Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Le Livre du thé, de Okakura Kakuzô
L’art d’être au monde
on me disait fouilleur de détails. »
Marcel Proust
Il y a près d’un siècle, Okakura Kakuzô, lettré japonais persuadé de la valeur universelle de la cérémonie du thé, lui consacrait un traité en forme de manifeste à l’intention du public occidental. A l’industrialisation effrénée, il opposait un art de vivre, précieux refuge de l’humain. Le Livre du thé balaie l’aspect sévère et figé que peut revêtir le cérémonial aux yeux d’un étranger. Okakura, passeur passionné, brise la glace, et offre du même coup une introduction synthétique, concrète, à la conception asiatique de la vie et de l’art.
« Selon l’une de nos expressions usuelles, une personne “manque de thé” lorsqu’elle se montre insensible aux épisodes tragi-comiques qui ponctuent l’existence. Mais notre langue stigmatise également l’esthète sauvage qui, indifférent à la tragédie du monde, s’abandonne sans retenue au flot de ses émotions ; de celui-là, elle dit qu’il a “trop de thé”. » Et Okakura Kakuzô d’interpeller le public occidental auquel il destine son Livre du thé : « Sans doute pourriez-vous moquer notre “excès de thé”, mais ne pourrions-nous pas aussi soupçonner quelque “insuffisance de thé” dans votre constitution ? »
La chambre de thé,
« oasis dans le désert morne de l’existence »
Là où l’Occident ne voit qu’un banal breuvage doré, l’Asie perçoit le symbole d’un rapport équilibré entre le dehors et le dedans. « Le long isolement du Japon sur la scène mondiale, isolement si propice à l’introspection, s’est révélé des plus favorables au développement de la voie du thé », note Okakura Kakuzô. Il publie le Livre du thé en 1906, à une époque où son pays s’occidentalise, s’industrialise et force le respect de l’Europe en faisant la démonstration de sa puissance militaire face à la Russie. Lettré et amateur d’art éclairé, il l’écrit comme un manifeste. Loin du fracas des champs de bataille, à contre-courant de l’évolution de son pays, il veut braquer les projecteurs sur l’atmosphère sereine et raffinée de la chambre de thé, « oasis dans le désert morne de l’existence », et affirmer le rituel qui s’y déroule comme un fait de civilisation à part entière.
« Il fallait assurément une certaine audace pour mettre sur le même plan les feuilles d’un arbuste à l’apparence ordinaire et la puissance industrielle de l’Occident », écrit le maître de thé Sen Soshitsu dans sa postface au Livre du thé. Okakura s’insurge : « Combien de commentaires n’a-t-on pas consacrés au code des samouraïs, à cet art de la Mort pour lequel nos guerriers se sacrifient avec tant d’exaltation ! Alors que la voie du thé, laquelle incarne au mieux notre art de la Vie, n’a guère suscité d’intérêt. » La cérémonie du thé représente à ses yeux la plus précieuse contribution que le Japon puisse apporter à la construction « d’une culture humaine transcendant les frontières des nations » - selon les mots de Sen Soshitsu.
Pour un public étranger, pourtant, la cérémonie du thé peut n’apparaître que comme « l’une des mille et une bizarreries d’un Orient affecté et puéril ». Okakura le sait. Aussi fin connaisseur de la culture asiatique (il maîtrise parfaitement le japonais et le chinois) que de l’Occident (il rédige le Livre du thé dans un anglais élégant et vif), il est idéalement placé pour jouer les passeurs. Il prend le lecteur par la main, bouscule ses attentes et ses préjugés : « Je n’ai nullement l’intention d’être un théiste poli », prévient-il d’entrée.
Le cha-no-yu, la cérémonie du thé, est un culte fondé sur « l’adoration du beau jusque dans les occupations les plus triviales de la vie quotidienne ». « C’est une hygiène, explique Okakura, puisqu’elle contraint à la propreté ; une ascèse, puisqu’elle démontre que le bien-être loge dans la simplicité et non dans quelque coûteuse complexité ; une géométrie éthique, enfin, dans la mesure où elle définit notre sens des proportions au regard de l’univers. Elle représente, par-dessus tout, le véritable esprit démocratique de l’Extrême-Orient, en ce qu’elle fait de chacun de ses adeptes un aristocrate du goût. »
L’industrialisme rend le véritable raffinement
toujours plus inaccessible
La cérémonie du thé a le mérite de distendre les liens entre la qualité de la vie et les moyens matériels : « A nos paysans, elle a enseigné l’art de disposer les fleurs - au plus simple travailleur, la vénération des rochers et des eaux. » Ce miracle, pour Okakura, doit être sauvegardé contre vents et marées : « Aujourd’hui, et ce sur toute la planète, l’industrialisme rend le véritable raffinement toujours plus inaccessible. Jamais l’homme n’a eu autant besoin de la chambre de thé ! »
Si le cha-no-yu est aussi profondément enraciné au Japon, c’est, écrit Okakura, qu’« une philosophie subtile le gouverne ». En décrivant la cérémonie du thé, en en retraçant l’histoire, il est amené à expliquer tous les grand courants philosophiques de l’Asie, le Zen et le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme, et à les articuler entre eux. Toujours soucieux d’être compris de son public, il le fait avec la plus grande clarté possible. Essayons de le résumer : le théisme, affirme-t-il, « n’est autre que le taoïsme déguisé ». La cérémonie du thé telle qu’elle s’est développée au Japon trouve ses origines dans le Tch’an, le Zen chinois, une école bouddhiste qui avait assimilé un grand nombre de doctrines taoïstes. Le Zen - qui signifie « méditation » - prend donc ses distances avec le bouddhisme orthodoxe pour se rapprocher du taoïsme. Le taoïsme, quant à lui, se démarque du confucianisme : il incarne l’individualisme de l’esprit chinois méridional, alors que le confucianisme représente l’esprit communautaire de la Chine du Nord.
Un culte de l’Imparfait
Parmi les différentes traductions du Tao figure « la Voie », ou « le chemin ». Le taoïsme met davantage l’accent sur le processus que sur le résultat. En cela, il a « trait au présent », il s’assimile à un véritable « art d’être au monde ». Culte du mouvement, du Relatif, il consiste en un constant réajustement au milieu. Il enseigne à l’homme de « conserver le sens de la proportion des choses », et de « préserver le sens de l’unité ». Le mouvement, l’unité, dans la pensée de Lao-tseu, le maître du taoïsme, trouvent leur origine dans le vide : « Ce n’est qu’au sein du vide que demeure l’essentiel, explique Okakura. La réalité d’une chambre, par exemple, se découvre dans l’espace vide défini par les murs et le plafond eux-mêmes. L’utilité de la cruche réside dans son espace vide, capable de contenir l’eau, non dans sa forme ou sa matière. Le vide est tout-puissant parce qu’il embrasse tout. Ce n’est qu’au sein de la vacuité que le mouvement devient possible. »
Avec la cérémonie du thé, le Zen, qui met sur un même pied l’existence temporelle et l’existence spirituelle, accomplit l’enseignement du taoïsme. La chambre de thé est appelée « Maison du Vide », un nom dans lequel on retrouve la théorie du « tout-englobant », mais aussi « Maison de l’Asymétrique ». On y célèbre le « culte de l’Imparfait », la recherche de la perfection important davantage que la perfection elle-même -le processus davantage que le résultat. La sobriété du décor « laisse volontairement une part d’inachevé que le jeu de l’imagination peut compléter à sa guise ».
« La vigueur de la vie et de l’art réside dans leurs possibilités de croissance », écrit Okakura. Car les principes de vie sont aussi des principes artistiques - Zen et taoïsme ne font guère la différence : « L’art, pour être apprécié dans sa plénitude, doit s’harmoniser avec la vie présente. » En Extrême-Orient, explique Okakura, depuis que le Zen est prédominant, l’art évite la symétrie. Celle-ci signifie la finitude, la monotonie, certes, mais aussi la répétition, que la chambre de thé bannit : pas question, par exemple, de juxtaposer une fleur fraîche et un tableau à thème floral. De même, que les Occidentaux puissent accrocher dans une salle à manger des tableaux représentant des victuailles laisse notre guide perplexe... Quant au portrait du maître de maison, il est considéré comme bizarrement redondant avec l’occupant de la pièce. L’économie permet de savourer pleinement ce que l’on a sous les yeux ; elle seule permet la véritable compréhension du beau : « En vérité, jouir en permanence de la vue d’un seul tableau nécessite déjà une extraordinaire faculté d’appréciation. »
Une « Maison de la Fantaisie »
construite à seule fin
« d’abriter une impulsion poétique »
Fidèles à cette conception exigeante de l’art, les maîtres de thé s’entourent d’oeuvres soigneusement choisies, qui les touchent et correspondent au plus près à leur sensibilité individuelle - et à celle de personne d’autre. La chambre de thé est construite dans cet esprit : son rôle est de satisfaire une exigence esthétique personnelle. Un autre nom qui lui est donné, « Maison de la Fantaisie », évoque « une structure éphémère construite à seule fin d’abriter une impulsion poétique ». Les maîtres mots de la cérémonie du thé, longuement détaillés par Sen Soshitsu dans sa postface, sont la pureté, la sérénité et le respect. « L’échec à percevoir l’humanité profonde d’autrui constitue l’une des plus grandes causes de conflits en ce monde », écrit Sen Soshitsu à propos du respect. L’abolition des distinctions sociales dans la chambre de thé nous rappelle l’essence démocratique du rituel.
« La simplicité dévolue à la chambre de thé et son absence de toute vulgarité en font un véritable sanctuaire contre les tourments du monde », résume Okakura. Ces tourments, il en prend toute la mesure : « Le ciel de l’humanité moderne s’est brisé en éclats dans la lutte cyclopéenne pour la richesse et la puissance. » Tout en appelant de ses vœux une résolution de la malédiction, il propose au lecteur de partager ce geste universel, comme un réflexe de survie, une affirmation de son humanité : « Mais en attendant... si nous savourions une tasse de thé ? » Tout est dans cet « en attendant », qui crée une respiration dans notre quotidien, aussi éprouvant soit-il, et sollicite notre capacité à nous abandonner, malgré tout, « à la folle beauté des choses ».
Okakura Kakuzô, Le Livre du thé, éditions Philippe Picquier, 167 pages.
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