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Le roman d’un jeune Turc

 

Marc SEMO 4 juin 2014 à 18:06

Constantinople vers 1900. Constantinople vers 1900. (Photo Paukrus. Flickr)

CRITIQUE

Dans sa première fiction, écrite à l’âge de 23 ans, Orhan Pamuk dépeint l’évolution de la société turque à travers les destins de trois générations.

Quand il se lança dans l’écriture de ce premier roman, fresque ambitieuse de soixante-dix ans d’histoire turque et saga familiale sur trois générations, Orhan Pamuk avait à peine 23 ans. Il l’acheva quatre ans plus tard puis il dut attendre encore trois années avant de le voir publié, en 1982, en Turquie. Jusqu’ici le livre n’avait jamais été traduit en France et l’auteur, récompensé en 2006 par le prix Nobel de littérature, était de son propre aveu «un peu embarrassé par ce roman classique, familial et démodé». C’est du Pamuk avant Pamuk. Pour un premier contact avec son univers, ce n’est pas l’idéal. Pour ses nombreux lecteurs, en revanche, l’intérêt est évident. Tous les thèmes de l’œuvre à venir sont là, à l’état brut. Il ne manque que le souffle et l’inventivité qui feront le succès de ses plus grands romans comme Mon nom est Rouge, thriller à la Umberto Eco dans le monde des peintres de miniatures au XVIe siècle, Neige sur les fractures d’une Turquie plus que jamais divisée entre laïcité et islamisme, ou le Musée de l’innocence, envoûtante ode à l’amour fou et à l’obsession.

Ascension. Encore tâtonnant et très scolaire, le jeune Pamuk assume ses références, les Buddenbrook de Thomas Mann, Tolstoï mais aussi Proust et surtout Dostoïevski. Les premiers comme inspirateurs d’un grand roman social et historique. Les seconds pour la psychologie, les plongées dans l’angoisse existentielle, les tourments des relations familiales. Cela donne des phrases ampoulées et pas toujours heureuses : «C’est pourquoi il ne voulait pas voir son jeune frère et que, chaque fois que cela leur arrivait, lui-même se traînait plus bas que terre tout en essayant d’avilir son frère avec des récriminations et des reproches toujours plus blessants.»

Ce volumineux roman s’ouvre en 1905 sous le règne crépusculaire d’Abdülhamid II, surnommé le «Sultan rouge» pour son caractère sanguinaire, alors que déjà les «Jeunes Turcs» complotent pour créer une Turquie moderne. C’est là que commence l’ascension sociale de son héros, Cevdet, commerçant ambitieux, ce qui était très rare pour un musulman en un temps où le business était aux mains des «minoritaires» juifs, grecs et arméniens. Il épouse une fille de pacha, achète une magnifique villa à Nisantasi, dominant le Bosphore. Avec son frère militaire rêvant de révolution, il s’ouvre aux idées nouvelles. Le deuxième acte - le plus long et le plus balzacien - se déroule en 1936 dans la Turquie républicaine de Mustafa Kemal et met en scène les deux fils de Cevdet, Osman qui reprend l’affaire et Refik, le cadet, rongé par des interrogations existentielles, «qui voudrait donner un sens à sa vie, avoir un combat à mener et essuyer quelques petites tempêtes qui dissiperaient cette angoisse et cette impression de stagner». Il s’interroge sur les mutations de son pays et, comme toujours velléitaire, tentera d’ouvrir une maison d’édition afin de publier de la littérature européenne.

La troisième partie, la plus courte, montre les petits-enfants de Cevdet dans la Turquie des années 70 qui vit sous la menace de coups d’Etat militaire, où Ahmet, jeune peintre, est fasciné par la révolution et le marxisme.

Orhan Pamuk a voulu «dresser la fresque de l’occidentalisation turque», selon ses mots. Cevdet, comme plus tard ses fils et petits-fils, a le regard tourné vers l’Europe et en premier lieu vers la France, lisant tous les jours le Moniteur d’Orient. La bourgeoisie stambouliote parlait français, achetait des imitations de meubles français - genre copie Louis-XVI - et vibrait pour les débats intellectuels des bords de Seine. Aujourd’hui, elle s’est mise à l’anglais et se tourne plutôt vers New York ou la Californie. Mais le déchirement d’un perpétuel entre-deux demeure. «Tenter de faire sien l’esprit de l’Europe et se sentir ensuite coupable de ce mimétisme», résumait le romancier dans un recueil d’essais, D’autres couleurs, où il narrait cette difficulté d’être un écrivain «des marges de l’Europe» : «Quand Proust écrit sur l’amour, il parle d’amour universel aux yeux de ses lecteurs ; quand j’écrivais sur l’amour, surtout à mes débuts, on me disait que j’écrivais sur l’amour turc.» Ce monde de la bourgeoisie cosmopolite des bords du Bosphore et ses angoisses identitaires sont au cœur de son œuvre. Son second roman, la Maison du silence - le premier publié en français - narrant les dialogues d’une vieille femme et de ses petits-enfants dans une villa d’un bord de mer déserté, reprend cette même interrogation : l’occidentalisation a-t-elle échoué ? D’une certaine façon, il écrit toujours le même livre et, comme il aime à le répéter : «La moitié de chacun de mes livres est autobiographique.»

Le pendant de la grande villa patriarcale de Nisantasi où cohabitent Cevdet avec enfants et petits-enfants, est la «maison Pamuk» à Cihangir, autre quartier d’Istanbul où le romancier désormais sexagénaire a toujours vécu. «A une époque marquée par l’abondance des migrations et la créativité des migrants, je suis toujours resté au même endroit», reconnaît volontiers l’écrivain qui, certes, voyage beaucoup mais y revient toujours. C’est un immeuble construit par le grand-père qui fit fortune dans les chemins de fer. Oncles, tantes, cousins, vivaient là. Les gosses passaient d’un appartement à l’autre. Le patrimoine a été depuis dilapidé, mais l’immeuble est encore debout, occupé encore en grande partie par la famille. Les personnages de son premier roman sont aussi assez clairement inspirés de la saga familiale. Comment ne pas penser, à propos du personnage de Refik, au portrait que dresse Pamuk de son propre père, «poète raté» ? «Il n’a jamais rien publié, il a traduit Valéry et sa bibliothèque contient tout le catalogue Gallimard. Il s’est résigné à n’être qu’un homme d’affaires et quand tout va mal il va à Paris», expliquait-il à Libération il y a quelques années.

Mutation. Se plonger dans ce livre, c’est être dans la matrice même d’une œuvre en pleine évolution. Le prochain roman d’Orhan Pamuk, au travers de la vie d’un vendeur de rue et de son ascension sociale des années 70 à nos jours, veut raconter l’immense mutation d’Istanbul, dont la population a décuplé depuis les années 50. Un livre qu’il écrira comme à l’accoutumée au stylo à encre - un Parker à plume large - sur de grands blocs quadrillés. «Je suis un écrivain lent avec une page ou deux par jour, nous confiait-il. Et je n’ai pas envie de passer ma vie à contempler l’écran d’un ordinateur comme celui d’un aquarium.»

Marc SEMO

Orhan Pamuk Cevdet Bey et ses fils Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy. Gallimard, 758 pp., 25,90 €.

http://www.liberation.fr/livres/2014/06/04/le-roman-d-un-jeune-turc_1033628

 

 

 

 

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