Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Expo : Poliakoff, l'architecte de la couleur
Les toiles de Poliakoff, abstraites et colorées, refusent l'illusion de la troisième dimension. Très réfléchies dans leur construction, elles sont immédiatement reconnaissables et s'imposent auprès du public dès 1950 («Composition au fond bleu», 1954). Crédits photo : © ADAGP, Paris 2013
Le musée d'Art moderne de la Ville de Paris consacre une vaste exposition au peintre d'origine russe. La réhabilitation réussie d'une figure marquante de l'abstraction, longtemps éclipsée par les caprices de la mode.
Dans les années 1950, Poliakoff est un peintre à succès. Son œuvre, non figurative, séduisante et colorée plaît aux collectionneurs et aux marchands. Elle est considérée avec la plus grande attention par ses confrères et par la critique d'art la plus pointue de son temps. Pour autant, aucun musée français ne lui avait consacré d'exposition d'envergure depuis une rétrospective en 1970, hommage à l'artiste mort l'année précédente. Poliakoff croyait que sa peinture résisterait aux théories et aux modes alors qu'au contraire, elle a été ces quarante dernières années l'une des victimes collatérales de la volte-face des goûts et des diktats culturels, pour lesquels il n'y a point de salut hors d'un modernisme à tout-va.
Il s'enthousiasme pour la peinture des sarcophages égyptiens
Aujourd'hui, dans la mouvance de l'exposition du musée d'Art moderne, Serge Poliakoff revient au centre des préoccupations artistiques. Né à Moscou en 1900, il fuira la révolution avec sa famille en 1917. Il séjourne à Constantinople, Sofia, Belgrade, Vienne, Berlin avant de s'installer à Paris en 1923. En blouse de satin jaune pailletée, il gagne sa vie en interprétant à la balalaïka des airs teintés de mélancolie slave dans des boîtes de nuit. Ce n'est qu'au tournant des années 1930 qu'il décide de se consacrer à la peinture. Après Paris, ce sera Londres où il suit les cours de la Slade School of Fine Art et se passionne pour les primitifs italiens et la peinture des sarcophages égyptiens. Il s'invente une anecdote pittoresque, affirmant qu'au British Museum, il aurait gratté la couche picturale du sarcophage d'Aménophis III pour savoir comment les couleurs étaient posées. Allez savoir, mais ça nourrit une biographie frondeuse… Revenu en 1937 à Paris, Poliakoff fait la connaissance de Kandinsky qui, le premier, reconnaît les qualités du jeune peintre abstrait: «Pour l'avenir, je mise sur Poliakoff», déclare-t-il. La même année, il rencontre Otto Freundlich et Robert et Sonia Delaunay, qui l'associent à leurs recherches sur le contraste simultané des couleurs, sans que sa peinture en soit directement influencée: sans doute est-il épris de savants équilibres et de solides ordonnances, mais il se refuse à toute obédience théorique. Au sein de l'abstraction, qu'elle soit géométrique ou lyrique, il fait figure d'indépendant. Son cheminement montre, en fait, que parallèlement à cette esthétique de la rigueur à laquelle il s'est trouvé confronté, diverses expériences n'ont cessé de susciter en lui d'autres affinités. La culture qui l'a baigné dans son adolescence a laissé en lui d'ineffaçables références. Dans les églises moscovites, il avait vu des icônes luisant mystérieusement à la lueur des cierges, il en a gardé le souvenir. Plusieurs tableaux de l'exposition, toujours titrés Compositions, montrent des formes larges se projetant toutes en avant pour se juxtaposer sur un même plan. Ni vide ni zone secondaire, on retrouve ici l'espace de l'icône qui s'édifie en une précise organisation.
L'art abstrait allait triompher après la Seconde Guerre mondiale. Poliakoff procède dès lors selon une méthode qui semble n'avoir que très peu évolué ensuite: la toile est divisée par des lignes qui découpent des angles, des imbrications, des polygones, des trapèzes et des triangles: les contours zigzaguent d'un bord à l'autre de la toile en s'entrelaçant. Sur ce dessin, la couleur éclate en puissants accords qu'avivent d'étranges dissonances, un vert-de-gris allié à un sombre bleu feutré, un outremer nocturne joint à un blanc marbré de brun, à un orange acidulé et à un rose poudré ; ailleurs, un blanc crémeux se heurte à un vermillon cru, à un vert prairie, à un violet jaspé. Cette palette accomplit des miracles: lorsque la forme est juste, la couleur qui en fait l'habit lui va comme un gant. Sa tonalité, sa consistance, le frémissement lumineux qui en sourd semblent avoir pris pour sujet le travail même de la peinture. Cette couleur, que l'artiste a longtemps fabriquée lui-même, broyant ses pigments, diluant les poudres à sa guise, est posée en deux ou trois couches ; la dernière, appliquée au couteau, laisse apparaître des dessous qui, tel un contre-chant, doublent l'harmonie de riches vibrations. La toile est un jeu de transparences, une suite de nuances aux échos imprévus où l'on retrouve le même équilibre, le même éclat, le même silence que dans certaines toiles de Rothko. En revanche, rien ne semble plus éloigné de Poliakoff que le monochrome trop parfait. Découvrant le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, il en déduit pourtant que «l'œuvre démontre le rôle capital de la vibration de la matière. Même s'il n'y a pas de couleur, un tableau où la matière vibre reste vivant».
Paris avait cessé d'être la capitale mondiale de l'art
D'un tableau de Poliakoff des années 1940 aux œuvres finales de 1969, il y a peu de bouleversements: le peintre a défini le champ de ses expériences et choisi ses moyens. C'est donc un pur malentendu que de l'assimiler au mouvement dominant des années 1950, qu'on l'appelle expressionnisme abstrait ou abstraction lyrique. Soutenue par la critique outre-Atlantique, la version américaine du mouvement va affirmer son antériorité sur la France et assurer la consécration de l'école de New York et de ses têtes de file, De Kooning, Pollock, Newman. Avec une rare témérité, ces artistes revendiquent une peinture libérée de toutes les conventions qui démodent radicalement et injustement l'art de Poliakoff. Paris avait dès lors cessé d'être la capitale mondiale de l'art, l'actualité esthétique s'était déportée ailleurs. Pourtant, la peinture de Poliakoff n'a pas perdu son pouvoir de séduction. «Peut-être est-ce le signe que l'art est en train de nous faire sortir de l'ère du spectacle et que nous revenons, riches d'expériences contradictoires, vers l'ère de l'intériorité», écrit Fabrice Hergott, directeur du musée d'Art moderne de la Ville de Paris. Poliakoff n'a pas soulevé le problème de la spiritualité dans des écrits comme l'ont fait ses compatriotes Kandinsky et Malevitch. Mais à travers la pure jouissance de la peinture, son œuvre elle-même peut indiquer les chemins d'une autre quête.
«Poliakoff, le rêve des formes», musée d'Art moderne de la Ville de Paris, Paris XVIe, jusqu'au 23 février 2014. Catalogue, Editions Paris/Musées.
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