthodologique sur laquelle nous souhaiterions conclure s’inscrit dans la lignée d’un urbanisme à pensée faible. Yves Chalas définit ainsi cette logique de projet :
L’urbanisme peut être qualifié d’urbanisme à pensée faible quand son action consiste, non plus à livrer en expert des solutions élaborées par ses seuls soins, pas même à soumettre ses solutions au débat public, mais, dans sa visée au moins, à trouver des solutions à partir du débat public. L’urbanisme a pensée faible est l’urbanisme qui n’a pas de véritable projet ou de solution avant le débat public, mais après seulement le débat public. Du moins espère-t-il qu’il en sera ainsi. C’est là sa méthode, son cheminement. Ce qui signifie que l’urbanisme à pensée faible, et parce qu’il est à pensée faible, attend que le projet résulte du débat public, à partir de la contribution en savoirs, informations ou compétences de tous les partenaires concernés, élus, décideurs économiques, mais aussi habitants aux côtés des urbanistes (Chalas 2000 : 159).
51C’est dans le sens d’un urbanisme à pensée faible que nous formulons la proposition méthodologique suivante, qu’il nous reste à expérimenter dans le cadre de projets concrets. Dans une démarche de projet, nous pensons d’une part qu’il serait bénéfique de concevoir une représentation filmique du site qui soit attentive aux relations toujours changeantes entre les corps et l’espace dans la durée. Cette représentation pourrait s’inspirer des gestes filmiques développés dans le cadre de productions artistiques, dont par exemple, les trois films d’auteurs auxquels nous nous sommes intéressés précédemment. D’autre part, nous estimons que cette représentation pourrait être au service d’un débat collectif réunissant différents interlocuteurs (habitants, concepteurs, élus). En confrontant leurs interprétations possibles de la représentation filmique du lieu de projet, ce temps de partage issu d’une expérience d’audio-vision collective favoriserait ainsi un dialogue concernant le devenir du lieu de projet.
52C’est en suivant cette double proposition que les dispositifs filmiques nous semblent pouvoir participer à l’appréhension, au partage et à la conception du paysage en pratique.
Bibliography
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Electronic reference
Laure Brayer, « Appréhender, partager et concevoir le paysage en pratique à partir de dispositifs filmiques », Articulo - Journal of Urban Research [Online], Special issue 4 | 2013, Online since 25 November 2013, connection on 25 November 2013. URL : http://articulo.revues.org/2241 ; DOI : 10.4000/articulo.2241
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