Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Histoires de champagne par Alexandra Lapierre
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"La moustache de Miss Garfit"
J'ai six ans. Je suis fille unique. Mes parents divorcent. Et depuis leur séparation, une grosse gouvernante qui a de la moustache et dont je déteste la tyrannie est venue s'installer dans l'appartement. Elle veille sur mes bonnes manières. Je ne serai plus insolente avec Miss Garfit... Elle porte un nom anglais, mais elle est originaire du nord de la France. Au diable Miss Garfit ! En ce matin d'avril, le rêve de ma vie, l'ambition qui m'habite depuis ma naissance se réalise : je vais enfin, enfin, enfin pouvoir me revêtir d'un jupon à falbalas et d'une longue robe blanche. Enfin, me couronner de fleurs et marcher au rythme des grandes orgues dans la cathédrale de Reims. Devenir demoiselle d'honneur, enfin. Toutes mes amies l'ont été. Moi, jamais !
Depuis qu'elle a appris la nouvelle, même Miss Garfit semble pénétrée de mon importance. Elle se multiplie : elle me coiffe de tresses ridicules, m'apprend à marcher, à porter des gants blancs et à faire la révérence. Seul inconvénient : au moindre manquement, elle jure de me priver de mariage. J'en pâlis et me tiens à carreau. Mais que m'importent ses moustaches et ses menaces ? Moi, je vais tenir la traîne, puis porter les alliances, puis ouvrir la marche à la sortie. En vérité, j'ai dû beaucoup sacrifier pour en arriver là. Ne suis-je pas raide dingue de mon oncle Philippe, le marié ? Je comptais bien l'épouser, moi. Mais mieux vaut tenir que courir. J'ai donc donné mon accord à ses noces, en y mettant une condition : devenir la demoiselle d'honneur de sa fiancée, ma rivale. Elle a accepté, ajoutant même que je serai l'unique et la seule... Sympa de sa part ! Elle peut compter sur moi : je veillerai sur son voile et la servirai bien.
Le jour J : la perfection ! Pas un faux pas de ma part. Seule ombre au tableau : à la sortie de l'église, Miss Garfit me fonce dessus. Ça y est : elle m'a récupérée et me tient fermement par la main. Elle ne me lâchera pas jusqu'à la maison où aura lieu la réception. En plus, gronde-t-elle, il va pleuvoir, l'orage menace. Sur la pelouse où les serveurs débouchent des magnums de champagne, je parviens à lui échapper un instant. Je tente de la semer entre les tables où les invités sirotent leurs flûtes. Peine perdue. Miss Garfit me suit à la trace. Il faut dire qu'avec ma robe blanche où je m'empêtre en courant, je reste repérable à cent mètres ! Et puis, soudain, un coup de tonnerre : c'est le déluge ! Des hallebardes d'eau s'abattent sur le jardin, sur les buffets. La panique. Toute l'assistance se rue vers la maison, un grand raz-de-marée qui balaye les petits fours et les coupes. Même Miss Garfit a disparu, emportée par le flot des invités. Je me retrouve, debout, seule, au milieu du jardin. Il pleut toujours des cordes. Je m'empare d'un grand parasol et, passant de table en table, procède à l'inspection des assiettes abandonnées. Ici, un éclair au chocolat. Là, un baba... Je goûte à tous les petits fours, grignotant un petit bout de ci, un petit bout de ça, reposant dans le plat ce que je n'aime pas. Et me goinfrant de tout, tout, tout ce qui me plaît... Et ce qui me plaît particulièrement, c'est un certain breuvage que je viens de découvrir dans les verres oblongs, un breuvage pétillant et doré dont je connais le nom. J'ai beau n'avoir que six ans, je sais ce que c'est. Du champagne. Une petite gorgée. Puis une autre... Alors, là... C'est le bonheur !
Le parasol sur l'épaule, je vide une flûte à demi-pleine, deux, trois... De plus en plus ravie par l'effet qu'elles produisent, j'accélère le rythme. Je suis une demoiselle d'honneur, une princesse en robe blanche, une fée qui peut tout... Terminées, les batailles de mes parents. Oubliée, la tristesse des derniers mois ! Disparue, la moustache de Miss Garfit ! Sa brusque apparition ne changera rien à l'affaire... Quand la malheureuse surgit, la poitrine en avant, le visage rouge de colère et d'inquiétude, elle n'obtient de moi qu'un immense éclat de rire. Et cette phrase que je m'entends prononcer en pouffant encore et encore : "Toi, t'as de la moustache et un gros derrière !"
On m'enverra me coucher manu militari. Pauvre Miss Garfit... Je ne suis pas certaine qu'elle se soit jamais remise de mon ivresse et de mon irrévérence. Mais, depuis, toutes les flûtes de ma vie ont gardé la même magie : un retour à la capacité de rire et à la liberté de l'enfance.
Dernier ouvrage paru :"Je te vois reine des quatre parties du monde", Flammarion.
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