Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Les creux de la nuit
(Photo Emmanuel Pierrot. emmanuelpierrot.com)
Souvent, au cœur de la nuit, les chasseurs des hautes plaines de l’est parisien ont des goûts simples, voire enfantins. Ils aiment grignoter une barre de Mars, égrener une poignée de M & M’s bigarrés ou croquer dans une tablette de Crunch. Parfois, aussi, ils suçotent une fraise Tagada. Je sais, vous allez persifler : «Pas obligé de nous sortir tout le présentoir des mastodontes de l’agroalimentaire.» Certes, il y a du très lourd au pays de la confiserie industrielle : Mars compte plus de 75 000 salariés dans 74 pays pour un chiffre d’affaires de plus de 33 milliards de dollars (24 milliards d’euros). Forcément, ça rend humbles et minuscules les grignoteurs de 3 heures du matin quand ils débarquent chez Amar «pour mettre un peu de miel sur la tartine de merde de leur vie», comme il dit le taulier quand il s’emmerde à cent sous de l’heure à vendre des feuilles à bédo et des topettes de vodka à décalaminer un T55 quand les crapauds la mélangent avec une canette de Redbull.
Lichettes. On se dit qu’on est bien mieux à se vautrer dans l’ourson en guimauve et chocolat tandis que notre épicier insomniaque s’égoutte une boîte de pois chiches qu’il va encanailler avec une gousse d’ail et une pointe de harissa. «T’en veux ?» qu’il fait en nous proposant de piocher dans son frichti arrosé d’une huile d’olive qui fleure l’herbe coupée. C’est pas très glamour, comme transition gustative après une triplette de fraises Tagada, mais franchement, nous, on ne résiste pas aux en-cas nocturnes d’Amar quand il nous coupe des lichettes dans son pain rond à tremper dans son ordinaire.
Il mange par petites bouchées, avec une lenteur respectueuse pour la nourriture. Cette façon qu’il a de tenir son couteau près des aliments quand il les porte à sa bouche nous rappelle notre vieux quand il nous sculptait un quignon de pain autour d’une tomate toute chaude du mois d’août, avec une pincée de sel. Qu’importe si le rouquin que l’on vient de déboucher est une vraie pisse d’âne, on se régale ailleurs dans la contemplation de cette nuit trop précocement printanière pour être sincère, avec la trompette d’Ibrahim Maalouf s’échappant de l’affreuse sound-machine d’Amar pour aller se perdre sur le boulevard.
Le taulier nous exfiltre de nos songeries avec une coulée de café soluble aussi sombre et âpre qu’un buisson de prunelles. «Mets du sucre, c’est meilleur», qu’il conseille. Nous, ce que l’on veut, c’est un carré de chocolat noir que l’on trempe dans son encre. Un Comanche vient à passer. Il fait ses fonds de poche, n’a de l’artiche que pour une clope mais en veut plus et promet de revenir avec la monnaie. Amar fait «non», «non» de la tête et désigne un panonceau : «La maison ne fait plus crédit depuis que Jean Caisse a remplacé Marc Lemoi.»
L’Indien repart avec une seule tige en hennissant. «C’est le bal des fauchés, soupire Amar. C’est pas épicier que j’aurais dû faire, mais dépanneur.» On le croit à force d’avoir vu des escouades de couche-tard compter leurs pièces jaunes devant sa caisse. C’est pas Las Vegas la nuit du côté des Maréchaux, ça vit de peu les sans-sommeil, les chevaucheurs du macadam. Même les chauffeurs de fiacre font dans le frugal. Le cocher, qui vient de débarquer, tète une bouteille de lait fermenté en racontant les embouteillages monstres de Téhéran comme si c’était le coin de la rue. «Il répète en boucle qu’il n’a jamais pu faire venir sa femme et sa fille d’Iran. Alors il fait comme s’il était encore tout le temps là-bas. Il te raconte tout au présent, dit "ma femme fait ci, fait ça", "ma fille a eu une bonne note à l’école", la vie par procuration, quoi», souffle Amar, tandis que le chauffeur remonte dans sa tire.
L’air qui vient du dehors sent la froidure du bout de la nuit. «Allez, j’attends que le vieux passe et je ferme», décrète l’épicier. «C’est qui, le vieux ?» on demande. «Tu verras, un bec sucré.»
Le gars se ramène peu avant 4 heures. Veste de cuir et barbe de trois jours, la quarantaine passe-partout. «Ça va, Amar ?» qu’il demande mécaniquement sans attendre la réponse. Il scrute le frigo des laitages. «Fais gaffe, t’as une mousse au chocolat qu’est passée de date», il prévient en s’emparant d’un yaourt à boire. Puis il choisit une boîte de cookies avant de s’arrêter devant les tablettes de chocolat. «T’as plus de Galak, qu’est-ce que tu fous Amar ? Je vais être obligé de prendre le praliné ?» rigole l’intrus. En faisant l’appoint, il conseille encore : «Tu devrais avoir de la crème de marrons, c’est encore meilleur la nuit.» Amar tire son rideau de fer : «Alors tu vois le genre de gonze que c’est ?»«Ben ouais, c’est un condé.» «T’as le nez», qu’il nous répond. «Non, mais lui, il en a les chaussures. Des croquenots noirs montants avec des pneus de tracteur comme semelles, c’est pas des pompes pour aller manger des petits fours au Ritz à 4 heures du mat. Même si on aime la ganache.»
Ganache. On est allé emprunter une recette de «mousse de marrons, chocolat au lait» à Trish Deseine, auteure de Chocolat, un des cahiers de cuisine de la collection lancée par la Grande Epicerie de Paris (1). Pour la ganache, il faut 50 g de chocolat au lait Valrhona ; 15 cl de crème fleurette fraîche. Pour la mousse, 35 cl de crème fleurette fraîche ; 3 cuillères à soupe de mascarpone ; 3 cuillères à soupe de crème de marrons ; 4 à 6 marrons glacés pour la décoration. Faites chauffer la crème et versez-la sur le chocolat. Attendez une à deux minutes, puis remuez doucement pour obtenir une ganache lisse et brillante.
Tapissez le fond de six coupelles avec la ganache et réservez au réfrigérateur. Montez la crème avec le mascarpone en chantilly et incorporez la crème de marrons. Avec une poche à pâtisserie, remplissez les coupelles de cette mousse de marrons et laissez reposer une à deux heures au réfrigérateur. Servez avec un marron glacé ou des brisures de marron pour décorer.
(1) «Chocolat», recettes de Trish Deseine, les Cahiers de la Grande Epicerie de Paris (éditions Alternatives et Cent Mille Milliards).
Photo Emmanuel Pierrot