Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Histoires de champagne par Maxime Chattam
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"Le pouvoir d'évocation"
L'existence ressemblait à un minuscule tapis roulant. C'était du moins le sentiment de Marcel lorsqu'il prenait le temps de se pencher sur son propre cas. Il avait l'impression de marcher, lentement, sur un tapis à peine à sa mesure - et Marcel n'avait jamais été un grand homme - comme une obligation pour ne pas tomber, une marche perpétuelle, bordée par le sempiternel même paysage. La destination, il l'avait perdue de vue depuis un moment déjà, lorsqu'on passe trop de temps à contempler ce qu'on a devant soi, on finit par ne plus le voir, et pour ce qui était du point de départ, eh bien... il marchait depuis trop longtemps pour s'en souvenir !
Marcel était un peu las de cet effort vain, parce qu'il finissait par bien se rendre compte que tout cela ne servait pas à grand-chose. L'illusoire conviction d'avancer dans la vie tandis qu'on fait du surplace, lui n'en était plus dupe depuis un moment déjà ! L'homme en face de lui avait toujours le bras tendu, une coupe à la main. Marcel secoua les épaules, résigné, et prit le verre, plus pour débarrasser l'homme que parce qu'il avait vraiment soif, mais il n'aimait pas embarrasser les gens et celui-ci lui faisait presque de la peine à insister ainsi depuis trois minutes.
Marcel était fatigué de toutes ces sollicitations, tous ces inconnus qui se pressaient à son chevet pour l'entrapercevoir, lui, l'ancien chasseur de trésor ! Parfois il voulait s'enfermer à double tour dans sa petite chambre de maison de retraite, pour qu'on lui fiche la paix une bonne fois pour toutes, qu'on le laisse marcher les derniers kilomètres de son existence et "savourer" ce paysage insipide ! C'était toujours mieux que d'affronter les regards tantôt désemparés, tantôt apitoyés de tous ces curieux qui venaient contempler celui qui avait écumé les océans pour en extirper les joyaux oubliés ! Il n'était pas une bête de foire bon sang ! La plupart tentaient de lui ravir des souvenirs, ces pépites pleines de richesses sur le tamis de sa mémoire chaotique, il le savait bien ! Ils voulaient des anecdotes, un conseil, n'importe quoi qui pourrait les aider à trouver l'un de ces précieux trésors ! Des rats ! Des vampires !
L'homme lui offrit son plus beau sourire et porta la coupe à ses lèvres. Marcel n'avait pas la moindre idée de qui il pouvait bien s'agir, mais faute de savoir comment le reconduire à la porte, il haussa les épaules et approcha sa coupe de son nez pour jauger ce qu'elle contenait. Un effluve minéral remonta le long de ses narines et pétilla le long de ses muqueuses. Un bouquet effervescent qui chatouilla ses sens et se propagea jusque son cortex en un éclair, diffusant sa formule complexe, et allumant des milliers de signaux sur son passage dans la mémoire décatie du vieil homme. Aussitôt, il se mit à saliver. Il posa le bord de la coupe contre sa bouche et versa lentement, presque tendrement, une larme de son liquide qui embrasa sa langue, son palais, coula sur ses gencives, et partout où ce nectar passait, sa fraîcheur devenait immédiatement chaleur, un breuvage alternatif, oscillant entre douceur et un soupçon d'amertume. Il pétillait sur la langue de Marcel, étalant ses arômes de pêche, son bouquet floral, un soupçon de cuir chaud mâtiné de l'onctuosité de l'hydromel, oui, c'était cela, une touche légère de miel, tout cela à la fois, par strates subtiles, qui soudain glissaient savamment vers un entonnoir qui les concentrait toutes en une longue note presque iodée, la tonalité finale, lente et persistante qui s'étirait sur le fond de la gorge, la signature de cette gorgée divine. Et ce goût en bouche, Marcel le fit tourner longuement sur ses papilles, respirant lentement, brassant le fantôme de cette lampée avec sa langue, comme pour la ressusciter. Il y avait quelque chose dans ces odeurs, dans ces émotions, qui le dépassait. Les bulles crépitaient encore en lui, amplificatrices de goûts, de sensations, et elles grimpaient vers le cerveau, frôlaient la zone des émotions déjà saturée, pour s'immiscer dans celle de la mémoire.
Chaque effluve vibrait sur la note d'un souvenir, et toutes ensemble, elles réveillaient une partition complexe, précise, enfouie loin dans les replis nébuleux de la maladie. La chaleur, les fruits, le soleil, la suavité iodée de l'océan qui caresse la peau de son écume... Les mers du globe... Non ! Une mer en particulier ! Baltique ! Le pont d'un navire rouillé, les sourires triomphants de l'équipage...
-"Tu te souviens ?", demanda l'homme en face de Marcel.
- "Mai 92, nous avons accouché la mer de ma plus belle réussite."
Marcel avait les yeux voilés par les vagues.
- "Ton plus beau trésor."
- "Trois cents bouteilles de champagne de 1868, contemporaines de Napoléon III ! Intactes !"
Marcel revivait peu à peu la scène, à mesure qu'il respirait les fragrances revitalisantes, les images lui revenaient, de plus en plus précises. Il avait dégusté la première bouteille sur le pont, croyant boire de l'eau de mer alors même qu'il découvrait une merveille bonifiée par les caresses régulières des profondeurs.Chaque gorgée réanimait provisoirement sa mémoire capricieuse et infectée par la maladie, et chaque bulle semblait animée par le pouvoir de faire éclore un indice de plus sur l'homme qu'il avait été. Les souvenirs jaillissaient et illuminaient les murs ternes de sa petite chambre, éclaboussant le mobilier sinistre des éclats de rire d'autrefois, du cri musical des mouettes ; une fois encore, Marcel retrouvait la richesse de ces arômes rares, l'alchimie parfaite de ces saveurs. Et soudain, dans la brève fulgurance gustative du champagne, Marcel se souvint de qui était cet inconnu en face de lui. L'homme fit tinter sa coupe contre celle de Marcel.
- "Joyeux anniversaire, papa."
Dernier ouvrage paru : "Neverland", tome 6 de "Autre-Monde", Albin Michel.
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