Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Baudelaire et Horace Vernet
Le 7/9 Un été avec Baudelaire
Un été avecBaudelaire
par Antoine Compagnon
du lundi au vendredi à 7h55
Les haines de Baudelaire sont extrêmes, par exemple dans ses Salons où il a ses « phares », comme Delacroix, ou William Haussoullier en 1845, Eugène Boudin en 1859, mais aussi ses têtes de Turc, comme Horace Vernet.
Dans le Salon de 1845, Baudelaire s’en prend à la fameuse Prise de la smalah d’Abd-el-Kader, comparée à un « panorama de cabaret », un grand tableau plein de détails anecdotiques, juxtaposant des épisodes avec une « méthode de feuilletoniste », mais dépourvu d’unité, froid. Un an plus tard, dans le Salon de 1846, Baudelaire se déchaîne :
M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. — Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme je hais l’armée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. Cette immense popularité, qui ne durera d’ailleurs pas plus longtemps que la guerre, et qui diminuera à mesure que les peuples se feront d’autres joies, — cette popularité, dis-je, cette vox populi, vox Dei, est pour moi une oppression.
« Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme français (II, 469-470).
Baudelaire hait l’armée, où son beau-père exerce et qui s’est rendue populaire par les combats en Algérie de Bugeaud contre Abd el-Kader, mais il ne déteste pas la guerre littéraire. Sur ces mots, il revient d’ailleurs à sa théorie de l’éreintage :
Bien des gens, partisans de la ligne courbe en matière d’éreintage, et qui n’aiment pas mieux que moi M. Horace Vernet, me reprocheront d’être maladroit. Cependant il n’est pas imprudent d’être brutal et d’aller droit au fait, quand à chaque phrase le je couvre un nous, nous immense, nous silencieux et invisible, — nous, toute une génération nouvelle, ennemie de la guerre et des sottises nationales ; une génération pleine de santé, parce qu’elle est jeune, et qui pousse déjà à la queue, coudoie et fait ses trous, — sérieuse, railleuse et menaçante ! (II, 471).
Refusant la manière insidieuse et hypocrite de la critique bourgeoise, Baudelaire se déclare pour un conflit ouvert entre les générations. Il a le sentiment qu’il n’est pas seul, mais qu’il traîne derrière lui toute une troupe de son âge. Avec le romantisme, avec la bataille d’Hernani, on est entré dans l’époque des manifestes qui opposent les générations. Ce sera bientôt le temps des avant-gardes, dressant les modernes contre les anciens, les jeunes contre les académies.
Baudelaire a quelques images déconcertantes, impétueuses, concrètes, énergiques, héroïques : pousser à la queue, par allusion à la queue d’une colonne, d’un peloton, d’un convoi, que l’on presse de derrière pour la faire avancer ; coudoyer, c’est-à-dire jouer des coudes, pousser de côté, ébranler, pour forcer à laisser la place ; enfin faire ses trous, comme on dit faire trou, c’est-à-dire faire son chemin, ou bien pénétrer, marquer, suivant l’expression faire balle et faire trou, monter à l’assaut par derrière. Tout est très agressif, vise à éliminer et remplacer.
Pourtant, il dénonce aussi dans Mon cœur mis à nu la vision militante de la littérature :
De l’amour, de la prédilection des Français pour les métaphores militaires. […] / Littérature militante. / Rester sur la brèche. / Porter haut le drapeau. / Tenir le drapeau haut et ferme. / Se jeter dans la mêlée. / Un des vétérans. / Toutes ces glorieuses phraséologies s’appliquent généralement à des cuistres et à des fainéants d’estaminet. (I, 690-691)
Les poètes de combat. / Les littérateurs d’avant-garde. / Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques. (I, 691)
Baudelaire est un guerrier. Enfant, il voulait être « pape, mais pape militaire » (I, 702). « Vous êtes un vrai guerrier. Vous méritez d’être du bataillon sacré », écrivait-il à Flaubert le 31 janvier 1862 (C, II, 224). Mais il a choisi de se battre seul, et d’abord contre lui-même, comme Delacroix : « Pour un pareil homme, doué d’un tel courage et d’une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu’il a à soutenir contre lui-même » (II, 429).