« Si je pensais être acquitté ? J’attendais une réparation d’honneur ! » déclare Charles Baudelaire, incrédule. Il vient d’être jugé coupable « d’outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs », condamné à 300 francs d’amende et à la suppression de six poèmes qui contiennent des « expressions obscènes et immorales ». Même, il s’attendait à ce que le substitut du procureur Pinard lui « fasse cette galanterie » de l’inviter à déjeuner. Ultime bravade de l’éternel dandy ? Incurable naïveté de celui qui croit, au contraire, à la « terrible moralité » des Fleurs du Mal ? L’anecdote, rapportée par Asselineau, son ami, chargé de l’édition de son oeuvre poétique, vaut surtout par le pesant de malentendus qu’elle révèle.
Quelques procès d’écrivains ont déjà eu lieu. Les Goncourt ont été acquittés, Xavier de Montépin condamné, Flaubert acquitté. Cela rassure Baudelaire. Son livre, censé « représenter les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne », a paru le 21 juin 1857. L’auteur en attend beaucoup. Le 5 juillet, cependant, un Gustave Bourdin signale dans le Figaro – il est le gendre du directeur – certaines « monstruosités », « chefs-d’oeuvre de passion, d’art et de poésie », certes, mais « que rien ne saurait justifier ». « L’odieux y coudoie l’ignoble, le repoussant s’y allie à l’infect. » Le journal insiste. Le 12 juillet, le dénommé Habans, considéré par Baudelaire comme un « protégé du ministre de l’Intérieur », revient à la charge. Acharnement superflu : dès le 7, la direction de la sûreté générale relève que certaines pièces sont « un défiaux lois qui protègent la religion et la morale » et d’autres, « de la lubricité la plus révoltante ».
« Comme si la loi n’existait pas »
Baudelaire ne s’en émeut guère. Mais il n’a pas les relations de Flaubert. Et ses appuis dans le monde littéraire – Gautier, Mérimée – se dérobent. Sainte-Beuve lui écrit un argumentaire pour sa défense, mais se refuse à lever le petit doigt. Quatre articles très favorables paraîtront cependant, dont celui, remarquable, de Barbey d’Aurevilly. Ils ne suffiront pas à lui éviter le prétoire.
Pinard, battu dans l’affaire Flaubert, reprend les arguments employés contre Madame Bovary. Prudent en matière de religion, il est intraitable sur la morale publique. D’un revers de main, il balaie une défense peu inspirée. Prétendre « dépeindre le Mal et ses trompeuses caresses pour en préserver » ne saurait tromper le magistrat, qui a beau jeu de se scandaliser des « impressions malsaines » que « certains lecteurs » iront « recueillir dans de semblables tableaux ». Et de décrire complaisamment lesdites « peintures lascives ». L’important est de « réagir contre cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire » « comme si la loi n’existait pas ». Ce qui est d’autant plus grave, car, contrairement au journal, « qui s’oublie », le livre « devient un danger toujours permanent ». L’enjeu dépasse largement le rigorisme de Pinard. C’est à la fois le contrôle des moeurs et la mise au pas de la littérature qui se jouent dans ce procès emblématique.
Tout doit être dans la loi et la loi, appliquée. Il y va d’une certaine conception de la société, de l’art, de son utilité et de ses dangers. Pinard se voit « sentinelle ». Il aura gain de cause sur le principe. Baudelaire obtint plus tard de l’impératrice une réduction du montant de son amende et le régime ne sera pas trop sévère avec la personne du poète. Il lui accordera même à plusieurs reprises des aides substantielles.
Épilogue Baudelaire mourut en août 1867. Quelques mois plus tard, Ernest Pinard était fait ministre de l’Intérieur. Le dernier haut fait que l’histoire retiendra de lui sera le refus d’une statue de Voltaire à Paris. À sa mort, en 1909, son éloge funèbre parut dans le Figaro. En 1946, un procès en révision fut introduit devant la Cour de cassation, entraînant l’annulation de la condamnation. Depuis le 31 mai 1949, on peut lire le texte intégral des Fleurs du Mal sans violer la loi.