Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
L’atout faux
«La Bibliothèque invisible» de Stéphane Mahieu recense les livres imaginaires à travers les siècles
Si l’art consiste à ajouter de nouveaux objets au monde, on doit aussi accepter que les artistes puissent le mystifier. De là la littérature dans la littérature, les tableaux dans les tableaux, les films dans les films, etc. Dans cette régression à l’infini, ces jeux de miroirs en arrivent toujours non tant à concurrencer le réel qu’à le faire disjoncter, en le court-circuitant par l’imaginaire. C’est anthropologiquement la préhistoire du virtuel, de la manipulation des textes et des images, un temps où l’on imaginait de faux écrivains et de faux livres, une époque où les mystificateurs amusaient et où de manière plus aimable les arts inventaient le phishing.
Référence. De A chacun son rôle, pièce que répètent les comédiens dans Six Personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello à Zénobie de William Shakespeare, imaginée par Jack McDevitt dans The Fort Moxie Branch, Stéphane Mahieu propose un dictionnaire des livres imaginaires. Le sujet n’est pas inédit, les bibliographes du XIXe siècle l’avaient abordé autour d’un des fondateurs de cette pratique de la référence excentrique : François Rabelais et son célèbre catalogue de la Bibliothèque de l’Abbaye de Saint-Victor dans Pantagruel. Le bien nommé Bibliophile Jacob alias Paul Lacroix et Gustave Brunet professaient la même passion que le conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal, Charles Nodier, pour ce que l’on nommait les fantaisies bibliographiques, parmi lesquelles le livre imaginaire voisine avec les auteurs supposés et les fous littéraires. Brunet livra le premier essai sur les catalogues de bibliothèques imaginaires que les auteurs ont introduit dans leurs publications dès le XVIe siècle quand ils ne les ont pas publiés comme de faux catalogues de ventes. La Bibliothèque invisible de Stéphane Mahieu s’inscrit dans cette longue tradition et s’ajoute aux plus récents Mille et Un Livres imaginaires que Jacques Geoffroy avait publiés chez Canevas en 1997 à l’occasion d’une exposition sur ce thème à la bibliothèque municipale de Dole.
Stéphane Mahieu a véritablement joué le jeu du dictionnaire avec plusieurs centaines de livres recensés dont les notices documentées et très attrayantes traquent la référence insolite à travers les siècles et les genres, non sans inciter fortement à la découverte ou à la relecture. On y retrouve les classiques : Borges avec son encyclopédie de Tlön, le Don Quichotte de Pierre Ménard et l’Approche d’Almotasim ainsi qu’un autre argentin incontournable, J. Rodolfo Wilcock, dont la Synagogue des iconoclastes ajoute quelques pages à ce défilé de textes hétérodoxes manuscrits ou imprimés qui ont malheureusement disparu pour de bonnes ou de mauvaises raisons : brûlés, égarés, dérobés, etc. Mahieu n’oublie personne, ni Queneau (les Enfants du limon), ni Ronceraille et aborde même l’extrême contemporain avec Eric Chevillard ou Antoine Volodine, qui y figure pour quelques-unes des trois cents œuvres postexotiques qu’il a imaginées dans ses fictions. Tous les genres sont représentés : théâtre, essais, science-fiction, roman policier… Au côté des Nabokov, Bolaño, Jasper Fforde, Stanislas Lew, Vila-Matas, on s’aperçoit que nombre d’écrivains se sont livrés au jeu de la référence imaginaire, de Charles Sorel à Gide, de Benjamin à Sartre, de Jean d’Ormesson (la Gloire de l’Empire) à André Stas pour Entre les poires et les faux mages.
La métalittérature est une dimension salutaire qui permet d’échapper au réalisme ordinaire, c’est même un signe de reconnaissance entre lecteurs résistants au prêt à lire. Il y a ceux qui sont à même de goûter l’Art de désoppiler la rate de Panckoucke ou l’Avenir dévoilé par les lignes d’omnibus de Rodolphe Bringer et les autres. Si l’on peut parler de dandysme littéraire, c’est que la réflexivité repose beaucoup sur les moments où la littérature est devenue son propre objet, romans sur le champ littéraire, souvent à clés et dont les cryptonymes dissimulent des célébrités littéraires d’hier ou d’aujourd’hui : tout concourt à doubler la littérature d’un double fictionnel, comme l’écrivain réel d’une académie d’auteurs improbables. La sensibilité très oulipienne et pataphysique de Stéphane Mahieu ajoute de nombreuses perles à ce catalogue de délicieuses monstruosités : parmi celles-ci on regrettera patrimonialement le Guide des urinoirs de France que Noël Arnaud et François Caradec projetaient d’écrire dans le Guide des farces et attrapes, qui restera lettre morte, comme le très célèbre Essai sur l’incommodité des commodes de Jules Vabre, et on découvrira entre toutes ces références (mais Mahieu ne nous mystifie-t-il pas parfois ?) des contributions décisives sur l’art brouettique ou sur l’anatomie des rhinogrades.
Estomacs.La Bibliothèque invisible est à mettre sur le même rayon que l’Encyclopédie des pays de nulle part et d’ailleurs (utopies, uchronies, etc.), des dictionnaires de personnages de romans, des nombreux ouvrages sur les écrivains imaginaires dont certains spécialistes comme Jean-Benoît Puech n’ont pas hésité à œuvrer à la fois dans le camp des mystificateurs et dans celui de la critique. Il y a lecteur et lecteur, ceux à qui ce type d’ouvrage s’adresse relèvent d’une forte pathologie de pervers textuel, estomacs solides dans lesquels on compte nombre de bibliofilous ou de bibliomaniaques.
Stéphane MahieuLa Bibliothèque invisible, catalogue des livres imaginaires Editions du Sandre, 161 pp., 26 €.
http://www.liberation.fr/livres/2014/06/11/l-atout-faux_1038643