Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Les Lumières dans la vallée. « Scènes de ma vie », de Franz Michael Felder
LE MONDE DES LIVRES | 03.04.2014 à 12h21 | Par Christine Lecerf
Dans les Alpes autrichiennes. | DR
Né en 1839 dans un village reculé des Alpes autrichiennes, Franz Michael Felder était considéré en son temps comme un véritable phénomène. Une fois les bêtes nourries et le bois rentré, s’il lui restait encore du papier, ce paysan autodidacte s’attelait à l’écriture. Maniant aussi bien la fourche à fumier que la langue de Goethe, celui qu’on appelait « l’écrivain paysan de Schoppernau » fut l’auteur de deux romans, Sonderlinge (« Des gens bizarres », 1867) et Reich und Arm (« Riche et pauvre », 1868). Il n’accéda toutefois à une véritable reconnaissance qu’avec Scènes de ma vie, son autobiographie publiée à titre posthume en 1904.
Le 15 mai 1915, l’écrivain viennois Arthur Schnitzler note dans son Journal (Rivages, 2009) qu’il a lu les souvenirs de Felder et s’est endormi peu après minuit. Puis toute l’œuvre de Felder entre dans la longue nuit de l’oubli. Il faudra attendre plus de soixante-dix ans pour qu’un autre écrivain autrichien, Peter Handke, mentionne à nouveau le nom de Felder dans ses Carnets du rocher (Verdier, 2006).
LENTE REDÉCOUVERTE
En 1987, Scènes de ma vie est à nouveau publié en Autriche. Peter Handke en rédige la préface, qui fera date : « Que peut signifier pour un lecteur du XXe siècle finissant l’autobiographie d’un paysan d’un coin perdu au fin fond du Bregenzerwald ? Pour moi, elle a représenté bien plus qu’une intéressante lecture. Elle m’a expliqué ma propre enfance. Et quand je dis “expliqué”, je veux dire : elle m’a fait...
Extrait
« Je n’avais plus rien de ma mère, à qui j’étais si semblable sinon, et je devins si maigre que tous crurent que j’étais souffrant. Moi, je ne remarquais rien, sinon que le sommeil paisible d’autrefois m’avait tout à fait fui, et que j’imaginais, je désirais, je faisais dans des rêves tourmentés les choses les plus insensées et les plus contraires à ma nature. Je ne renonçai pas à mes lectures pour autant, et lorsque revinrent les rigueurs de l’hiver, je bourrai de foin ma chaise et les nombreuses fentes dans les murs de ma petite chambre. Si par extraordinaire j’allais me coucher plus tôt, je ne trouvais le sommeil, et un malaise inexplicable ne tardait à me relever. Je n’étais plus du tout à ma place parmi les gens d’ici, et cependant je ne dirais pas que je désirais m’enfuir. Je préférais être seul. »
Scènes de ma vie, page 149
Paysan et écrivain, une vie en « dissonance »
Sans amertume, Scènes de ma vie retrace une destinée parsemée de roses et d’épines, prise en étau entre un profond sentiment d’appartenance et un impérieux désir d’élévation. Pour la première fois, un paysan des Alpes autrichiennes y parle à la première personne, s’éclairant lui-même et éclairant les siens d’une toute nouvelle lumière.
D’un geste calme et sûr, dans une langue limpide, Franz Michael Felder décrit comme nul autre avant lui « cette fêlure en tout homme qui s’efforce de faire valoir sa singularité » : la solitude de l’enfant fragile qui se « creuse la tête », le vertige adolescent de n’être « rien » devant un poème de Schiller, les médisances croissantes des gens du village, l’inquiétude des parents qui se demandent ce que leur « Franzmichel » peut bien avoir à écrire de « beau ».
Mais l’heure n’est pas encore à la « dissonance ». L’écrivain en devenir doit taire « son désir jamais éteint » d’être un jour publié. Même à ses amis fidèles, qui, comme lui, veulent « faire la nique » aux préjugés, il n’ose pas encore faire lecture de ses « griffonnages ». La peur du rejet l’emporte encore sur la nécessité d’écrire. Tard dans la nuit, le jeune Felder tient en secret un journal qu’il intitule Du cœur et du pays. C’est cette « autre moitié de lui-même » qui poussera l’écrivain accompli au soir de sa vie à prendre une dernière fois la plume pour écrire Scènes de ma vie. C. Lf
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