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Quête de Turque

 

Marc SEMO 23 avril 2014 à 19:06

Tezer Ozlü.Tezer Ozlü. (Photo Deniz Kiral)

CRITIQUE

Tezer Ozlü, fauchée en 1986, à la poursuite de Kafka, Svevo et Pavese.

Ce sont depuis toujours ses frères d’âme, amis intimes même si elle ne les a jamais connus ailleurs que dans leurs pages, retrouvant en eux sa douloureuse lucidité et son irréductible étrangeté au monde. «A part dans les livres, je n’avais rencontré personne qui ait pu accepter mon moi, mon absence de limites, d’où ma quête inlassable», écrit Tezer Ozlü dans la Vie hors du temps. Ce «Voyage sur les traces de Kafka, Svevo et Pavese», incandescent road-movie, est la dernière œuvre majeure de l’inclassable romancière turque, emportée en 1986 par un cancer foudroyant. Un récit écrit en allemand, la langue de l’exil, pour hurler directement, sans le risque de ne jamais être traduite, le chaos qui l’habite. Elle le réécrira ensuite elle-même en turc, sous le titre «Voyage au bout de la vie», peu avant de mourir à 44 ans.

Décombres.Les Nuits froides de l’enfance (Bleu autour, 2011), son premier roman, largement autobiographique, est une révolte contre le monde petit-bourgeois étriqué de sa jeunesse. Cette fille d’instituteurs était hantée par la peur de la folie et de l’asile, où elle fut plusieurs fois internée. «Dire avec les mots le saut minuscule qui vous fait basculer à une vitesse foudroyante de la raison à la folie […]. Si l’on ne touche pas à la folie, les frontières de la raison sont sinistres. Il n’y a rien de plus effrayant que l’ordre et la sécurité», notait dans son journal cette romancière hors-sol, éternellement déchirée entre ses moi multiples. Ses parents étaient de fervents «hussards» de la république d’inspiration jacobine fondée par Mustapha Kemal sur les décombres de l’Empire ottoman, qui imposait la laïcité à une société musulmane profondément conservatrice. Après les petites villes anatoliennes de son enfance, elle fut scolarisée au collège autrichien Sankt-Georg d’Istanbul, établissement mené à la prussienne par des sœurs catholiques. Tezer Ozlü n’est de nulle part. D’où son choix de s’installer à Berlin, pour fuir «les villes mornes et la paralysie du temps qui ressuscite mon enfance».

Partie pour Prague sur les traces de Kafka, elle réalise stupéfaite que l’auteur de l’implacable Lettre au père est enterré aux côtés de ses parents dans le grand cimetière juif, ce champ des morts qu’en allemand - la langue du romancier - on appelle étrangement Friedhof, littéralement champ de paix. Elle fait ensuite un crochet par Belgrade et Nis, alors en Yougoslavie, puis repart vers Trieste où elle rencontre la fille d’Italo Svevo, exquise vieille dame vivant dans un immense appartement musée, à l’image de cette ville relique d’un empire défunt dont elle fut le grand port. Tezer Ozlü aime l’écrivain triestin, «ce fumeur le plus enragé de la littérature mondiale qui tentait d’apaiser sa propre absence de limite en fumant des cigarettes et en décrivant des sentiments enfouis, ceux qu’on ne perçoit pas soi-même et qu’on retrouve en soi après l’avoir lu». Puis elle gagne Turin, «ville à la force secrète recelant à la fois la possibilité du suicide et le désir ardent», le monde de Cesare Pavese, le plus proche d’elle par ses amours impossibles, qui un soir d’août 1950 vêtu de son plus beau costume et après avoir enlevé ses chaussures, s’est étendu sur le lit de la chambre 305 de l’hôtel Roma, avalant plusieurs tubes de barbituriques.

Motel. «Dans mon tiers-monde, j’avais toujours vécu dans le monologue. Parlé en dedans. Aimé en dedans. Pensé en dedans. Ce n’est qu’en voyage, dans les trains, sur les rails que je ressentais le monde», écrit Tezer Ozlü dans ce récit qui, plus qu’un essai littéraire, est d’abord la chronique d’une errance chaotique écrite dans l’urgence entre gares et hôtels, ponctuée de rencontres et d’amours fugaces, un jeune Tchèque dans un wagon-couchettes, un jeune architecte yougo dans un motel, l’étudiant gardien de nuit de l’hôtel Roma de Turin. Elle ne cache pas dans sa vie «avoir eu une multitude d’hommes qui aujourd’hui forment un tas comme les épluchures de pommes de ma mère».«Je craignais de me retrouver seule avec mon absence de limites, et j’avais besoin de quelqu’un n’importe qui pour qu’il m’en donne», écrit-elle. Les rencontres sans lendemain - «choisir sa vie parmi des inconnus» - sont ainsi devenues le moyen de garder sa liberté et elle, quadragénaire, elle assume les aimer jeunes : «C’est justement mon insatiabilité qui me pousse vers les corps inexperts auxquels je peux donner mon surplus de sensations insoutenables.» La force de l’écriture de Tezer Ozlü est dans ce choix d’une liberté totale jusqu’à se perdre : «Cette vie ne me comble que lorsque les mots que j’aligne correspondent aux vents qui soufflent en moi, à l’amour qui aime en moi, à la mort qui meurt en moi, à la vie qui veut jaillir de moi.»

Marc SEMO

Tezer OzlüLa Vie hors du temps Traduit de l’allemand par Diane Meur. Bleu autour, 238 pp., 17 €.

http://www.liberation.fr/livres/2014/04/23/quete-de-turque_1003035

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