Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Matisse, génial manieur de ciseaux
LE MONDE | 17.04.2014 à 10h13 • Mis à jour le 17.04.2014 à 10h16 | Par Philippe Dagen
Vue d'ensemble d'une des salles de l'exposition consacrée à Henri Matisse à la Tate Modern de Londres, jusqu'au 7 septembre 2014. | AP/KIRSTY WIGGLESWORTH
« Henri Matisse : The Cut-Outs » (« les papiers découpés ») est une exposition à bien des égards parfaite. Elle réunit, à la Tate Modern de Londres, un ensemble considérable, presque complet, des œuvres exécutées par Matisse selon une technique dont il fut l'inventeur : gouacher d'une couleur des feuilles de papier, découper avec des ciseaux des formes dans ces feuilles, les assembler et les fixer. L'exposition sera présentée au Musée d'art moderne (MoMA), à New York, l'hiver prochain, puis les œuvres rejoindront les collections qui les conservent et seront, pour beaucoup d'entre elles, invisibles quelque temps. Les gouaches sont en effet fragiles, et une présentation trop longue à une lumière vive risque de leur faire perdre une partie de leur intensité. Ce phénomène, qui inquiétait déjà Matisse, se vérifie du reste dans l'exposition. Certains bleus sont moins bleus que d'autres, certains rouges déjà légèrement passés vers le rose.
Plutôt que de chercher une composition en multipliant les esquisses, en corrigeant, en recouvrant, il est plus simple de déplacer des formes, de les épingler, de les changer de place, d'en ajouter, afin d'obtenir d'autres formes encore. Cette technique autorise les modifications incessantes. Ce n'est pas seulement parce que Matisse travaille alors avec une grande paire de ciseaux que la comparaison avec un couturier vient à l'esprit. Il coupe, il coud, il découd, il retaille, il monte.
La grande décoration avec masques (1953) par Henri Matisse, exposée à la Tate Modern de Londres, jusqu'au 7 septembre 2014. | AP/KIRSTY WIGGLESWORTH
Dans les premiers temps, vers 1937 donc, il n'est pas encore très adroit, tout en ayant déjà conscience des effets qui peuvent être tirés de la simplification des contours. En 1943, quand il réalise les 20 œuvres qui sont reproduites au pochoir dans Jazz, ce serait plutôt l'inverse : il maîtrise exactement le procédé et se laisse tenter par des exercices de plus en plus compliqués et virtuoses, guirlandes et palmettes. Viennent ensuite des frises qui s'étirent, des projets de décors muraux et de vitraux, des couvertures de revues et de livres.
Matisse ne cesse pas pour autant de dessiner à l'encre et de peindre à l'huile, mais, dans la dernière décennie de sa vie – il meurt le 3 novembre 1954 –, la gouache découpée est, à l'évidence, ce qui le stimule le plus.
DES FORMATS ET À DES SUPPORTS TRÈS VARIÉS
Comment pourrait-il en être autrement ? Il vient de se découvrir une technique originale qui révèle à chaque expérience des possibilités nouvelles et qui peut s'appliquer à des formats et à des supports très variés. Alors qu'en 1941 il a été près de mourir d'un cancer, il lui a échappé et, bien que diminué, s'est remis au travail avec frénésie. Des assistantes qui semblent choisies au moins autant pour leur élégance que pour leur savoir artistique entourent et admirent le vieux maître que les photographes les plus réputés viennent visiter à Nice. Même Paris Match le met à la « une ». Sans doute sa gloire internationale demeure-t-elle inférieure à celle de son éternel ami, ennemi et voisin Picasso mais, après la période plus terne et embourgeoisée des années 1920, il a retrouvé la place qui était la sienne au temps du fauvisme, en 1905, celle d'un artiste d'avant-garde, octogénaire et révolutionnaire à la fois.
Si connus soient-ils, le nu de Zulma de 1950, les Nus bleus de 1952 ou L'Escargot de 1953 offrent à chaque rencontre des singularités que l'on n'avait pas vues – ou moins bien – auparavant. Par exemple, dans Zulma, les contours des papiers découpés ne sont pas toujours exactement jointifs ou alignés. Ces irrégularités auraient pu être corrigées, mais, dans ce cas, la précipitation et le plaisir se sentiraient moins. A y regarder de près, l'une des deux Acrobates est faite d'une accumulation chaotique de bouts de papier qui tient du rapiéçage. Là encore, on perçoit la fièvre qui agite Matisse.
"La Perruche et la sirène" (1952), d'Henri Matisse, l'une des toiles exposées à la Tate Modern de Londres, jusqu'au 7 septembre 2014. | AP/KIRSTY WIGGLESWORTH
RÉANIMER LE RÊVE DE L'ŒUVRE D'ART TOTALE
Mais on perçoit aussi que l'exposition, si bien réalisée soit-elle, ne peut donner qu'une idée partielle de ce qui se passait alors chez Matisse à Paris et à Nice, et que l'on voit bien mieux dans le catalogue. Celui-ci contient – c'est sa partie la plus intéressante – une compilation des photographies en noir et blanc et en couleurs de ses appartements et ateliers prises par son assistante et muse, Lydia Delectorskaya, par Hélène Adant, Henri Cartier-Bresson ou des visiteurs anonymes. Elles montrent les gouaches découpées envahissant littéralement les murs, passant par-dessus les portes, se glissant le long des moulures. Elles prolifèrent à la façon du lierre ou du liseron. Pendant que les dessins à l'encre prennent possession des boiseries, où il est facile de les punaiser, les gouaches s'épinglent vite partout. A en croire les témoignages des visiteurs, le moindre courant d'air les faisait légèrement bouger, les palmes écarlates comme de vraies palmes, les odalisques bleues comme de vrais corps. Matisse pouvait en modifier la disposition à sa guise et transformer ainsi chaque jour l'environnement de formes et de couleurs dans lequel il vivait.
Que reste-t-il désormais de ce moment érotique ? Des œuvres soigneusement collées et encadrées – mal parfois. Les palmes ne frémissent plus derrière leur vitre. Les nus n'appellent plus la caresse dans leur boîte scellée. Ce phénomène est inévitable, sans doute, et la Tate Modern ne peut rien contre ce problème insoluble. Il n'en demeure pas moins que ce qui y est exposé, si proprement, n'a pas été conçu pour l'être ainsi. Plus que des œuvres d'art au sens banal du terme, il s'agissait d'environnement – d'installations modifiables et éphémères.
Avec ses gouaches découpées, Matisse n'avait pas seulement trouvé un nouveau moyen de peindre, mais une façon nouvelle de réanimer le rêve de l'œuvre d'art totale. L'artiste qui avait fait scandale en 1906 avec sa toile Le Bonheur de vivre l'a réalisé, in extremis, et c'est ce bonheur que l'on perçoit dans les salles, parfois plus fortement, parfois plus faiblement. Mais de ce qui s'est réellement passé alors, à Vence et à Nice, l'exposition ne peut faire plus qu'en suggérer l'intensité.
Henri Matisse : the Cut-Outs. Tate Modern, Londres. Du lundi au jeudi, de 10 heures à 18 heures, vendredi et samedi, de 10 heures à 22 heures, dimanche, de 10 heures à 19 h 30. Jusqu'au 7 septembre. Entrée : de 16 £ à 18 £ (de 19,40 € à 21,90 €). Tate.org.uk
http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/04/17/matisse-genial-manieur-de-ciseaux_4402743_3246.html