Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Arnaud Buchs : Écrire le regard. L’esthétique de la Modernité en question, Hermann, « Essais », 2010, 135 pages. ISBN : 978 2 7056 80107. -
Accès au texte intégral Texte intégral en libre accès disponible depuis le 14 novembre 2011. Sous le titre, Écrire le regard. L’esthétique de la Modernité en question, Arnaud Buchs propose une archéologie de la modernité (décrire la peinture revient à décrire le langage) en analysant comment l’esthétique, la poétique et l’épistémologie s’articulent ou pas dans la critique d’art de Diderot et dans celle de Baudelaire. Ces écrivains ont bien été étudiés en tant que critiques d’art – l’auteur se réfère à J. Starobinski, L. Marin, J. Chouillet, J.-M. Chaeffer, etc. – mais il les aborde sous un angle d’attaque personnel, celui de l’épistémologie. - See more at: http://rde.revues.org/4864#sthash.oBCAi38B.dpuf
Arnaud Buchs soutient d’emblée un paradoxe : le Laocoon de Lessing ne liquide pas l’ut pictura poesis, parce que l’écriture exerce encore son empire en séparant peinture et poésie ; le discours de l’oeuvre (définition de l’esthétique selon A. Buchs) et le discours à l’oeuvre (définition de la poétique) entrent en tension.
La première des deux parties de l’ouvrage est consacrée à Diderot. A. Buchs sélectionne dans l’oeuvre du philosophe la Lettre sur les sourds et muets, un extrait du Salon de 1765 (« Une marche d’armée », composé à propos du tableau de Casanove) et un autre (la « Promenade Vernet ») de celui de 1767. Dans la Lettre, Diderot montre que l’écriture, toujours en retard sur son objet, se prend pour objet et constitue in fine le seul objet qu’elle connaisse parfaitement. Le dialogue est ouvert entre esthétique, poétique et épistémologie. Notre connaissance dans et par l’écriture (simulacre) ne dévoile que l’être-image des choses, car le langage s’interpose entre le monde et le sujet connaissant, contrairement au tableau qui montre la chose même. Par image, on entend celle qui est « peinte dans l’esprit », celle qui est « représentée sur la toile » mais aussi la forme sous laquelle « le monde extérieur se donne à penser pour l’entendement ».Le monde connaissable se réduit à ce que nous pouvons en dire, telle est l’épistémé de la Lettre : Diderot dépasse l’ut pictura poesis.
Dès le second volet de la première partie, on passe de la préesthétique de la Lettre à l’esthétique des Salons. Dans « Une marche d’armée » une description, marquée par la prétérition, fait écran entre le tableau et le lecteur au niveau du discours de l’oeuvre alors que le discours à l’oeuvre fait image pour l’imagination ; la description technique qui suit révèle un tableau réel, bien fade en comparaison du tableau imaginaire. Ainsi l’imagination entre en tension avec la mimésis. L’image, ambivalente, est ce qu’elle montre et montre ce qu’elle est, un écran où se projette le monde. La poétique des Salons, réflexion du langage sur lui-même, échappe toutefois au repli herméneutique : l’écriture ne se substitue pas au monde. Cette poétique, inscrite dans une épistémé, produit une esthétique (pensée de l’illusion de l’image) dont l’origine et le terme réside dans la spécularité de l’écriture. L’illusion de l’image reste donc le modèle épistémologique.
Dans la « Promenade Vernet », l’esthétique fonde les conditions d’un monde connaissable qui se donne à nous, selon notre condition d’êtres sensibles plongés dans le langage, sous forme d’une image, écran nécessaire à son intelligibilité.Le discours de l’oeuvre étant aussi discours à l’oeuvre, l’esthétique est associée à une poétique. Est fondée une connaissance où l’écriture est tant le moyen que l’objet. In fine, il y a une chose même qui est le langage. Ainsi, l’esthétique, comme pensée de l’illusion de l’image, a une portée épistémologique.
La seconde partie de l’ouvrage, consacrée à Baudelaire, commence par une mise au point de la notion d’esthétique philosophique. Baumgarten, qui définit l’esthétique comme une théorie de la connaissance sensible, ouvre deux voies, annoncées par Diderot. D’une part, proche de Diderot pour qui l’objet reste distinct du sujet, Kant élabore une théorie selon laquelle, le beau n’apprenant rien sur l’objet, seule peut exister une critique du jugement esthétique : l’expérience esthétique débouche sur une connaissance du sujet. D’autre part, le romantisme allemand défend une théorie spéculative de l’art qui dépasse la dualité sujet/objet pour leur fusion dans une connaissance extatique. Mais, alors que pour Diderot, l’écriture est transitive et garantit l’existence du monde, pour les Romantiques, elle est intransitive : dans cet horizon de la modernité, l’image qui n’est pas représentation mais présentation, congédie le monde à son profit.
L’image, chez Baudelaire, devient son propre objet et progressivement le monde se désenchante. Dans le Salon de 1846, il adopte une perspective épistémologique. L’art, dont l’oeuvre de Delacroix fournit le modèle, n’imite pas la nature, mais l’exprime selon la subjectivité de l’artiste. Associant l’écriture de l’image à celle par l’image, Baudelaire met en place une esthétique des correspondances où imagination et réalité sont séparées. L’image réunit les mondes intérieur et extérieur, mais ce dernier s’efface dans la réalité de l’image.
Dans le compte rendu de l’exposition de 1855, Baudelaire, qui critique tant le réalisme d’Ingres que celui de Courbet, considère que le tableau est vision. L’art est alors dépourvu d’épistémologie car le monde est un repoussoir ; la subjectivité étant référence unique et absolue, l’illusion de l’image n’a plus raison d’être. Dans cette ontologie nouvelle, le sujet est souverain et le monde extérieur, illusion.Toutefois, le langage, bien qu’il soit omniprésent n’est pas pensé. Dans le Salon de 1859, Baudelaire rejette définitivement le monde. Il défend la « reine des facultés », l’imagination, capable de produire et connaître. Il prolonge ainsi Diderot : l’image relève de l’épistémologie ; mais transparente pour Diderot, elle est opaque pour Baudelaire. D’où le nouveau paradigme : la beauté de l’image intérieure remplace la vérité de l’image extérieure.
De Diderot à Baudelaire, on passe de l’épistémologie des Lumières qui fait du langage une réalité pour l’esprit, à l’esthétique romantique fait du langage la réalité de l’esprit. Mais la question du langage reste dans l’ombre. Baudelaire est témoin de ce changement de paradigme esthétique, épistémologique et poétique. Alors que chez Diderot, le discours de l’oeuvre prend sa signification en rapport avec le discours à l’oeuvre, chez Baudelaire, le discours de l’oeuvre proclame son autonomie par rapport au monde. L’esthétique de la modernité serait une poétique qui s’ignore, et le livre d’A. Buchs aura retrouvé la trace de cet oubli.
Pour citer cette recension
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