Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Paul Valéry, sétois ?
Photo non datée, de Jean Ballard et les écrivains français André Gide et Paul Valéry. (Photo AFP)
Après Tintin et Derrida, Benoît Peeters s’attaque à l’auteur de «Monsieur Teste»
On est sérieux quand on a 17 ans. Pour qui a lu Paul Valéry à cet âge, comme par exemple André Breton, l’auteur de la Soirée avec Monsieur Teste est d’abord cet objet précieux : un monument intime - Rimbaud en chambre, costume et nœud-papillon, léger léger, tout l’orgueil infiniment discret de l’esprit. A Gide, jeune homme, il écrit : «Je suis de ceux pour qui le livre est saint. On en fait UN qui est le bon et le seul de son être, et l’on disparaît…» Ce bon livre est naturellement celui qu’on n’écrira pas : «L’écrivain véritable est celui qui ne trouve pas ses mots.» Pour le reste, on se prolonge plus qu’on ne disparaît, comme ancien combattant, vaincu, de sa propre épopée. Quel homme cesse d’écrire pendant vingt ans après la mort de son maître en intransigeance verbale et en anarchisme civilisé, Mallarmé, pour renaître en académicien et professeur au Collège de France, notable et franc-tireur du monde des Lettres ? Quel judoka laisse agir les forces de ceux qui vont faire sa carrière ? Lui, Valéry.
Echantillons. Michel Jarrety publiait en 2008, chez Fayard, un monument sur ce monument : somme biographique de 1 366 pages, suivant presque jour à jour la vie de l’écrivain. Son travail était guidé par une phrase de Stendhal : «Il n’y a d’originalité et de vérité que dans les détails.» Six ans après, rendant hommage à ce travail monstre, Benoît Peeters, tintinophile de pointe et auteur d’une biographie de Jacques Derrida, revisite un auteur qu’il voudrait contribuer à sortir de l’oubli dans lequel il le croit tombé : «Au cimetière de Sète, écrit-il, sa tombe elle-même est difficile à trouver. Je l’ai cherchée longtemps, par un après-midi brûlant, errant entre les allées désertées.» Valéry n’est sans doute pas plus à l’ombre de nos consciences ou des pins que la plupart de ceux pour qui l’acte d’écrire est chaque jour un défi et une vanité. Mais Peeters insiste sur cette ombre pour mieux mettre en lumière, en particulier dans son dernier chapitre, ce que d’après lui il faut lire de Valéry : quelques poèmes, ses essais et ses écrits en pièces détachées, sa correspondance encore largement inédite (1), et bien sûr ses Cahiers. L’aventurier Peeters est descendu dans la mine Valéry, dans la mine Jarrety, dans d’autres également. Le résultat est plus qu’un bon livre de vulgarisation : un délicat essai d’investigation biographique. Les échantillons des couches chronologiques valéryennes, exposées avec clarté et sens du récit, se mêlent aux réflexions thématiques : sur sa vie sociale, ses vies amoureuses, son amitié éperdue et brisée avec Pierre Louÿs, la gestation de la Jeune Parque pendant la Première Guerre mondiale, sur ce mouvement perpétuel et par nature inachevé que fut l’écriture des Cahiers, remplis chaque matin à l’aube, avec la tasse de café et la première des soixante cigarettes quotidiennes.
Parallèlement à sa biographie de Derrida, Peeters avait écrit un journal sur sa propre vie, pendant trois ans, avec l’œuvre du philosophe : le mécanisme intérieur et vivant de la pensée tel que le révèle les Cahiers, sa mise en contradiction avec l’existence extérieure, sociale, ce que Valéry nomme le «non-révisé», est ce qui le passionne. Il regrette ainsi que son modèle n’ait pas inventé des «formes poétiques inédites et excitantes», dont lui seul «eût été capable». Un écrivain ne pouvait écrire que ce qu’il a écrit. Mais nul, comme Valéry, ne sait inspirer ces regrets naïfs, spontanés, parfois sévères ; tous ceux qui l’ont lu avec ferveur, de Breton aux femmes qui l’ont aimé, ont reproché à l’homme de lettres de n’être pas à la hauteur des illusions que l’écrivain leur avait données. La qualité de leur regret - et de ceux de Peeters - parle pour lui : les promesses de Valéry engagent toujours ceux à qui elles sont faites.
«A la mode». Valéry va vite, invente, pressent, associe. Jamais il ne pose entièrement le pied sur la fleur qu’il a trouvée : «Je n’excède pas à m’attarder.» Il crée la contrainte oulipienne avant l’Oulipo. Il devient un personnage de Borges quand Borges ne l’a pas encore inventé, recopiant ses manuscrits pour les vendre comme originaux. «De droite, par instinct, de gauche, par esprit», antidreyfusard dans sa jeunesse, pétainiste deux mois puis écœuré par Vichy, sommet chinois de la civilisation européenne, il est aussi impur dans le monde qu’il ne l’est pas dans l’aventure de sa pensée.
La cérémonie intime que son monument symbolise, et qu’il représenta des années 20 à sa mort en 1945, devenant, dit-il, «le Bossuet de la Troisième République», reste donc gage, menace, exigence de liberté. En 1918, encore admiré par les futurs surréalistes qui vont bientôt le piétiner, il écrit à Aragon «qu’un être vivant est toujours suffisamment à la mode». Il demeure à la mode pour chacun de ses lecteurs parce qu’il est mot à mot la vie même, celle de l’esprit le plus intelligent en lutte avec le cœur le plus sensible. C’est cela que Peeters conte et analyse.
Deux exergues de Valéry ouvrent son livre. On en proposera un troisième, tiré d’Eurêka : «J’avais vingt ans, et je croyais à la puissance de la pensée. […] J’étais sombre, léger, facile en apparence, dur dans le fond, extrême dans le mépris, absolu dans l’admiration, aisé à impressionner, impossible à convaincre. J’avais foi dans quelques idées qui m’étaient venues. Je prenais la conformité qu’elles avaient avec mon être qui les avait enfantées, pour une marque certaine de leur valeur universelle.» Valéry ou la vie écrite, mode d’emploi.
(1) Gallimard publie un choix de «Lettres à Jean Voilier», de son vrai nom Jeanne Loviton, le dernier de ses amours, à qui il écrit avant de mourir : «Hamlet se foutait dedans. Notre sort à nous, c’est "Etre ET ne pas être !" Je suis ton vieux et de cœur.»
Benoît Peeters Valéry, Tenter de vivre Flammarion, 396 pp., 23 €.
http://www.liberation.fr/livres/2014/06/11/paul-valery-setois_1038647