Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
La Serbie est servie
La Serbie est servie
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Farandole . En visite à Paris, Nenad Gladic, star de la cuisine et de la télé serbes, se met aux fourneaux. Repu de souvenirs, notre reporter passe à table.
De cuisiner à être cuisiné, il n’y a qu’un pas.
Nenad Gladic, vedette de la gastronomie serbe, tient cet adage de quelques nuits parisiennes angoissées. Lui qui, chaque dimanche, enchaîne les recettes sur la première chaîne du pays, RTS 1, avait les mains sacrément moites au moment de s’avancer devant un parterre d’invités français. Conviés à un happening parisien à l’hôtel de la Trémoille, la somptueuse résidence de l’ambassadeur de Serbie en France, les critiques et journalistes tricolores ont une solide réputation qui les précède : l’intransigeance. De quoi avoir la tremblote au moment de s’emparer du rouleau à pâtisserie et de se lancer dans la réalisation d’une banica, une tarte très populaire dans les Balkans.
Délectation. La banica, c’est cette odeur chaude et suave de sucre cuit, qui étreint et câline après un repas rustique servi dans l’une des nombreuses konobas (taverne, ndlr) traditionnelles. Au détour d’une route de montagne, après des heures à serpenter en vue d’atteindre la frontière monténégrine, on s’y arrêterait avec une faim de vainqueur. Là, le patron accueillerait en serrant fermement la pogne et dirait : «Rakija !» On tenterait de s’excuser, de dire qu’il reste un sacré bout de chemin, mais il s’empresserait de servir sa plus belle eau-de-vie, vieillie dans une bouteille en bois d’un kitsch inégalable, et concoctée dans le garage attenant, avec on ne sait quels produits dont il ne faut pas prononcer le nom. Prune, raisin, abricot, on fait de la rakija avec tout en Serbie, pour peu que les fruits du jardin soient de saison.
Passé quelques instants d’amitié virile, mesurée au nombre de verres abattus, le patron proposerait des tartines d’ajvar, une douce pâte à tartiner aux poivrons, au piment et à l’ail. On l’étalerait avec délectation sur du proja, un pain brioché à la farine de maïs. D’aspect jaune clair, il ne semble pas ragoûtant, mais se découvre rond en bouche. Ensuite ? Shopska. Une belle salade, rafraîchissante et légère qui, lorsqu’il fait chaud, se suffit à elle-même : une feta légèrement salée, un concombre, des oignons et les fameux paprikas, ces petits piments aimables comme une porte de grange. Un trait d’huile d’olive et… chuuuuut. Ne surtout pas dire au taulier que la shopska est une pâle imitation de la salade grecque sous peine de se faire salement caresser les côtes.
Là, Zdravko -on aurait eu l’audace de lui demander son prénom - se ragaillardirait pour attaquer le vrai, le dur. L’hiver, ce serait une viande en sauce, peut-être un gibier, mâtinée de champignons, de choux, ou de betteraves. L’été, il s’agirait plutôt d’un agneau au barbecue, offert, pièce par pièce, au visiteur. Cevapi, chachlik, kebab, la cuisson des viandes varie du nord au sud, au gré des influences passées, qu’elles aient été austro-hongroises, grecques, ou ottomanes. Dessus, on s’enverrait quelques bouteilles d’un jeune negotinsko, ce vin rouge réputé, mais aux tanins aussi aiguisés qu’une râpe à bois. En Serbie, on dit qu’un repas à sec est annonciateur de malchance. Elle a bon dos la scoumoune…
Incuries. Repu à ne plus savoir quelle taille de ceinture choisir, l’invité remercierait son hôte qui, afin de prolonger la discussion sur les incuries du basket serbe, dégainerait son maître atout : une banica, donc, délicatement dorée. Enroulée sur elle-même, la tarte est tout aussi belle que bonne. Sa pâte fondante enveloppe le couteau et son odeur de cannelle chatoie. Garnie de raisins secs, de potiron, et parfois de quelques flocons d’avoine, elle rappelle, pour peu qu’on la serve avec une crème fouettée, l’apfelstrudel praguois.
Toutes velléités de départ étant désormais caduques, le patron nous remettrait une lampée de rakija derrière la cravate. Puis deux, puis trois. A deux, on aurait vidé de quoi remplir un Tupolev. On bavasserait encore des heures du Kosovo indépendant, des fastueuses stations balnéaires de Tito, de l’intégration européenne.
Enfin, de guerre lasse, sans avoir pu ne serait-ce que s’y opposer un tantinet, on irait dormir dans la pension qui se trouve à l’étage, défoncé comme un terrain de grandes manœuvres. Sûr qu’on en profiterait pour faire quelques rêves gourmands comme une soupe de poissons au bord du Danube ; un ragoût de champignons sur le mont Golija ou encore une plantureuse choucroute en Voïvodine. La route pour le Monténégro, ce serait pour le lendemain, après la confiote et un seau de café américain servis sur une nappe à fleurs rococo.
La venue à Paris de Nenad Gladic, un petit air mutin du cow-boy de YMCA, avait une visée précise : adoucir sans trahir les clichés sur la cuisine serbe. «Notre pays cherche son identité culinaire, car ce que nous cuisinons est souvent attribué à nos voisins, se désespère le chef de l’émission Gastronomad. La Turquie, la Grèce et l’Italie sont des signatures reconnues de la cuisine méditerranéenne.La Serbie peine à émerger. Notre population est composée essentiellement de familles aux revenus modestes, les Serbes se trouvent donc dans l’obligation de travailler les mêmes produits 90% du temps. Moi, j’ai à cœur de montrer que l’on peut faire bon et bien avec peu.»
doctrine. Pour ce faire, Gladic a composé une farandole de légumes aux textures différentes : assaisonnés, farcis à la viande, crus ou croquants. Le cuisinier entend «exposer une palette de possibles». Sa doctrine ? «Prouver que l’on peut faire mille recettes avec les mêmes produits. L’important, ce n’est pas tant la dégustation que le moment passé à élaborer sa recette et à la réaliser. Pour moi, la cuisine doit générer de la légende.» Dans la splendide salle de réception, d’aucuns s’émeuvent de l’absence quasi totale de viande : «Lorsque l’on dit cuisine serbe, les gens pensent "riche", "lourde", "généreuse". Si l’on ne renie pas forcément ces termes, j’ai envie de m’inscrire dans les nuances. Mes meilleurs souvenirs de repas sont ceux où j’ai été surpris», rétorque Gladic.
Puisque le chef l’exige, on repart dans nos souvenirs. C’était il y a trois ans, près de Novi Sad, et il faisait une chaleur à défroquer un cureton. Dans la petite cour intérieure d’un resto, à l’ombre d’un amandier, deux Serbes tuaient le temps en jouant aux échecs. L’un avait un bout de famille par alliance du côté de Trebinje, dans le sud-est de la Bosnie. L’autre était un «vrai» gars du coin. Plutôt que de compter les points, les deux compères avaient passé un deal, le perdant devait cuisiner pour le gagnant. Dès lors, ils commencèrent à se passer commande :
«Si tu paumes, tu me fais un burger.
- C’est naze, on n’est pas américains, tu ne veux pas des trucs de Bosnie plutôt ?
- C’est quoi des trucs de Bosnie ?
- Bah ! Je sais pas, des lepinja [petites saucisses de mouton] par exemple.
- Mais, c’est yougoslave les lepinja !
- Ce n’est pas yougoslave, ça existait avant.
- T’y connais rien et tu veux me faire la leçon, c’est marrant.»
La partie d’échecs n’avança plus jusqu’à l’arrivée du serveur, courroucé : «Fermez-là, dans les Balkans, niveau bouffe, tout est à tout le monde.»
Photos Fred kihn
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