Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Autour du Pô

 

A l'amorce de son dernier tiers, le Pô prend des airs de Mississipi évoquant un «sud d'avant la guerre de Sécession».A l'amorce de son dernier tiers, le Pô prend des airs de Mississipi évoquant un «sud d'avant la guerre de Sécession». (Photo Slack12. Flickr)

CRITIQUE

Voyage aventureux et érudit sur le plus libre des grands fleuves d’Europe par l’Italien Paolo

Ce fleuve immense, un des plus longs d’Europe avec ses quelque 700 kilomètres, traverse les régions les plus peuplées, les plus industrielles et les plus riches de la péninsule, mais le Pô reste sauvage et mystérieux derrière les hautes levées destinées à protéger les campagnes de ses inondations, qui le rendent ainsi le plus souvent invisible. «Le Pô est plus libre que le Danube et plus authentique que le Rhin parce que la terre qui l’entoure s’en est volontairement séparé», écrit Paolo Rumiz, fasciné par ce cours d’eau «qu’on ne peut ni embrouiller, ni brider, haïssant le béton et demandant son espace légitime». A peine arrivé dans la plaine, il déploie toute sa puissance avec ses multiples méandres et «ses zones inondables, larges comme trois aéroports». Ce monde que ne parcourent plus ni chalands ni péniches, l’écrivain voyageur italien a voulu le raconter au ras de l’eau. Un «morimondo», jeu de mot entre moribond et monde qui meurt, selon le titre original du livre.

«Chaque fleuve a son dieu, sa voix et le courant ne chante jamais de la même manière. L’Euphrate n’a pas le timbre de la Seine. Quand il fait sa boucle au milieu des montagnes, entre Estergom et Budapest, le Danube rugit littéralement, mais deux cents kilomètres plus loin à peine, il se transforme en flûte de Pan qui murmure, en syrinx balkanique, en chant étouffé qui se perd lorsque le fleuve s’élargit dans la terre des confluents entre la Hongrie, la Serbie, la Croatie et la Roumanie», note cet ex-grand reporter du quotidien Repubblica qui vit à Trieste, ville charnière entre les mondes latins, germaniques et slaves. D’où son amour des limes comme des gens qui les habitent et qu’il raconta dans Aux frontières de l’Europe, voyageant en train, bus et auto-stop.

 

Zinc. Cette fois, avec une bande d’amis, ils ont choisi le bateau. Le canoë d’abord, là où le fleuve est encore enfant, tout près de sa source des Alpes piémontaises. Puis une «barcé» quand il commence à s’élargir, et enfin, pour le dernier tiers du périple, un «cat-boat» au mât inclinable, petit galion dodu quand le Pô trône dans toute sa majesté. Ses riverains l’appellent volontiers «la fiuma», littéralement «la fleuvesse», le mettant au féminin, pour en souligner la séduction ensorcelante. Naviguer sur ces eaux couleur de zinc c’est chevaucher «les archives et l’amalgame de toutes les humeurs du nord», où se mêlent «la pisse des cochons» d’une Emilie-Romagne et d’une Lombardie où il y a plus de trois porcs par habitant, «des traces d’ADN des mercenaires carthaginois d’il y a vingt-deux siècles» et ceux des soldats de Bonaparte,«un peu du jus noir de Gattinara, le vin que l’on presse sur les collines de Sesia», «du vernis des luthiers de Crémone, des excréments portant la griffe de Milan et le pollen de millions de peupliers porté par le vent».

Mais comme le rappelle Rumiz, «les fleuves sont les reins d’une nation». Même pollué et malgré les barrages qui brisent son cours, malgré l’arrachement des graviers qui en creuse encore plus le lit, le Pô réussit à se régénérer avant d’arriver dans son immense delta. «Comme le Christ, il a la capacité de se charger de toutes nos nuisances, nos immondices et nos sottises», soupire un pêcheur.

Ce récit picaresque, tour à tour érudit, grinçant ou émouvant est celui d’une aventure, avec ses protagonistes bien campés et surtout leurs rencontres tout au long de la descente du fleuve. Il y a Marina la Russe, vivant sur une île près du delta, où elle retrouve l’immensité sauvage de la Volga. Il y a les fous d’opéra, qui dans leurs cahutes au nord de l’eau écoutent à plein régime les arias de Verdi, et les dingues du blues quand, à l’amorce de son dernier tiers, le Pô alangui prend des airs de Mississippi, évoquant un «sud d’avant la guerre de Sécession, avec les ruines ensablées d’énormes dragues à vapeur et des guinguettes clinquantes».

Silures. Les auberges du bord de l’eau, toujours plus rares, dressent la carte gastronomique d’une tradition menacée. «Il y avait la zone des risottos au poisson et celle des risottos aux légumes, celle des pâtes farcies, […] dans le delta triomphe la polenta et le fritto misto au Piémont, sans oublier la terre des grenouilles, du culatello et de la viande d’âne», écrit Rumiz, racontant comment les poissons traditionnels du fleuve ont presque tous disparu victimes de la pollution, du réchauffement des eaux et des voraces silures. Il y aussi des contrebandiers et trafiquants naviguant tous feux éteints la nuit, le plus souvent hongrois, roumains ou albanais, car étrangement et à la différence des zones côtières maritimes - «ce fleuve centre de gravité de la puissance agricole et industrielle du pays ne connaît ni contrôle ni forces de l’ordre». On ne peut résumer ce livre foisonnant. «Qu’est-elle sinon un fleuve cette longue carte que tu as silencieusement remplie de ton écriture comme un rouleau de la Torah ?», s’interroge Rumiz, rappelant «qu’après tout l’eau qui va est une narration».

Marc SEMO

Paolo RumizPô, le roman d’un fleuve Traduit de l’italien par Béatrice Vierne. Hoëbeke, 376 pp., 22 €.

http://www.liberation.fr/livres/2014/04/09/autour-du-po_994419

Les commentaires sont fermés.