Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
« Le Paysage Poétique » de Philippe Jaccottet habite La Pléiade de son vivant
Le jeune homme de treize ans suisse vaudois qui offrait à ses parents des poèmes pour les Noëls des années sombres de la Seconde Guerre Mondiale, inspirés de Rilke, Rimbault, Mallarmé, Ramuz, Claudel, puis plus tard Hölderlin (dont il a dirigé la publication dans La Pléiade en traduction française), s’entourera de complices comme Yves Bonnefoy et André du Bouchet, et des univers parisiens de Pierre Leyris, Henri Thomas mais aussi de musiciens et de peintres tels que Garache ou Palézieux.
Lauréat de nombreux prix prestigieux tout au long de sa carrière (dont Schiller, Guillevic et Goncourt de la poésie pour les plus récents), oeuvre poétique de langue française du XXème la plus étudiée au sein de thèses et de mémoires après celle d’Henri Michaux, recueils inscrits dans les programmes scolaires, sujet d’une bibliographie foisonnante, Philippe Jaccottet a pourtant choisi l’existence discrète de l’effacement. Bien loin de toute appartenance à une sphère littéraire ou médiatique, la plume de cet écrivain se dérobe à tout attachement à un mouvement ou heure de gloire, ne privilégiant que la justesse rigoureuse du travail de l’ombre, entre promenades méditatives au coeur de la Drôme et écriture dans sa maison près du château de Mme de Sévigné. Le couple ne vit pourtant pas dans sa monade, mais s’ouvre à des voyages, à des rencontres.
Cet isolement géographique d’apparence austère et monacale est cependant pour lui promesse de liberté et d’indépendance stylistique, habité par une limpidité, une unité et une humilité constantes. Ses mots sont dépouillés d’artifice, de spectaculaire, comme pour mieux nous rapprocher de leur vérité première, de leur beauté crue. C’est dans le paysage de Grignan que ses yeux sont plus clairvoyants, qu’il est plus que jamais à l’écoute, dans une nature en mutation perpétuelle, entre chien et loup. Un monde qui s’éveille ou s’endort au creux de vallées parées de brumes, de chants d’oiseaux et de couleurs aux nuances presque indicibles, changeantes au gré des saisons. Comment les décrire? Quelle émotion, quel souvenir, quelle joie, quelle douleur évoquent-elles ?
Le poète cherche, annote, réécrit inlassablement, dans un éveil permanent du ravin jusqu’au ciel. Il tente de faire coïncider le perçu et le ressenti avec prudence, aucune approche chez lui n’est parfaitement définitive, se situant « …non pas où abonde la connaissance, mais où il y a dénuement et doute… ». Il guette le moindre signe au coeur de ces paysages habitués, une réminiscence de mémoire, une trace d’un ça-a-été. Il capte le furtif pour déployer l’instant dans toute sa densité. Il se peut que ce soit un rouge-gorge qui lui évoque un fragment de poésie de Nerval, les longues soirées d’hiver au coin du feu, l’âme réincarnée d’un enfant. Il se peut que ce soit aussi « une neige sans âpreté », invitant à marcher à la « lampe même qu’il ne faudrait jamais laisser s’éteindre en arrière de soi, lumière perpétuelle pour le repos des morts au moins en nous. » (« Quelques notes du ravin », Ce peu de bruit (2008))
Philippe Jaccottet nous révèle une intimité universelle et provoque des expériences profondes dans le détail le plus simple, cheminant parfois délesté de pesanteur, parfois avec une gravité endeuillée. Mais il est de ces inquiétudes, de ces tourments qui vous réconfortent et qui offrent un certain état de grâce au détour d’incidents, d’événements imperceptibles: une branche animée par le vent, l’eau claire d’une rivière. Alchimie de mythologie personnelle et de croyances. « C’est une façon d’entendre ce que semble dire ce hameau à qui s’y attarde un instant par un dimanche froid d’avril. Une façon de se laisser emporter, orienter, exalter sans trop chercher à comprendre. Il est possible en effet que cela nous touche, plus loin que les yeux, que le corps, le coeur, la pensée elle-même, du moins, que ce lieu et cet instant ainsi tressés l’un avec l’autre, et nous autres liés à eux, prenions racine plus loin que tout cela, on serait prêt de le croire en passant. » (« Hameau », Après beaucoup d’années, (1994)). Des images, des impressions, des incertitudes se succèdent dans la nébuleuse des pensées et le lecteur y appose les siennes.
Egalement critique littéraire et traducteur des plus grands auteurs allemands et italiens (sans oublier de L’Odyssée d’Homère), cet écrivain érudit invoque avec rigueur une lucidité analytique, le rapprochant ainsi des philosophes existentialistes. Conscient de l’inéluctable, de la perte, de la dévastation sans jamais véritablement s’y résoudre, tout semble passer mais rien ne meurt jamais vraiment dans sa nature mystique, comme en témoignent notamment les titres de ses oeuvres (L’Obscurité (1961), Paysages avec figures absentes (1970/76), À la lumière d’hiver (1977), Pensées sous les nuages (1983), Cahier de verdure (1990), Eaux prodigues (1994), Le retour des troupeaux et Le Combat inégal (2010), Taches de soleil ou d’ombres (2013)…).
Ce sentiment de continuité et de cohérence, c’est celui que possède également le lecteur lorsqu’il ferme un recueil de Philippe Jaccottet. On inventerait presque un dialogue sur la poésie des paysages d’Uzès et Grignan avec Jean-Louis Trintignant, lui aussi sur une « île », préservé de la noirceur du monde, confronté avec la somme de son passé, le pessimisme de la vieillesse et l’émerveillement enfantin devant les matins et les floraisons éternels. Oui, on les imagine tous deux dans leurs rituels de réflexions, Jaccottet assis à son bureau de toujours, vigie et gardien devenu sans âge… « En pareilles circonstances, on pourrait se sentir devenir peu à peu une espèce de fantôme, même couronné comme on l’a voulu si chaleureusement aujourd’hui ; disons néanmoins qu’à ce presque fantôme restent peut-être quelque part une ou deux réserves de paroles qu’il rêverait lumineuses : et, à tout le moins, le devoir d’exprimer une gratitude autant plus vive qu’elle doit se frayer un chemin dans la venue de la nuit. » déclarait-il dans Le Combat inégal à l’occasion de sa remise du Grand Prix Schiller en 2010.
Cette édition de La Pléiade scelle alors la reconnaissance de son vivant de l’un des écrivains contemporains les plus brillants, dont les quatre-vingt neuf années incarnent ses quelques lanternes de papier blanc et rose encore suspendues dans les feuillages de ses Pivoines, semblant vivre à la fois dans le souvenir et dans l’attente d’une autre réjouissance à venir…
Œuvres, de Philippe Jaccottet, édité par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon, préface de Fabio Pusterla, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 728 p., 59 € jusqu’au 30 juin, 66,50 € ensuite