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Serge Toubiana : "Truffaut était un homme à idées fixes"

Serge Toubiana : "Truffaut était un homme à idées fixes"

Le Point - Publié le 09/10/2014 à 18:19 - Modifié le 10/10/2014 à 11:12

À l'occasion du trentième anniversaire de la disparition du cinéaste, la Cinémathèque française lui consacre une grande exposition.

La cinémathèque propose une exposition et une rétrospective sur François Truffaut, du 8 octobre 2014 au 25 janvier 2015.La cinémathèque propose une exposition et une rétrospective sur François Truffaut, du 8 octobre 2014 au 25 janvier 2015. © Succession Pierre Zucca

Propos recueillis par et Jean-Philippe Guerand

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Le 21 octobre 1984 mourrait François Truffaut, à l'âge de 52 ans. Trente ans plus tard, la Cinémathèque française lui consacre une exposition conçue à partir des archives de sa famille : scénarios annotés, ouvrages raturés, correspondances, notes manuscrites et carnets, objets... Directeur de la Cinémathèque française et commissaire de l'exposition* Serge Toubiana a également cosigné une biographie du cinéaste**. Mais il reconnaît "ne pas en avoir fini avec lui"... Interview.

Le Point : Truffaut avait un lien très fort avec la Cinémathèque...

 
 

Serge Toubiana : Oui, et c'est l'une des raisons qui m'ont décidé à lui consacrer cette exposition. Ce lien très fort datait de son adolescence. En 1947-1948, la Cinémathèque est devenue un repère essentiel dans sa vie. Il en a fait sa maison - il n'avait pas de chez lui, fuyant ce qui était censé être son foyer, et faisait l'école buissonnière. C'est là qu'il a connu ses amis, futurs cinéastes de la Nouvelle Vague. Et il a très vite donné des archives à Henri Langlois, dès la sortie des Quatre Cents Coups en 1959, comme pour honorer une dette vis-à-vis de celui qui l'avait éduqué au cinéma. Cela ne s'est jamais démenti, jusqu'en 1968, quand il s'est fortement mobilisé pour défendre Langlois. Au début des années 1980, Jack Lang, ministre de la Culture, a fait pression sur lui pour qu'il devienne président de la Cinémathèque, mais Truffaut a refusé. Depuis une quinzaine d'années, nous avons en dépôt les archives des Films du Carrosse, que Madeleine Morgenstern et les filles du réalisateur nous ont confiées. C'est d'ailleurs le fonds le plus consulté par les étudiants et les chercheurs.

Vous aviez vous-même déjà beaucoup travaillé sur l'oeuvre et le cinéaste, n'est-ce pas ?

J'ai écrit sa biographie avec Antoine de Baecque, je lui ai consacré un documentaire, j'ai édité ses DVD chez MK2 et je lui ai consacré une des Grandes Traversées de France Culture, il y a quelques années. Mais je n'en ai pas fini avec lui, que ce soit en tant que cinéphile, ex-critique, journaliste et maintenant directeur d'une institution.

Comment avez-vous imaginé l'exposition ?

Truffaut n'a cessé d'écrire et de faire des films, mais ce n'est ni un artiste, ni un plasticien, ni quelqu'un qui a des relations imaginaires ou réelles avec la peinture, la musique ou la photo. Il est un cinéaste du papier, de l'écriture, du romanesque, qui a écrit selon les protocoles les plus variés : lettres, critiques ou essais, notes, scénarios, cartes postales. Son écriture est très reconnaissable. C'est l'angle que nous avons choisi avec Nathalie Crinière, la scénographe. Le parcours se décline en huit chapitres, autour de deux thématiques essentielles : l'enfance et la passion amoureuse. L'enfance, qui fut pour lui un mauvais moment à passer - il a été adulte à 14 ans -, nous permet d'aborder la transmission. La passion amoureuse, c'est le "ni avec toi ni sans toi" de La Femme d'à côté qui traverse ses films depuis Jules et Jim. C'est aussi parce que l'oeuvre de Truffaut balaie tous les âges de la vie que nous allons montrer ses films dans une vingtaine d'écoles de toute la France, en présence des techniciens et acteurs qui ont travaillé avec lui. Ensuite, tous les élèves seront invités à la Cinémathèque pour voir La Nuit américaine et découvrir l'exposition.

Quels documents sont exposés ?

Beaucoup d'écrits : des carnets que nous a confiés le fils de son ami d'enfance Robert Lachenay, dans lesquels il évoque le quartier de Pigalle, les salles de cinéma et les films qu'ils allaient voir clandestinement. Des notes, des découpages, des brouillons, des listes de titres possibles, des lettres, notamment sa correspondance avec Spielberg à propos de Rencontres du troisième type, ou celle avec Hitchcock lorsqu'il entreprend son livre d'entretien en 1962. Truffaut était obsessionnel : il gardait tout, et d'une façon très organisée. Son bureau des Films du Carrosse sera reconstitué et une douzaine d'écrans permettront de circuler parmi ce thème de la passion amoureuse qui voyage d'un film à l'autre.

 

 

 

 

Extrait du scénario de "Jules et Jim". Truffaut adaptera le roman d'Henri-Pierre Roché avec Jean Gruault qui deviendra l'un de ses fidèles collaborateurs.

Quelle est sa place aujourd'hui ?

Sa mort l'a éloigné des générations actuelles. Depuis 1984, le monde des objets qui nous entourent a changé, notamment les moyens de communication dans la sphère intime. De son temps, pas de portable, on voit encore dans ses films les téléphones en bakélite noire ! Truffaut est mort un mois avant le lancement de Canal+. Il est non seulement un cinéaste du XXe siècle, mais aussi un homme qui avait la nostalgie du début de ce XXe siècle. Il refusait la mode. Au fond, les trente ans qui se sont écoulés depuis sa mort représentent presque un demi-siècle, mais ses films restent un point fort d'identité partout dans le monde. La question est : "Pourquoi ce cinéma demeure-t-il aujourd'hui encore aussi mystérieux ?" Dans ses vingt et un longs métrages, ce qui est frappant, ce sont les correspondances, les passages secrets, les clins d'oeil plus ou moins visibles d'un film à l'autre. Et surtout, la cohérence d'ensemble. Truffaut était un homme à idées fixes. Et s'il y a des fuites, elles sont à l'intérieur même de l'oeuvre.

Il était considéré comme un classique ?

On l'a même considéré comme " académique " et il a souffert de la comparaison avec Godard qui était vu comme le " moderne ". Alors que Jules et Jim, Les Deux Anglaises ou L'Homme qui aimait les femmes possèdent un feu puissant. Dans ses films, on voit tout ce qui brûle, tout ce qui est en train de se consumer. Ce n'est pas un hasard s'il s'est battu pendant quatre ans pour réaliser Fahrenheit 451 : c'est un film qui dit beaucoup sur le rapport de l'homme à la littérature, aux livres mêmes. Ce qui est séduisant chez lui, c'est qu'il est un homme installé dans son travail et un autodidacte formidablement cultivé et obsédé par la transmission. Sa principale préoccupation a toujours été d'aller à l'essentiel et de prendre le spectateur par la main, en se concentrant sur le récit et les sentiments. Il ne venait pas au montage, il demandait à voir son film sur grand écran et le démolissait, comme il l'avait fait pour ceux des autres. Il remettait ses collaborateurs au travail et revenait la semaine suivante. Et, à la fin, il ne craignait pas de montrer son film à des copains comme Jacques Rivette ou Jean Aurel pour avoir leurs avis et critiques.

Dans quelles circonstances l'avez-vous rencontré ?

En 1975, j'étais aux Cahiers du cinéma depuis deux ans et j'étais le second de Serge Daney. À l'époque, personne ne trouvait grâce aux yeux de la revue, sauf Godard, alors que plusieurs personnalités étaient actionnaires des Cahiers, parmi lesquelles Pierre Cardin, Costa-Gavras, Pierre Braunberger, Michel Piccoli et... Truffaut. J'ai dit à Daney qu'il n'était pas normal de rester fâché avec lui. Truffaut disait qu'il ne comprenait plus rien à ce qu'on écrivait sur ses films. On lui a demandé un rendez-vous et il nous a reçus dans son bureau des Films du Carrosse. On lui a expliqué qu'on voulait refaire des Cahiers une revue de cinéma et il nous a répondu : "J'ai deux choses à vous dire. La première, c'est que, si vous aviez eu du courage, vous auriez monté une nouvelle revue, parce qu'en aucun cas André Bazin n'avait créé les Cahiers du cinéma pour que ça devienne une publication maoïste. Vous avez un peu tiré sur la corde. Et la deuxième chose, vous venez me demander mon aide, je serai dorénavant avec vous d'une neutralité bienveillante." J'ai mis des années à comprendre que cela voulait dire : "Faites vos preuves !"

 

 

 

 

Pour La Nuit américaine, Truffaut avait défini les caractères de ses personnages.

Comment avez-vous mis en pratique son conseil ?

On a refait les Cahiers pas à pas et on a regagné sa confiance. En juillet 1980, nous avons eu un très long entretien avec lui qui est paru à la rentrée dans deux numéros de la revue. Jean Narboni, Serge Daney et moi étions arrivés le matin chez lui et nous sommes restés jusqu'au soir. Au cours de cette interview, il a réglé ses comptes avec Godard. Ensuite, il nous a suivis, nous a confié des textes, nous a conseillé d'éditer certains livres consacrés à des gens qui avaient compté pour lui : Bazin, Hitchcock, Renoir, Welles, Langlois ou Audiberti... En 1978, j'ai fait mon premier voyage aux États-Unis et quand je lui ai dit que j'allais en Californie, il m'a proposé de l'accompagner à une party. C'était drôle de le voir à l'étranger, timide certes, mais très à l'affût des jolies femmes.

Vous connaissiez bien son oeuvre avant de le rencontrer ?

J'ai aimé ses films à partir de mes 16 ans. Quand j'étais au lycée à Grenoble, en 1965, j'ai vu Pierrot le Fou de Godard et les films de Truffaut. Je n'avais aucun problème pour aimer les deux. Plus tard, quand je suis arrivé aux Cahiers du cinéma, je ne comprenais pas pourquoi il fallait aimer l'un et pas l'autre. Truffaut réconciliait avec la littérature et avec les origines des Cahiers. Contrairement à Godard, qui aimait se fabriquer des ennemis, Truffaut était très respectueux ou très neutre, mais il ne revenait sur rien de ce qu'il avait détesté quand il était critique. Pourtant, quand on a repris plusieurs de ses textes avec Jean Narboni, dans Le Plaisir des yeux, il a refusé d'y inclure Une certaine tendance du cinéma français, le fameux texte paru en 1954 dans les Cahiers dans lequel il attaquait "le cinéma français de qualité". Il nous a dit : "J'ai écrit ce texte quand j'avais 22 ans et j'attaquais des gens qui travaillaient et qui étaient bien vus dans le système. Mais aujourd'hui, ils crèvent de faim et je ne veux pas leur faire de mal, alors que moi, je suis en situation de travailler." On a tout de même réussi à vaincre ses scrupules, en arguant de l'importance historique de cet article.

Comment jugez-vous le critique Truffaut ?

C'est un modèle. Il a une grande facilité d'écriture, mais n'est jamais universitaire. Il a appris à voir un film à la Cinémathèque. Ce qui m'a toujours frappé, c'est qu'il a écrit huit cents textes en seulement cinq ans, une véritable boulimie ! À ses débuts, André Bazin lui a servi d' "entraîneur", pendant l'année et demie où il a vécu chez lui, à Bry-sur-Marne. Au moment où il tourne Les Quatre Cents Coups, il a déjà une première vie derrière lui.

Quel héritage a-t-il laissé ?

Aujourd'hui des cinéastes comme Arnaud Desplechin, Olivier Assayas, Martin Scorsese, Wes Anderson ou Noah Baumbach ont mis un terme à sa traversée du désert en affirmant que Truffaut leur avait donné l'envie et le goût de raconter des histoires. La force de son cinéma était de s'adresser intimement au spectateur comme s'il s'adressait à chacun d'entre nous. Ce passeur intelligent et généreux a aidé beaucoup de gens, de Claude Miller à Jean-François Stévenin... Il est mort très jeune et a laissé un vide : tout à coup, un maillon essentiel a disparu et c'est tout l'édifice du cinéma français qui est devenu bancal.

 

Retrouvez notre hors-série "Truffaut, l'homme qui aimait les femmes", en kiosque.

 

* La Cinémathèque met Truffaut à l'honneur du 8 octobre 2014 au 25 janvier 2015, avec une exposition, une rétrospective, des conférences et des concours d'écriture et de films. oui

**La biographie d'Antoine de Baecque et Serge Toubianan "François Truffaut", vient d'être éditée en folio poche.

Truffaut à l'écran

 

À la télé, Arte présente un cycle Truffaut du 27 octobre au 7 novembre avec trois films : Les Quatre cents coups, La peau douce, Le dernier métro, qui seront suivis du documentaire inédit d'Alexandre Moix Truffaut l'insoumis.

Au cinéma, Le Dernier métro ressort en salles le 15 octobre en version inédite restaurée ultra HD.

Une rétrospective des films de François Truffaut sera présentée au cinéma mk2 bibliothèque à partir du 22 octobre 2014

 

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