Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Brandade à toi !
(Photo Olivia Fremineau)
Monsieur Paul aime bien le crépuscule. Tous les après-midi, vers 4 heures, il commence à scruter le dehors depuis son fauteuil. C’est juste une bande de ciel, coincée entre le haut de la baie vitrée du salon et la cime des cyprès des landes qui barre l’horizon. M. Paul aime cette lucarne de vide qui s’étire entre le gris, le blanc laiteux et le bleu au gré des humeurs de la météo. Souvent, le septuagénaire se dit que, dans une autre vie, il aurait aimé contempler le monde de là-haut ; se mouvoir dans l’air raréfié et glacé. Pour ses 70 ans, il s’est imaginé un instant sauter en parachute en tandem, mais ses enfants et le médecin de famille l’en ont dissuadé.
Dans son fauteuil de velours bronze, M. Paul se dit souvent qu’il a eu une existence raisonnable de bout en bout. Un brevet technique à 18 ans, les fiançailles à 19, le service militaire à 20. Puis le mariage, un emploi sûr au pays, sur la recommandation de son beau-père ; deux enfants, désormais mariés et qui ont fait construire dans le nouveau lotissement à la sortie du bourg. Bien sûr, son épouse est «partie» trop tôt ; bien sûr, il n’avait pas grand-chose à raconter au repas de Noël, et de toute façon les gamins étaient rivés à leurs tablettes ; bien sûr, il lui arrive parfois de s’avouer qu’il aurait aimé une existence moins balisée, mais il a conclu une fois pour toutes qu’un destin sans accident valait bien un peu d’ennui. Il laisse défiler le générique Deschiffres et des lettres en laçant ses souliers. On perçoit son souffle grave entre les oscillations paresseuses du balancier de l’imposante comtoise trônant dans le vestibule. M. Paul ne pourrait pas vivre sans son horloge. Il a besoin de son tic-tac et de la cloche qui sonne quarts d’heure, demi-heures et heures dans le silence de sa maison.
Godillots. A la sortie du bourg, M. Paul bifurque à gauche vers le bief. Tous les après-midi, il remonte ce ruisseau jusqu’à un minuscule chemin filant vers l’Est. Dans son dos, le soleil couchant embrase l’horizon. Il fait si doux que des fleurs de pissenlit dardent déjà. L’hiver semble avoir oublié ce bout de talus où des rats musqués plongent dans l’eau. M. Paul est tout chamboulé par la douceur de ce crépuscule : il décide brusquement de changer l’itinéraire de sa promenade habituelle en empruntant une étroite passerelle sur le bief. L’autre rive, c’est l’aventure. Il franchit gauchement une haie d’osier. Puis foule l’herbe, si drue pour un mois de janvier, d’une vaste pâture où il écoute les gargouillis que fait la terre gorgée d’eau sous ses godillots. Le bruit le rassure dans ce silence, entre chien et loup, où l’air semble mat et immobile. Là-bas, il y a de drôles de taches bleutées derrière un taillis souffreteux. Un instant, M. Paul hésite puis il s’enfonce dans les broussailles. Il découvre une modeste clairière où les taches bleutées se révèlent être deux rangées de ruches surélevées sur des chevrons. M. Paul s’appuie contre le fût d’un chêne. Désormais, l’obscurité l’enveloppe complètement.
L’idée de rentrer chez lui en revenant sur ses pas le rend triste. Il a presque chassé son inquiétude de la nuit noire car, là-bas, derrière le rideau des charmilles, il aperçoit les lueurs du village voisin. Un drôle de sentiment lui chatouille le ventre quand il se baisse pour passer à quatre pattes sous les barbelés d’une clôture. C’est un mélange de jubilation pour l’inconnu et de colère contre ses habitudes qui monte en lui jusqu’aux premières lumières de la grand-rue, où il se surprend à lever le pouce dans le noir. Pourtant, M. Paul n’a jamais fait d’auto-stop. Il hésite, mime encore une fois le geste, et le trouve pas si terrible.
Voisine. Une première paire de phares s’approche. M. Paul avance doucement le bras puis se rétracte. Honteux aussi de songer à tous ces stoppeurs pour lesquels il ne s’est jamais arrêté. Un petit vent frais s’engouffre entre les toits bas. Il remonte le col de sa canadienne et tend à nouveau le pouce dans le vide. Dans son dos, une voiture se rapproche, ralentit et le klaxonne. La conductrice baisse sa vitre : «M. Paul, qu’est-ce que vous faites ici à point d’heure ?» Sans un mot, il s’empresse de monter dans l’auto de sa voisine, intriguée. «Vous vous êtes perdu ?»«Non, je suis parti au hasard», répond sentencieusement M. Paul. «Faut pas vous laisser surprendre par la nuit, hein ? dit la voisine. Tiens, j’ai fait de la brandade, je vais mettre une assiette de plus pour vous.» M. Paul sourit dans l’obscurité et pense : «De la brandade au souper, c’est l’aventure.»
Pour la brandade de morue, on a déniché une recette dans Bistrots de toujours, un livre bien nourri en saveurs et en histoires (1). Pour quatre personnes, il vous faut : 400 g de pommes de terre épluchées ; 100 g de beurre ; 20 cl d’huile d’olive ; 50 cl de lait ; 400 g de morue dessalée ; 8 brins de persil simple ; 1 grosse gousse d’ail ; chapelure ; sel et poivre. Préchauffez votre four à 180 degrés. Coupez les pommes de terre en gros cubes ; faites les cuire à l’eau bouillante salée durant 25 minutes. Egouttez-les et passez-les au presse-purée au-dessus d’un saladier. Incorporez le beurre et l’huile d’olive. Mélangez bien. Versez le lait dans une casserole, portez-le à ébullition et faites-y pocher la morue pendant 5 minutes. Egouttez-la et réservez le lait de cuisson. Emiettez le poisson à l’aide d’une fourchette. Effeuillez et ciselez finement le persil. Epluchez et hachez l’ail. Incorporez la morue, le persil, l’ail à la purée, puis versez 20 cl du lait de cuisson et mélangez. Poivrez et salez si nécessaire. Mettez la brandade dans de petits ramequins ou dans un plat à gratin, parsemez de chapelure. Enfournez durant 20 minutes. Servez bien chaud avec une salade verte.
Photo Olivia Fremineau
(1) «Bistrots de toujours, 70 recettes», de Nathalie Helal et Isabelle Dreyfus (Gründ, 29,95 €).
http://next.liberation.fr/food/2014/01/15/brandade-a-toi_973097