Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Istanbul, une scène en pleine effervescence
Reportage | Musiciens et DJ turcs incarnent le nouvel eldorado de la sono mondiale. Et résistent à la censure du pouvoir en place. Un melting-pot culturel à l'affiche, les 1er et 2 août, des Escales de Saint-Nazaire.
Le 22 juin, malgré la pluie et les kilomètres, les Stambouliotes affluent en masse sur la pelouse détrempée de l'Eksi Fest, grand raout altermondialiste organisé par le site Internet Eksi Sözlük. Symbole d'une liberté d'expression largement déplacée sur les réseaux sociaux turcs, ce très populaire dictionnaire en ligne, basé sur le principe contributif de Wikipédia, a récemment fait les frais de la censure en perdant un procès intenté par l'Etat. La liesse des dix mille bobos et hippies en ciré qui chantent en choeur avec Manu Chao, champion d'un soir de leur cause libertaire, n'en est que plus guerrière. Un an après les événements de la place Taksim et à la veille de l'élection présidentielle, le poing levé devant les images des manifestations qui défilent sur écran géant, ils se souviennent et ne lâchent rien.
« Après Gezi [le nom du parc qui a mis le feu aux poudres en mai 2013, NDLR], j'ai commencé à aimer la jeune génération : avant, je ne voyais que des geeks, mais j'ai compris qu'on pouvait leur faire confiance », se réjouit en coulisses Murat Ertel. A 50 ans, le chanteur du groupe Baba Zula, tête de file de la scène world alternative, est le Rachid Taha d'Istanbul. Un peu plus tôt, il a embrasé la foule, babouches aux pieds et luth saz en fusion, avec son rock psychédélique contestataire.
Hipsters et musiciens de rue tsiganes
Lui se réclame de la tradition protestataire des ashiks anatoliens, troubadours dont il perpétue la verve militante pour parler de religion, de liberté ou de la condition féminine. « Dans ma famille, on a connu la prison, la torture et la censure, alors je manie la parabole, c'est moins risqué, explique-t-il. Le pouvoir a beau essayer d'éradiquer la culture des ashiks, elle renaît toujours. » Comme eux, il joue du saz (ou baglama), ce luth emblématique d'Anatolie. « Dans leur subconscient, les Turcs n'ont jamais digéré leur conversion de force à l'islam. Le saz, réintroduit par les ordres religieux mystiques Alevis et Bektachi, chantres d'un islam proche de leurs racines, est resté l'instrument de la révolution contre le pouvoir arabisant. » Lui l'a électrifié, à la sauce Baba Zula : cet « oriental dub », où se mêlent instruments traditionnels (oud, darbouka) et samples électroniques, représente depuis près de vingt ans la quintessence du souk sonore stambouliote.
« Dans cette ancienne ville d'Europe, étape sur la route de la soie, parler de melting-pot culturel fait cliché, mais c'est une réalité », rappelle-t-il. Aux Escales de Saint-Nazaire, qui proposent cette année un focus sur l'effervescente scène stambouliote, Baba Zula présentera une création avec le chorégraphe Ziya Azazi, un danseur contemporain d'Antioche inspiré par les tournoiements des derviches tourneurs. « En dix ans, la scène expérimentale a explosé, les musiciens et DJ n'hésitent plus à mélanger les genres », constate le saxophoniste Ilhan Ersahin. Un pied à New York, l'autre à Istanbul, ce musicien prolifique est une figure incontournable du jazz turc. Activiste culturel d'avant-garde, il est également le programmateur du Nublu (prononcer « Nioublou »), l'un des clubs les plus réputés d'Istanbul, dont il a dupliqué le concept dans l'East Village.
“Baris Manço, Erkin Koray, Cem Karaca…
Ils ont réussi là où la république avait échoué”
Murat Meric, DJ
Le Nublu du Bosphore, lui, est situé au pied de la colline de Beyöglu, entre le pont de Galata et la place Taksim. Dans ce quartier branché à l'atmosphère cosmopolite, truffé de bars à la mode et de restaurants traditionnels, se croisent jeunes créateurs et cireurs de chaussures, hipsters et musiciens de rue tsiganes. « C'est cette connexion forte avec la musique balkanique et la musique arabe que j'aime autant dans cette ville », précise Ilhan Ersahin. Sur ses dernières Istanbul Sessions, il a d'ailleurs convié le virtuose Hüsnü Senlendirici, superstar de la clarinette tsigane, l'instrument totem d'Istanbul. En Turquie, la communauté tsigane n'est guère mieux lotie que dans le reste de l'Europe, mais sa musique y est reine.
A Kadiköy, sur la rive asiatique de la ville, ce sont les folkeux qui ont le vent en poupe. Difficile, pourtant, de faire plus anachronique que Murat Meric, qui vient régulièrement mixer au Babylon, le temple de la culture alternative. Raie au milieu et tresse au bas du dos, ce DJ vintage, artisan du revival de la « pop anatolienne », fouille inlassablement dans les vieux vinyles stockés chez un ami disquaire. « Baris Manço, Erkin Koray, Cem Karaca..., égrène-t-il. Entre 1965 et 1975, l'âge d'or du genre, ils ont été les premiers à réarranger les rythmes traditionnels anatoliens sur guitare électrique et batterie. Avec ce répertoire populaire et contestataire, qui s'inscrivait dans un mouvement de libération après la droite kémaliste et le régime autoritaire des années 1950, ils ont réussi là où la république avait échoué, en créant une musique turque pouvant cimenter culturellement l'Etat-nation. »
La “Chanson des casseroles”
Plus tard, bien après la vague psychédélique des années 1970 et 1980, le collectif Kardes Türküler (chants fraternels), né dans le club de folk de l'université du Bosphore, a repris le flambeau unitaire. « C'était en 1993, deux ans après que le régime eut autorisé enfin les chants dans une autre langue que le turc, raconte le guitariste. On a voulu créer un répertoire polyglotte de "chants fraternels", qui représente les différentes communautés du pays en agrégeant les folklores turc, kurde, azéri, arménien... » Comme beaucoup d'artistes, le collectif pacifiste est descendu dans la rue en juin 2013. Pour soutenir ces mères et ces enfants qui se mettaient tous les soirs à la fenêtre en frappant sur des verres et des poêles à frire, il a composé la satyrique Chanson des casseroles, qui a fait le tour des réseaux sociaux. « Mais, depuis, plus aucune municipalité progouvernementale ne nous invite... »
C'est là l'un des enjeux culturels de cette élection présidentielle : les festivals sont légion en Turquie, mais ce sont les maires qui les organisent. Celui du district de Beyöglu, acquis à la majorité partisane (AKP) du Premier ministre Erdogan veut, quant à lui, interdire les terrasses, afin de décourager les rassemblements populaires, au risque de tuer la vie du quartier, dont beaucoup prédisent le déclin. Tandis que Kadiköy et Sisli (où va déménager le Babylon à la rentrée), deux mairies démocrates, sont au contraire les nouveaux quartiers qui montent. « Istanbul a tout pour devenir, comme Berlin, le nouvel eldorado musical », assure le visionnaire Ilhan Ersahin. Encore faut-il, selon lui, que la situation politique le permette.
A voir
Istanbul Delight, les 1er et 2 août, aux Escales de Saint-Nazaire (44). Tél. : 02 51 10 00 00. www.les-escales.com
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