Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Histoires de champagne par Bertrand de Saint Vincent
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"We never know"
Je venais d'avoir 16 ans. On sortait de 1re. C'était l'été. Nos parents nous avaient envoyé dans une station balnéaire irlandaise pour un séjour linguistique : un mois dans une famille qui nous hébergeait. Des cours la journée, quartier libre le soir. On traînait dans les pubs en écoutant des guitaristes aux cheveux longs fredonner des complaintes qui nous brisaient le coeur. Nous étions deux amis. Dans la même soirée, chacun d'entre nous avait séduit une lycéenne locale. La mienne était une jolie brune, avec de longs cheveux ; presque aussi timide que moi. À leurs yeux, nous étions des produits exotiques. Nous portions des jeans délavés, des Clarks au pied. Cela nous donnait une démarche élastique. Nils était fan de Jim Morrisson, moi de Mick Jagger ; il avait tort, c'est lui qui allait mourir le premier. Le soir de notre conquête, nous étions allés nous promener le long des dunes. On s'était assis sur le sable, on avait flirté ; je passais la main sous le tee-shirt de mon Irlandaise. Elle avait la peau douce. La nuit aussi. On était des nouveaux romantiques. Sur le chemin du retour, en les raccompagnant chez elles, nous étions tombés sur une bande d'adolescents éméchés.
Ils étaient trois, un peu plus âgés que nous. Le plus grand s'est approché de moi, m'a bousculé. Il était furieux qu'on lui vole ses petites amies. D'un geste brusque, il a brisé contre un mur la bouteille de bière qu'il tenait à la main et a approché le tesson de ma gorge. J'avais une peur bleue. Il puait la bière. Nils essayait de parlementer : "Pourquoi voulez-vous vous battre ?" Je sentais la pointe du verre brisé sur ma pomme d'Adam. Soudain, une idée m'a traversé : "Attendez : j'ai quelque chose pour vous !" Avant qu'ils aient eu le temps de réaliser, je suis parti en courant. Nils a du penser que j'étais un salaud. Non : il savait que je reviendrai. C'était vraiment mon meilleur ami. J'ai foncé jusqu'à la maison. Ma chambre donnait sur l'extérieur. Je suis rentré sans bruit et dans ma valise, j'ai pris la bouteille de champagne que j'avais apportée de Paris et que je n'avais jamais donnée à mes hôtes. Avant de repartir, dans un dernier réflexe, j'ai attrapé un verre dans la salle de bains. J'ai couru comme un dératé pour revenir sur le champ de bataille. Les agresseurs n'avaient pas bougé. La tension était extrême : "Champagne !" ai-je crié en exhibant ma prise.
J'ai fait sauter le bouchon qui a dû toucher la lune. Un flot de mousse a jailli. J'ai rempli un verre et l'ai tendu au chef de la bande. Il l'a pris, l'a humé, l'a vidé d'un trait. Tout le monde se taisait : "Shit ! a-t-il fini par lâcher en rotant, c'est meilleur que la bière !" On était sauvé. La bouteille est passée de main en main, tout le monde a bu au goulot. Il y avait un parfum d'équipée sauvage. Après la dernière goutte, je l'ai rendue à mon adversaire : "Je te la donne, mais à une condition : tu ne la casses pas !" Il l'a brandie vers le ciel comme un trophée. J'ai regardé Nils : c'était le moment de s'éclipser. On a filé sans demander notre reste. Quand on s'est retourné, les garçons n'avaient pas bougé : "Bye, guys !", clamaient les filles en agitant la main. Le lendemain, dans le pub où nous avions nos habitudes, j'étais devenu "Mister Champagne". Depuis, j'en garde toujours une bouteille au frais : we never know.
Dernier ouvrage paru : "Tout Paris", Grasset.
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