Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Dominique de Font-Réaulx, Peinture et photographie, Les Enjeux d’une rencontre, 1839-1914.
Les relations entre Peinture et photographie sont l’objet de déplacements constants, produisant des liaisons et des enrichissements mutuels, des frictions, des soumissions de l’un à l’autre, des désirs de fusions ou des processus d’autonomisations. Dominique de Font-Réaulx nous livre avec une grande acuité les modalités de ces allers retours. Elle éclaire les images en fonction de leur contexte d’émergence. L’auteur nous révèle les sources d’influence et les modes de rencontres entre arts plastiques, théâtre et littérature. Ces réflexions engagées depuis plusieurs années sont un hommage aux intuitions de Jean Adhémar, conservateur au département des Estampes et de la photographie (BnF) et auteur dès 1955 d’une exposition pionnière : « Un siècle de vision nouvelle ». Tout en s’inscrivant dans ce sillage, Dominique de Font-Réaulx donne naissance à un ouvrage innovant et remarquable, sur le plan de la forme (plaisir de la mise en page et qualité des 230 reproductions soigneusement sélectionnées) et du fond : l’érudition de l’auteur nous entraîne vers une découverte progressive des rapports photo-picturaux au fil des chapitres historiques et thématiques. Ce livre, d’une composition soigneusement ordonnée, rappelle en premier lieu les enjeux historiques et culturels de cet « art nouveau » (p. 71) dont l’Exposition universelle de 1855 révèle déjà les potentialités expressives.
Actuellement conservateur en chef au département de la photographie du Musée du Louvre et directrice du Musée Delacroix, Dominique de Font-Réaulx fonde ses analyses sur des corpus pluriels, faisant écho à certaines expositions qu’elle a co-organisées (Gustave Courbet au Grand Palais, Jean-Léon Gérôme au Musée D’Orsay…).
Dans le sommaire figurent plusieurs sections : « Avant la photographie » examine les paramètresd’émergence de cette révolution par rapport à la figure émancipée de l’Artiste (Delacroix s’affranchit de « la formation académique et du prix de Rome », p. 24) et aux recherches de Goethe sur la perception des couleurs.Après « Naissance de la photographie », « Exposer la photographie » porte un éclairage sur la reconnaissance du médium à travers sa diffusion. Un choix significatif d’événements s’étend de 1849 (Pierre Ambroise Richebourg, Présentation des œuvres de Froment-Meurice à l’Exposition des produits de l’Industrie) à 1906 (Alfred Stieglitz, The Little Galleries of Photo-Secession, Camera Work). « Reproduire la peinture » s’intéresse au statut documentaire de l’image photographique et à ses applications. « Les révolutions du paysage », «Portraits peints, portraits photographiés », « Natures mortes » introduisent une réflexion sur le genre trouvant son acmé dans les « Arrangements photographiques et tableaux vivants » et « Le nu photographié». « Etudes d’après nature. La photographie dans les ateliers des peintres », retrace les étapes constitutives des œuvres, envisageant la photographie comme une source d’inspiration picturale. Enfin, Dominique de Font-Réaulx montre comment un style ou une signature plastique peuvent s’incarner différemment selon les outils d’expression employés, avec le cas des « Peintres photographes » (Gustave Le Gray, José Maria Sert, Edmond Lebel, Francesco Paolo Michetti, André Derain, Edgar Degas, Édouard Vuillard, Pierre Bonnard, etc.), pointant les relations ambiguës qu’ils entretiennent vis-à-vis de ces pratiques.
L’harmonie graphique a pour corollaire de positionner les « notes » en fin d’ouvrage. La présence de nombreux intertitres rend le volume vivant et accessible grâce à l’écriture claire de l’auteur. Une « anthologie » présente un éventail de textes critiques. Un « index » et une « bibliographie indicative » complètent utilement l’ouvrage.
Les images d’avant
Les arguments développés avec une rigueur historique privilégient des points de vue innovants sur les dispositifs préparatoires aux tableaux. Dominique de Font-Réaulx désolidarise par exemple la pratique photographique de Mucha de ses interprétations picturales : « Observées pour elles-mêmes – ce qui ne fut jamais le cas du vivant du peintre -, ces épreuves, malgré leur subordination aux toiles peintes, acquièrent une dimension inédite, liée au désir du peintre de composer, avant de peindre, une scène la plus exacte possible. La photographie révèle la méthode créatrice du peintre. » (p. 269). De fait, la pertinence de ce nouveau statut octroyé à l’image apparaît indéniable. Jadis pensées comme préalables au tableau, les « esquisses photographiques » de Mucha se transmuent en œuvres, tout en permettant de pénétrer dans les arcanes d’un travail latent : celui du peintre, de l’artiste. Les images photographiques à l’origine des œuvres picturales ont souvent été dissimulées, pour garder le mystère de la création. Fernand Khnopff a toujours caché l’existence de sa pratique photographique. Ses œuvres intitulées Du Silence sont pourtant basées sur des photos de sa sœur qu’il a pris pour modèle. Le sujet qu’il veut aborder trouve une correspondance avec ses modalités de création, puisqu’une étape de l’œuvre était tenue secrète. Que les photos soient réalisées directement par les artistes ou qu’elles soient achetées, les collections photographiques des peintres (à l’instar de Théophile Chauvel) peuvent se révéler être des miroirs saisissants de leurs créations. La photographie, en générant un répertoire de formes inédites, a institué de nouveaux paradigmes créatifs. Dominique de Font-Réaulx en fait la démonstration étayée d’exemples, de lectures, d’analyses.
De la peinture à la photographie : un déplacement réel
C’est un déplacement littéral qui est d’abord mis en exergue : la photographie transforme le regard, permettant aux peintres de constituer leurs « Musées Imaginaires » à partir des images glanées aux quatre coins du monde. Dans sa fonction reproductrice de peinture, elle est un véhicule privilégié d’inspirations et de connaissances : « La copie des peintures constitua pour les photographes le genre par excellence où se joua, dès la fin des années 1840, la reconnaissance esthétique de leur pratique. La fidélité à l’original que semblait promettre la photographie permettait aux auteurs des épreuves une entrée dans la sphère artistique, au vu de la gravure de reproduction et de son renouveau » (p. 86). Les artistes peuvent désormais représenter des scènes ou des lieux inconnus, voyageant par procuration avec les images. Ainsi, la configuration de l’atelier du XIXème siècle et les sources d’inspirations artistiques ont considérablement évolué grâce à cette invention : « La photographie sur papier offrit un essor nouveau à ces études [au daguerréotype] ; grâce à elles, la photographie entra dans les ateliers. » (p. 242) Ce médium ouvre une fenêtre sur un ailleurs. Mais la transformation opère également au sein des images : « Étroitement liée à la peinture, la photographie fit naître, par le choix de ses sujets, la manière de les représenter mais aussi, grâce à la multiplication que permit la diffusion, un rapport nouveau au réel et à sa représentation, qui à son tour influença profondément la peinture. » (p. 63) Leur rencontre est un lieu de potentialités. Elle produit des métamorphoses entre les deux médiums à mesure qu’ils se croisent, bouleversant leurs natures ou leurs procédés respectifs. Ainsi, les photographies d’Eugène Durieu prises sous l’influence d’Eugène Delacroix diffèrent considérablement de ses images habituelles, tant sur le plan des dispositifs de mise en scène (« l’économie de détails, la qualité de la lumière, la fermeté de la pose », p. 232) que des caractéristiques techniques (« usage du négatif papier »).
Génération des illusions
Les cadrages photographiques deviennent des référents : les peintres de l’école de Barbizon ont baignés dans un environnement décanté par l’image. Leur création exploite la variété des points de vue. Le réalisme de Courbet paraît avoir été dilaté par l’approche photographique. Le temps y semble étiré. L’esthétique est directement emprunte aux déterminismes immuables de la nature captés par Gustave Le Gray : « La mer peinte par Courbet est une mer éternelle et non contingente, une mer fixée dans son mouvement régulier où le regard s’arrête et se perd pourtant, stupéfait. » (p. 126) Capter la « fugitivité de l’instant atmosphérique » (p. 124) est devenu une gageure autour de laquelle se rassemblent photographes et peintres. Le changement des motifs représentés s’inscrit en symbiose avec des évolutions sociétales et des tensions qu’elle produit. En quoi les conditions d’émergence d’une image, d’une représentation, d’un tableau sont-elles capables de les transformer intrinsèquement ? Le XIXème siècle est celui de l’oxymore. S’y rencontrent « l’emprise du merveilleux » (p. 12) et l’esprit positiviste. La photographie se positionne elle-même à ce carrefour dans sa capacité à « faire naître une émotion, une surprise » à partir de techniques éprouvées. Les spectacles optiques proposent de nouveaux sujets. Des motifs différents émergent. Les instruments s’échangent : « cadre », « miroir » (p. 24). Les écrivains s’imprègnent également de ces modalités perceptives nouvelles. Les techniques proviennent d’un terreau culturel. Le procédé lithographique, par sa capacité à reproduire et multiplier une représentation, annonce certains enjeux de l’image photographique et questionne déjà le statut et le genre. Où se positionne désormais la frontière entre petite et grande histoire (p. 26) ? Comment penser l’ethos d’une « nouvelle génération » qui s’inscrirait en-deçà de « l’opposition entre classicisme et romantisme » (p. 27) ? Illustrer, diffuser, c’est instaurer un nouveau type de communication entre les images. Dominique de Font-Réaulx relève ces formes de diffusion qui découlent de procédés spécifiques. Elle note les réactions très contrastées sur le plan de la critique au moment de l’apparition de ce médium dans l’industrie du portrait d’identité lié à l’essor commercial du daguerréotype, lancé dès 1840. A la fois « narration » et « spectacle » (p. 48), l’invention photographique déclenche un phénomène de croyance en un monde neuf, induit par le maniement inédit de la lumière, émanant directement des expériences picturales et spectaculaires de Daguerre. Plus encore que les contours des objets, la photographie « reproduit l’esprit d’une époque » (p. 47). La précision est au service de l’émotion.
De la photographie à la peinture : un déplacement figuré
La photographie offre aux peintres de nouveaux repères. Le monde est cadré autrement dans leur toile ; les perspectives se transforment.
Parfois, les fonctions initialement attribuées à chacun des médiums s’inversent : la peinture reproduit les détails d’une photographie qui idéalise les lieux, les gens (Cf. Bibliothèque photographique d’Adolphe Giraudon, 1877) ; la photographie extrapole les émotions à partir de gestes censés les représenter scientifiquement ; les tableaux exacerbent ensuite cette vision exorbitée de la réalité : « les peintres symbolistes s’emparèrent des expressions exaltées et des gestes marqués dus à la grande hystérie, les transposant picturalement pour figurer l’extase religieuse ou l’envoûtement amoureux » (p. 260). Le déplacement sémantique accompagne un changement de registre. Cette déformation intervient aussi chez Degas, transposant la recherche scientifique du mouvement de Marey et Muybridge à l’univers feutré de l’opéra, fief des danseuses. De même, Gustave Moreau « fit, au cours des années 1880-1890, réaliser plusieurs photographies de modèles masculins et féminins par son ami et secrétaire, Henri Rupp » (p. 246). Ces images sont devenues le support d’une déréalisation picturale : elles « montrent comment l’artiste, qui se désigna lui-même comme un « assembleur de rêves », s’inspirait du réel en s’en jouant, nourrissant ses visions de demi-dieux lisses et androgynes et transformant un timide jeune homme en héros conquérant. » L’image photographique est un support pour l’imaginaire. Elle fournit également un outil réel pour la peinture. Ce type de cohabitations prend une évidence manifeste chez Paul Gauguin (Noa Noa) qui perçoit dans les images ethnographiques de l’officier de marine Paul-Émile Miot une possibilité de rejouer le monde tel qu’il était avant. La société polynésienne qu’il peint n’est pas celle qui lui est contemporaine. La photographie devient un mode de transport fantasmagorique dans un autre temps. L’artifice conduit à « réinventer le réel », le remanier : chez François Brunery, mannequin et être vivant semblent appartenir à un même monde artificiel et dégingandé. Julia Margaret Cameron donne corps aux personnages de fiction, incarnant les textes de Shakespeare grâce aux flous artistiques des papiers albuminés.
Terminologie
L’auteur relève l’importance du vocabulaire et les transferts ainsi générés d’une discipline à l’autre : ainsi, l’expression « étude d’après nature » émane par exemple de Molière qui, dès 1663 écrivait, dans La Critique de l’École des femmes : « Lorsque vous peignez des hommes, il faut peindre d’après nature ; on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle » (cité p. 241). Attentive aux jaillissements des termes et des idées, Dominique de Font-Réaulx démontre que les formes et les techniques s’adaptent en fonction des contextes. Elle déploie des méthodologies rigoureuses pour mesurer les degrés de relations au monde des images. Dissociant différents niveaux dans les échanges entre peinture et photographie, elle fait état d’un basculement épistémologique, nous portant à envisager à la fois l’essence des médiums et leurs diffusions.
Faisant œuvre de médiologue, Dominique de Font-Réaulx examine les techniques mais aussi les principes déclencheurs dans la constitution de nouveaux usages pour la photographie. Situant les faits dans une progression chronologique, elle s’intéresse aux pionniers et étudie leurs impacts : « Le contexte créé par la publication, en 1852, de Blanquard-Évrard des photographies prises par Maxime Du Camp en 1849 lors de son voyage en Egypte, en Palestine et en Syrie en compagnie de Gustave Flaubert, avait certainement joué un rôle essentiel dans la mission donnée à Gérôme et à Bartholdi. »
Ouvrage de référence, Peinture et photographie. Les enjeux d’une rencontre dresse le portrait sensible d’une liaison dépassant les stéréotypes. Un portrait photographique est aussi capable de témoigner d’une manière et d’un style propres à celui qui l’exécute, de générer une « beauté vibrante », comme le souligne Francis Wey dès 1851 : « […] l’héliographie fait appel au sentiment, au savoir de l’artiste, condition qui ennoblit et rehausse la portée morale de cette merveilleuse découverte » (cité p. 152). Les artistes revêtent différents visages selon qu’il se reflètent derrière l’objectif de ce qu’ils photographient ou qu’il s’adonne au spectacle de l’auto-représentation (Jules Ziegler mis en scène par Hippolyte Bayard dans son jardin, 1844).