Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Les confessions du Bosphore
(Photo Frifrini. Flickr)
Flâneries de Sébastien de Courtois à Istanbul, ville imprégnée du «hüzün», humeur noire
Il écoute Istanbul les yeux clos comme le défunt poète Ohran Veli, qui mieux que tout autre exprimait les voix de la métropole du Bosphore, les cris des mouettes, les grincements des pontons, le halètement des «vapur» (les ferries), les cris des artisans des bazars. Le livre de Sébastien de Courtois est inclassable, tout à la fois guide, témoignage et récit au travers d’une longue errance intimiste dans cette mégalopole à la charnière de deux continents. Une ville de plus de 15 millions d’habitants, tout à la fois capitale dynamique et solaire, cœur d’une «movida» d’une Turquie s’affirmant comme une nouvelle puissance régionale émergente, et en même temps cité imprégnée du «hüzün», la mélancolie, cette humeur noire flottant sur les ruines des empires défunts, que raconte le romancier et prix Nobel Orhan Pamuk, comme lui «guetteur de la beauté accidentelle».
«Si l’esprit de nostalgie est bien présent dans d’autres villes d’Europe, ici, à Istanbul, il atteint un sommet, une évidence tangible, au point qu’on en fait même un argument commercial pour attirer les chalands du monde entier», note l’auteur qui commence sa longue flânerie par les îles aux Princes, dans la mer de Marmara, concentré d’un monde disparu, celui des «minoritaires» - Grecs, Juifs et Arméniens - qui avaient élu chacun la leur comme lieu de résidence estival pour fuir l’étouffante moiteur de la cité. Il s’est installé à Büyükada, la plus grande, avec ses magnifiques maisons de bois, interdite totalement aux voitures, parcourues par des calèches. «Vivre dans une île est un acte profondément nostalgique, comme un refus du monde et de ses divinités tutélaires», écrit Sébastien de Courtois.
Peu à peu il apprivoise la métropole. Il s’y glisse. Il en chante la sensualité du quotidien, les chats errants, le plaisir de s’arrêter pour un thé que l’on boit assis sur un petit tabouret, «le dos courbé et penché en avant comme s’il s’agissait d’une prière antique adressée au plaisir de vivre». Il exprime aussi toute la mémoire de cette capitale déchue, «dégradée, abandonnée, méprisée»,pendant plus d’un demi-siècle avec la République et l’installation de la capitale à Ankara, même si depuis vingt ans elle a largement pris sa revanche. Fin connaisseur du christianisme oriental auquel il a consacré plusieurs livres, l’auteur d’Un thé à Istanbul raconte la ville byzantine sous la ville musulmane, celle des chrétiens qui dans les années 50 représentaient encore un bon tiers du million d’Istanbuliotes de l’époque, depuis noyés sous la masse des immigrés anatoliens. Il évoque des lieux connus comme Sainte-Sophie, l’ancienne basilique devenue mosquée puis musée, avec son immense coupole «dont la légèreté est celle des nuages». Et d’autres plus secrets, jamais ouverts ou presque, comme au cœur du vieux palais des sultans de Topkapi, Sainte-Irène, sans image, ultime vestige de l’iconoclasme ou Saints-Serge-et-Bacchus, tout près de la vieille gare de l’Orient-Express appelée la «petite Sainte-Sophie» pour la perfection de ses formes.
Sébastien de Courtois n’est plus un touriste, ni même un voyageur, vivant là depuis déjà des années. Istanbul ce sont donc ses amis, ses amours envolées dont le souvenir toujours l’habite, comme pour la belle Esma. Il raconte ses rencontres, comme celle d’Ahmet, le marchand de tapis et de kilims qui fut aussi l’ami de Jacques Lacarrière, «compositeur qui jongle avec les soieries et les fils de laine, pour qui la confection des tapis relève de l’art, une sorte de "jazz" où l’improvisation compte autant que la tradition». Son Istanbul, c’est aussi celui des révoltes, comme en juin dernier celle de Taksim pour la défense des arbres du parc Gezi, avec l’occupation pendant trois semaines de ce lieu, «laboratoire d’idées sous les étoiles», selon l’expression du jeune romancier Hakan Gunday. Sébastien de Courtois avait d’abord longtemps parcouru toute l’Anatolie avant de s’installer à Istanbul. Elle est à la fois plus que la Turquie et la Turquie elle-même, ce pays qu’il aime «parce qu’il est la chose la plus étrange et barbare que nous ayons à nos côtés».
Sébastien de Courtois Un thé à Istanbul, récit d’une ville Le Passeur, 268 pp., 18,50 €.
http://www.liberation.fr/livres/2014/02/26/les-confessions-du-bosphore_983110