Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Le clafoutis anti-cerise de nerfs
Quand le Grand nous corne autour de minuit, on sait de quoi il en retourne : on est bon pour la grande vadrouille sur le bitume, l’insomnie automobile, la zone urbaine sur quatre roues. Ce qu’il aime, notre aminche, ce sont les vagabondages sur la petite et la grande ceinture, les balades sur les Maréchaux, le porte-à-porte autour de Paname entre 1 heure et 3 heures du matin. De Clignancourt à la porte d’Italie, en passant par Bagnolet ou Maillot, il refait le match, les seins de sa nouvelle voisine du troisième, la déculottée des européennes, sa énième lettre de démission ou tout simplement sa vie. Sa BM, qui fait blêmir le contrôle technique et la maréchaussée tellement elle a plus d’âge, c’est son confessionnal, son arche pour les petites fugues et les longues veilles quand il nous convoque, nuitamment et sans entretien préalable, pour bavasser, chantourner les mots qu’il a rugueux à cette heure et tailler une bavette longue comme un train de côtes.
Il a beau vous tirer du fond de votre couette, des bras de Silvana Mangano en rêve ou d’une thébaïde imaginaire, ça sert à rien de regimber quand il lui faut sa dose de périph by night, au Grand. Alors on tombe dans nos rangers sans les lacer ; on s’emmitoufle dans la vieille parka fourrée aux poils de chat et l’on s’entend ronfler en même temps que le moteur de l’ascenseur qui monte et puis redescend. Qu’il vente, qu’il neige, qu’il pleuve, il nous attend là, devant l’immeuble, au volant de sa teutonne qui ronronne, sans un regard, sans une parole quand on s’installe sur le siège, à sa droite.
Samouraï. Qu’importe qu’on soit ensuqué comme un loir au sortir de l’hiver, le Grand a retrouvé son planton de minuit, le convoyeur de ses petits secrets, ça le rassure de nous avoir chargé dans son fiacre qui sent le nem ou le kebab de 22 heures. L’avantage des vieux carrosses, c’est qu’ils autorisent tous les travers, toutes les manies, que l’on ne compte plus les taches de sauce samouraï sur la banquette, les vide-poches qui débordent de rogatons de Mars ou de Bounty, les pochettes de CD orphelines. Le Grand, c’est un food truck à lui tout seul, il a la street food chevillée au volant. Ce soir, il a calé sur une demi-baguette remplie de merguez qui s’est égarée près du levier de vitesses. «T’en veux ?» qu’il fait en nous fourrant sous le nez le quignon qui contient en harissa de quoi décalaminer un T-72. «Passe la troisième, qu’on grogne. Et mets ton clignotant, on est arrivés à la bretelle des Lilas.» Ne vous fiez pas au sens de l’orientation revendiqué par les oiseaux de nuit, ils papillonnent souvent comme une nuée de taxis irakiens autour d’un rond-point badgadi. «Hein, c’est déjà le périph ?» qu’il glapit, le Grand. Et là, c’est toujours le rituel. Doucement, il descend la vitre de sa portière, en plein vent de minuit, quitte à vous cryogéniser en plein mois de janvier, pourvu qu’il allume une sans-filtre et se mette à table. Et là, c’est toujours la même blague : «Donc, je te disais…»enchaîne-t-il avant qu’on ne le coupe. «Mais tu ne me disais rien du tout !» «Je me comprends, se justifie le Grand. Avant que tu arrives, je te causais déjà…»«Ah, bon», qu’on fait.
Vous l’aurez compris, c’est réglé comme du papier à musique, notre cérémonial, depuis qu’on roule notre attelage nuitamment sur le périph. Ça a commencé il y a un siècle, quand on faisait de la limaille sur le goudron, nous, avec notre XT 500, lui, avec son anglaise qui grimpait aux murs du côté de la porte de Saint-Ouen. La nuit était flamboyante, insouciante, pleine de désirs et de confiance en le jour qui allait venir. On n’avait pas trop du crépuscule à l’aube pour déverser nos trop-pleins de mots et de vie. On fredonnait le Minimum d’Higelin en s’engouffrant dans le tunnel des Tuileries, il y avait des frites et de la bière entre Châtelet et Nation, avant de se tirer une fieffée bourre sur le cours de Vincennes et de s’endormir avec Berlin de Lou Reed. Plus tard, on a troqué le monocylindre pour un siège bébé sur une banquette arrière, où une rebelle de 12 semaines cessait de beugler dès que l’on rejoignait le périph. Combien de berceuses routières et urbaines a-t-on ainsi enquillées nuitamment pour faire venir le sommeil chez une moufflette insomniaque ? «Tu te rends compte que cette année, la mienne passe le bac, soupire le Grand. La nuit dernière, mademoiselle a fait une crise d’angoisse quand je regardais Dr House. Elle voulait que je la fasse réviser. Eh bien, tu sais quoi, on a pris le périph et on fait interro orale en roulant.» Il est pas peu fier, le Grand, quand il se raconte en train de bachoter avec sa fille, entre les portes de Montreuil et de Champerret. Là, il veut qu’on aille au ravitaillement chez Amar, pour le petit-déjeuner familial. Nous, on en profite pour grappiller une poignée de cerises, tandis que le Grand radote sur les boîtes de céréales. «Je sais plus ce qu’elle aime», qu’il geint. «Fais-lui un clafoutis, ça la changera», qu’on risque. «Tu crois ? Pourquoi pas, après tout, il fait, hésitant, la main sur le rayon des Miel Pops. Je vais quand même prendre un paquet, on sait jamais.»
Générosité. Pour le clafoutis, on est allé consulter un livre imprégné de transmission et de générosité en cuisine où, parmi 365 Recettes du pays d’Ardenne (1), on a débusqué cette recette simple et rapide à réaliser pour le petit déj, quand toute la maison dort encore. Il vous faut un verre de farine, un verre de sucre, un verre de lait, 2 œufs entiers, 1 cuillère à soupe de kirsch, environ 350 g de cerises ou d’autres fruits dénoyautés. Délayez dans l’ordre indiqué les ingrédients ; ajoutez les fruits et versez la préparation dans un moule bien beurré. Enfournez à four moyen (thermostat 6, 180 degrés) durant 45 minutes.
(1) «365 Recettes du pays d’Ardenne», de Lise Bésème-Pia, éditions Dominique Guéniot, 15 €.
Photo Florent Tanet
http://www.liberation.fr/vous/2014/06/04/le-clafoutis-anti-cerise-de-nerfs_1033657