Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Silvio Pellico, Mes prisons : un “best-seller” de l'édification
La France réserva un accueil enthousiaste à la traduction du récit de Silvio Pellico (1789-1854), Le mie prigioni. Les mémoires romantiques de ce « martyr de la liberté1 » italien, incarcéré pendant dix années sous les Plombs de Venise et dans la geôle autrichienne du Spielberg, furent réédités plus de cent cinquante fois en langue française de 1833 à 1914 . Nous cumulons pour atteindre ce chiffre, les traductions de Mes prisons, les traductions augmentées de chapitres inédits, les traductions augmentées du texte Des devoirs des hommes, les œuvres complètes de Pellico. Les principales traductions fréquemment rééditées furent les suivantes : Mes prisons, Mémoires de Silvio Pellico, traduction de N. Thiel, Paris, Limoges, 1840 ; Mes prisons, traduction du Comte H. de Messey, Paris, Garnier, 1844 ; Mes prisons, traduction de l’abbé Bourassé, Tours, Mame, 1838 ; Mes prisons, traduction de Mme Woillez, Tours, Marne, 1846 ; Mes prisons, traduction d’A. de Latour, Paris, Charpentier, 1833. On se réfèrera au Catalogue général de la Bibliothèque nationale et à la Bibliographie de la France. Ce fut ce qu’il convient d’appeler un best-seller.
Couverture de Mes prisons suivi Des devoirs des hommes
Traduction nouvelle par le comte H. de Messey revue par le vicomte Alban de Villeneuve, avec une notice biographique par M. V. Philipon de la Madelaine, nouvelle édition, Paris, Garnier Frères, 1877.
- 2 Pellico (Silvio), Mes prisons, traduction d’Alain Vuyet, (lieu ?), Édition de septembre, 1990, 224 (...)
2Le serveur Electre présente une traduction récente2 par ces quelques mots : « Réédition d’un des plus célèbres textes du romantisme italien du XIXe siècle. L’auteur fut une figure emblématique du nationalisme italien par son adhésion au carbonarisme ». Doit-on expliquer l’engouement des lecteurs français par un élan de sympathie pour la cause des peuples européens ? Les Parisiens avaient manifesté après les Trois Glorieuses pour soutenir la lutte des Belges et des Polonais. Des insurrections avaient éclaté en Italie en 1831 et 1832. L’ouvrage de Pellico ne symbolisait-il pas le martyr des combattants du Risorgimento ? L’étude des éditions successives, la confrontation des versions destinées à un public adulte avec celles préparées pour la jeunesse incitent à privilégier d’autres raisons à ce succès. Le livre confortait les convictions des conservateurs de la « résistance » contre les libéraux du « mouvement ». Il enthousiasmait les romantiques et, parmi eux, ceux qui étaient sensibles au catholicisme doloriste. Il pouvait être utilisé par le clergé dans son entreprise d’édification morale de la jeunesse.
- 3 Voir les tableaux des best-sellers dans Chartier (Roger), Martin (Henri-Jean) (dir.), Histoire de (...)
3Pendant la seule Monarchie de Juillet, il fut traduit à dix-sept reprises, réédité quarante-cinq fois à Paris et en Province. La traduction d’Antoine de Latour, agrégé des classes supérieures et précepteur du duc de Montpensier, l’un des fils de Louis-Philippe, figura à partir de 1840 dans la bibliothèque Charpentier ; assurance de tirages abondants. En effet, depuis 1838, cet éditeur offrait des ouvrages à 3,50 francs, le salaire quotidien d’un ouvrier qualifié ; des ouvrages dont le format nouveau, in-18 jésus, accueillait le double de la matière d’un in-18 classique Cette révolution dans l’édition contribua à l’abondante diffusion de ce témoignage. Mes prisons figura parmi les ouvrages les plus vendus en France de 1833 à 1845, aux côtés des Paroles d’un croyant de Lamennais, des Contes de Schmid, des Mystères de Paris et du Juif errant de Sue. Les tableaux élaborés par Martyn Lyons dans l’Histoire de l’édition française offrent des fourchettes de tirages pour Mes Prisons : de 1831 à 1835, 22 000-30 000 exemplaires ; de 1836 à 1840, 28 000-40 000 exemplaires ; de 1841 à 1845, 25 000-35 000 exemplaires3.
Mes Prisons ou Mémoires de Silvio Pellico
Traduction nouvelle dédiée à la jeunesse par M L’abbé Bourassé, chanoine de Tours, onzième édition, Tours, Mame, 1853.
4Le succès ne se démentit pas par la suite, car le clergé catholique lui assura une ample diffusion au sein de collections destinées à la jeunesse. Les éditeurs chrétiens instrumentalisèrent ce témoignage. Le XIXe siècle fut l’âge d’or de l’apologétique et Silvio Pellico, personnage représentatif du catholicisme doloriste en vogue sous Louis-Philippe, trouva place dans la galerie des portraits édifiants proposés aux jeunes pour lutter contre l’incroyance. Vers 1860, 15 à 20 % des titres publiés en France émanaient d’éditeurs catholiques soucieux de propager « les bons livres ». Intégrer Mes prisons dans la « bibliothèque de la jeunesse chrétienne » de l’éditeur tourangeau Mame, dans « l’œuvre des bons livres » de l’éditeur nantais Merson, dans la « bibliothèque chrétienne et morale » des frères Barbou à Limoges, tous fournisseurs de livres de prix depuis la loi Falloux, impliqua quelques travestissements du texte originel, car le pieux martyr n’en était pas moins homme. Ses compagnes de détention, prostituées, filles ou femmes de geôliers ne le laissaient pas indifférent. Ce fut au prix de passages tronqués et de chapitres censurés que l’ouvrage bénéficia d’une distribution dans les écoles chrétiennes, auprès des régents de collèges, dans les couvents et séminaires, chez les libraires catholiques brevetés et dans les bibliothèques de prêt. Silvio Pellico offrait un témoignage bouleversant sur sa conversion, sur sa résignation et sa soumission. Et il incitait ses contemporains à suivre son exemple. Là résidait l’essentiel aux yeux des ecclésiastiques qui patronnaient ces collections. Nous avons choisi de présenter les libertés prises par les traducteurs de l’éditeur catholique Mame avec le texte original ; adaptations nécessaires à son intégration dans les séries destinées d’une part aux enfants, d’autre part aux adolescents.
5Quelques mots sur l’auteur et son périple carcéral. Silvio Pellico, né en 1789 à Saluces, en Piémont, s’installa avec sa famille à Milan peu avant 1810, puis à Turin. Jeune auteur de pièces de théâtre, il fit paraître Francesca de Rimini en 1819 et la pièce fut jouée avec succès à Naples et Milan. Il publia ensuite Eufemio di Messina. Aux Plombs de Venise, il rédigea Iginia d’Asti et Esther d’Engaddi. Il avait fondé à Milan une feuille littéraire et libérale Il Conciliatore. Piero Maroncelli dans ses Addizioni au livre de Pellico offrait des précisions sur cette feuille :
« En 1819, est fondé dans la maison de Porro le célèbre journal le Conciliateur, dont Silvio Pellico est nommé secrétaire. Ce journal avait pour but de donner aux esprits une nouvelle direction littéraire, d’étendre à l’infini l’horizon de la critique, de mieux faire apprécier aux Italiens les trésors de l’Italie, et de leur apprendre à profiter mieux des richesses étrangères, enfin de donner l’essor à de nouveaux écrivains ; et depuis 1819, tout ce qu’a produit, tout ce que produit encore de plus remarquable la littérature italienne est dû, il faut le dire, à la salutaire impulsion que donna le Conciliateur. »
6Il était précepteur des enfants du Comte Porro, financier de cette feuille libérale en butte à la censure, chez qui se réunissaient intellectuels européens, Italiens de renom et conspirateurs carbonari. La police autrichienne l’accusa d’avoir rédigé une lettre où il précisait les conditions d’entrée dans la Charbonnerie. Condamné à mort le 21 février 1822, un rescrit impérial commua sa peine en quinze années de « carcere duro ». Il fut d’abord emprisonné au centre de Milan, à Sainte-Marguerite, le 13 octobre 1820, puis aux Plombs de Venise avant de rejoindre, en 1822, le Spielberg. Il fut élargi en août 1830. Silvio Pellico mourut le 1er février 1854. Il apporta son aide aux œuvres philanthropiques de la marquise de Barol, fondatrice d’institutions religieuses, de salles d’asiles et d’infirmeries. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse affirmait qu’il était passé sous la coupe des jésuites depuis sa libération.
- 4 Bernard (Martin), Dix ans de prison au Mont-Saint-Michel et à la citadelle de Doullens, 1839-1848(...)
7Un tel sort ne pouvait qu’émouvoir l’opinion libérale. N’était-ce pas là une poignante description des tortures infligées par les États absolutistes ? Bastilles, prisons d’État, cachots et fers, tous les ingrédients étaient réunis. Surcroît de cruauté dans l’esprit du temps : le travail forcé, le costume carcéral. Sous la Restauration, les opposants avaient protesté contre le sort infligé aux journalistes Magalon et Fontan, incarcérés au milieu des réclusionnaires de la maison centrale de Poissy, couverts de la « livrée du crime », contraints à confectionner des chapeaux de paille. Victimes symboliques de la réaction ultraroyaliste, ils furent prestement oubliés. Silvio Pellico les remplaça au sein du martyrologe des jeunes talents sacrifiés sur l’autel des combats contre le despotisme. Lorsque des insurgés républicains furent incarcérés au Mont-Saint-Michel après l’insurrection de mai 1839, leurs défenseurs ne manquèrent pas de comparer cette centrale au Spielberg. Lorsque le gouvernement expérimenta sur cette catégorie de détenus l’isolement cellulaire, ils comparèrent cette torture au « carcere duro » subi par Pellico. Les prisonniers du « Spielberg français4 » lisaient Mes prisons et ne manquaient pas de comparer leur sort à celui de l’infortuné Italien. Ils espéraient susciter la pitié. Silvio Pellico avait offert un portrait du prisonnier d’État qui avait forcé l’admiration : grandeur d’âme, nobles sentiments, austérité des mœurs et du comportement. La récupération d’une telle représentation ne pouvait que bénéficier aux victimes de l’heure. Gustave Geoffroy usa du procédé, lorsqu’il rédigea la biographie de Blanqui.
Mes Prisons ou Mémoires de Silvio Pellico
Traduction nouvelle dédiée à la jeunesse par M. L’abbé Bourassé, chanoine de Tours, onzième édition, Tours, Mame, 1853.
8En Italie comme en France, les lectures politiques de l’œuvre furent cependant contradictoires. Les patriotes italiens furent étonnés et désappointés. Pourquoi tant de douceur envers l’étranger oppresseur ? Pellico n’avait-il pas renié leur foi commune ? En France, Martin Bernard, insurgé de mai 1839, incarcéré au Mont-Saint-Michel puis à Doullens, critiqua son attitude. Les prisonniers du Spielberg n’avaient que de « vagues velléités d’indépendance nationale et de libéralisme ». Leur rêve évanoui, ils tombèrent brisés par la résignation. Le républicain français affirmait que ses mémoires étaient l’antithèse de celles de Pellico : « Pour le prisonnier du Spielberg, le récit de ses tortures pouvait être une élégie attendrissante ; pour le prisonnier du Mont-Saint-Michel, ce récit ne pouvait être qu’un simple procès-verbal, si je puis ainsi dire ». La notice que le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle dirigé par Pierre Larousse consacrait au « trop doux » au « trop patient » Pellico prolongeait l’appréciation de Martin Bernard :
« On admire cet homme bénin et inoffensif, on le voudrait cependant moins soumis, moins résigné ; on aimerait à lui trouver plus de ressort, moins de passivité. Il semble que l’énergie fait défaut au prisonnier tombé dans un profond affaissement. Son livre si estimé, si lu dans toutes les langues, est l’œuvre d’un chrétien des premiers âges, sentimental et mystique ; le patriote n’y fait pas entendre une seule parole de colère ou d’espérance. »
9L’auteur de la notice lui reprochait son évolution politique et concluait : « Si l’Italie n’avait eu d’autres citoyens que Silvio Pellico et autres esprits mystiques, elle aurait été longtemps à conquérir son indépendance et son unité ». Les salons intellectuels parisiens admiraient plutôt l’efficacité du procédé littéraire : en se refusant à maudire ses bourreaux, il faisait planer sur eux une malédiction bien plus efficace que tous les complots. L’Autriche était ainsi mise en accusation devant le monde. La Revue des Deux Mondes, dans son numéro du 30 avril 1833, accueillit ainsi la première traduction du livre :
« Bien des désappointements ont eu lieu sans doute à l’apparition de ce livre. Les âmes ardentes qui se sont vouées toutes entières à la grande lutte de notre époque, en apprenant qu’une des plus nobles victimes de l’Autriche allait élever la voix pour raconter ses dix années de souffrances, devaient s’attendre à quelque éloquente et amère philippique contre la tyrannie ; mais il n’en est rien : ne cherchez pas dans ce volume des renseignements sur les révolutions italiennes, sur le carbonarisme et les procès politiques de ce temps-là. Prenez et lisez-le comme vous feriez de l’œuvre d’un chrétien des premiers siècles, écrite au sortir des catacombes. On a ri quelque part de cette résignation chrétienne ; le sourire de dédain est venu sur certaines lèvres à l’aspect de cette mansuétude évangélique, de cette débonnaireté inouïe du martyr du Spielberg ? Ceux qui l’ont fait croient-ils que le poète italien eut été à court, s’il eût voulu maudire et appeler la vengeance ? Son livre n’eût pas manqué alors d’échos empressés ; mais après tout c’eût été un livre vulgaire : tel qu’il l’a fait, il est sublime et servira mieux sa patrie que vingt conspirations de carbonari. Il faut bien qu’il y ait une vertu cachée dans la victime qui pardonne à ses bourreaux, puisque ceux de Pellico ne veulent même pas qu’on sache qu’il a pardonné. À l’heure qu’il est, Le Mie Prigioni sont à l’index dans tout le royaume lombardo-vénitien. »
- 5 Galotti (Antonio), Mémoires, Paris, 1831, 240 p.
10Heureux présage ? Silvio Pellico rencontra en effet le succès. Ce ne fut effectivement pas le cas des témoignages plus combatifs d’autres carbonari. Les Mémoires de Galotti, carbonaro extradé de France, dont Benjamin Constant avait pris la défense à la tribune de la Chambre en 1829, ne bénéficièrent que d’un tirage confidentiel en 18315.
- 6 Dès 1833, la traduction d’Antoine de Latour était dédicacée à la reine des Français.
- 7 Pellico Silvio, Mes prisons suivies des Devoirs des hommes, traduction de H. de Messey, Paris, cla (...)
11Les milieux conservateurs apprécièrent également le témoignage de Pellico. L’épouse de Louis-Philippe, la reine Marie-Amélie6 s’émut à la lecture de cette conversion. L’ancien conspirateur abjurait la cause qui l’avait conduit en prison. Détenu repentant, il reconnaissait ses fautes et promettait de se soumettre. Il conseillait de se méfier des « émotions fortes », des « troubles de l’âme », des passions qui généraient des comportements politiques extrémistes. La bourgeoisie voltairienne de Juillet apprécia ce credo de modération. Les gouvernements de « Résistance » confrontés aux émeutes des canuts lyonnais en 1831, à celles des républicains parisiens en 1832, adhéraient pleinement à ses professions de foi : « Une intelligence agitée ne raisonne plus ; entraînée par un tourbillon irrésistible d’idées exagérées, elle se forme une logique extravagante, furibonde et malveillante : elle se trouve dans un état tout à fait antiphilosophique, antichrétien ». Ou encore : « Il n’y a pas de grandeur d’âme, il n’y a pas de justice sans des idées modérées, sans un esprit porté plutôt à sourire qu’à s’irriter des événements de cette courte vie7 ». N’était-ce pas le credo d’une partie des anciens opposants, – libéraux, doctrinaires, parfois même anciens carbonari comme le ministre de la Justice Barthe –, parvenus aux affaires et soucieux de pérenniser leur emprise malgré les coups de butoir de l’opposition républicaine ? Pellico acceptait le jugement qui l’avait frappé et respectait l’ordre social établi. Les hommes politiques de la droite orléaniste étaient avant tout des hommes d’ordre qui, dès 1831, affichaient un programme politique simple : faire renaître tranquillité et sécurité publique après l’effervescence révolutionnaire et avant toute menace insurrectionnelle. Jules Janin, incontestable exemple de bourgeois orléaniste et chroniqueur littéraire du Journal des débats, appréciait cette attitude toute de renoncement en ces termes :
« Eh bien, quel plus merveilleux démenti pouvait être donné aux paroles de M. de Lamennais, libre et maître de tout dire, que les paroles de Silvio Pellico enchaîné sur un rocher et dévoré par son vautour ? Contraste étrange et qui n’est pas à notre gloire ! Voilà l’Italien, voilà le captif voilà le carbonaro qui jette au monde consolé un évangile de salut ; voilà le prêtre et le catholique adressant au monde épouvanté l’anathème des bonnets rouges ; l’homme torturé pardonne, l’homme tonsuré maudit ».
Mes prisons suivi Des devoirs des hommes
Traduction nouvelle par le comte H. de Messey revue par le vicomte Alban de Villeneuve, avec une notice biographique par M. V. Philipon de la Madelaine, nouvelle édition, Paris, Garnier Frères, 1877.
12Silvio Pellico, postérieurement à sa libération, rédigea des chapitres additionnels à ses mémoires. Critiqué par des libéraux et des nationalistes, il rappelait ses principes de modération politique et sa condamnation des menées conspiratives :
- 8 Pellico (Silvio), Mes prisons suivies du Discours sur les devoirs des hommes, traduction de Antoin (...)
« Parmi les motifs qui me faisaient condamner les dernières révolutions accomplies ou tentées, il faut compter sans doute mon adhésion entière aux principes de l’Évangile, qui ne permet pas ces entreprises de violence. Non que je fusse devenu partisan de la servilité et ennemi des lumières, mais j’étais convaincu que les lumières ne doivent se répandre que par des moyens légitimes et sains, jamais par la ruine d’un pouvoir établi, et en levant l’étendard de la guerre civile. [...] Un gouvernement est-il mauvais, il faut ou s’en aller ou rester soumis à ses lois, sans prendre part à ses fautes, et persévérer dans la pratique de toutes les vertus, y compris celle d’exposer sa vie plutôt que de se rendre complice d’aucune iniquité8. »
- 9 Rops (Daniel), L’église des révolutions, tome 1, Paris, 1960, p. 350.
- 10 Petit (Jacques-Guy), « Peine et pénitence : les prisons pénales, nouveaux couvents de la civilisat (...)
13Les nombreuses rééditions du livre pendant les premières années de la Monarchie de Juillet peuvent être également expliquées par la faveur dont bénéficiait alors le catholicisme romantique. Daniel Rops le définissait ainsi : « En 1830, c’est comme une chevalerie d’hommes pour la plupart jeunes, pour la plupart de tempérament romantique, en qui les plus nobles principes se mêlent à pas mal de sentimentalisme et d’illusion9 ». La dévotion individuelle était exaltée, la prière intériorisée, l’œuvre de salut personnel préférée aux aspects communautaires des cultes. La conversion de Pellico, seul en son cachot, illustrait parfaitement cette sensibilité intimiste et individualiste. Elle s’effectuait dans la douleur, au milieu des pleurs, de « torrents de pleurs ». La sensiblerie, pour ne pas dire la mièvrerie, caractérisait cette production littéraire aux expressions ampoulées et au verbalisme douceâtre. La dévotion doloriste se confondait avec une exaltation confuse de la douleur. Sous les Plombs de Venise, les piqûres des insectes le persuadaient que l’homme devait souffrir avec force d’âme. Jacques-Guy Petit, dans un important article, a souligné les liens qui unissaient peine et pénitence dans la société de la Monarchie de Juillet10. Lorsque l’ouvrage parut, on était au seuil d’un débat qui allait passionner les élites du temps. La réforme des prisons suscitait affrontements entre auburniens et philadelphiens. La cellule permettrait-elle l’amendement du condamné ? Et quelle cellule ? Celle des trappistes ou celle des chartreux dans leur version laïcisée ? La question pénitentiaire était irriguée par les modèles chrétiens. Les plus répressifs, partisans de l’intimidation, songeaient au mur de l’Inquisition. Les derniers philanthropes espéraient moraliser, amender, convertir. L’expérience de Pellico, – sa conversion, sa soumission, sa résignation –, n’était donc pas éloignée des préoccupations apparemment profanes des réformateurs. Dans les deux cas, il était question de salut, de régénération, de rachat grâce à la claustration, grâce à l’isolement.
- 11 Brombert (Victor), La prison romantique, Paris, José Corti, 1975.
14Victor Brombert a brillamment décrit le « rêve intense » de la prison au XIXe siècle11. La vision poétique de la prison à l’époque romantique procède des tensions entre des oppressions despotiques concrètes et des rêves de liberté, des tensions entre fatalité et liberté, des tensions entre limites et infini. L’accumulation de « topoï » caractéristiques de ce genre littéraire chez Pellico fut un gage de succès. Depuis le XVIIIe siècle, mémoires d’embastillés, de suspects, de fructidorisés, almanachs et tableaux de prisons, souvenirs de prisonniers d’État, de journalistes accumulaient lieux communs et images stéréotypées à l’origine de légendes noires et roses. Pellico ne décrivait pas une prison réelle mais une prison épurée dotée d’espaces symboliques. Les comportements des gardiens et des prisonniers étaient attendus. Des scènes obligées scandaient l’ouvrage : le jeu du prisonnier avec des araignées, la prisonnière entrevue par-delà les barreaux, l’idylle avec la fille du geôlier, le gardien cruel et le bon geôlier... La prison romantique était lieu de création intellectuelle mais aussi de révélation religieuse. La captivité pouvait y être paradoxalement heureuse et cela ne manquait pas de fasciner.
15Un zeste de libéralisme, beaucoup de modération, un tempérament romantique, une mystique catholique doloriste, une fidélité au genre « littérature des prisons », tous les ingrédients semblaient réunis pour produire un « best-seller ». Restait la nécessaire alchimie du clergé catholique pour accroître le succès en atteignant les âmes innocentes.
- 12 Michaud (Stéphane) (dir.), L’édification, morales et cultures au XIXe siècle, Paris, 1993, 200 (...)
- 13 Rabion (abbé), Fleurs de la poésie française, Tours, Mame, 1859, 388 p.
- 14 Villars (Fanny), Avec l’aide de Dieu, Rouen, Mégard, 1863, avis des éditeurs.
- 15 Nyon (Eugène), Le colon de Mettray, Tours, Pornin, 1846, 294 p.
- 16 Guise (René), « Le roman populaire est-il un moyen d’endoctrinement idéologique ? » dans Michaud ( (...)
16Stéphane Michaud a décrit la « grande affectation de morale » du XIXe siècle et certains aspects de la pédagogie de l’église12. Nous nous contenterons de prolonger son propos. Les éditeurs catholiques sélectionnaient les textes pour la jeunesse avec d’infinies précautions. L’abbé Rabion, auteur d’un recueil de poésies publié par l’éditeur Mame en 1859, assurait que « la morale la plus sévère » avait guidé ses choix : « Ces Fleurs sont parfaitement pures, et nos jeunes lecteurs pourront en savourer les parfums sans aucun danger ni pour leur esprit, ni pour leur coeur13. » Ils faisaient précéder leurs publications d’avertissements. Ainsi, l’éditeur Mégard à Rouen indiquait : « Les ouvrages composant la Bibliothèque morale de la jeunesse ont été revus et admis par un comité d’Ecclésiastiques nommé par Monseigneur l’Archevêque de Rouen14. » Les familles et écoles chrétiennes bénéficiaient ainsi de toutes les garanties désirables. L’abbé Musy dirigeait à Tours chez l’éditeur Pornin le Gymnase moral d’éducation sous le patronage des évêques de Quimper, Rennes et Saint-Brieuc. Chaque livraison était précédée des avertissements de ces prélats. Les livres ne comportaient « rien de contraire à la Religion ou dangereux pour les mœurs ». L’évêque de Rennes précisait en 1845 : « Dans un temps où les mauvais ouvrages inondent la France, c’est une belle œuvre que d’en neutraliser les ravages par le contre-poison des bons livres15. » Cet avis peut illustrer l’une des analyses de René Guise sur le roman populaire catholique. Les « bons livres » étaient une arme défensive non pour endoctriner de nouveaux lecteurs mais pour « maintenir dans la bonne route ceux qui ont été embrigadés par l’école privée et le catéchisme16 ». Pour éviter l’amollissement de l’âme, les funestes impressions dans les jeunes cœurs, des coupes étaient nécessaires dans le récit de Silvio Pellico.
- 17 Pellico (Silvio), Mes prisons, traduction nouvelle dédiée à la jeunesse par l’abbé B., Tours, Mame (...)
17L’abbé Bourassé, professeur au petit séminaire de Tours et l’un des traducteurs de l’œuvre pour l’éditeur Mame, les justifiait ainsi dans sa préface : « Quelques chapitres des Prisons ne pouvaient être placés sans inconvénient sous les yeux, nous les avons retranchés sans nuire à la suite de la narration. Les personnes qui s’appliquent à cultiver l’esprit et le cœur des jeunes gens apprécieront la sagesse de cette précaution17. » La traduction de cet abbé fut rééditée à quarante-deux reprises jusqu’en 1900 ; incontestablement la version la plus lue au XIXe siècle. Elle était destinée aux enfants.
- 18 Pellico (Silvio), Mes prisons, traduction nouvelle par Mme Woillez, Tours, Mame, 1846, p. XII.
- 19 Pellico (Silvio), Mes prisons, Des devoirs des hommes, traduction nouvelle accompagnée du texte pa (...)
18L’éditeur Mame confia à Mme Woillez une traduction destinée aux adolescents18. Dans une notice, elle mettait en valeur la résignation chrétienne, l’absence de toute récrimination et la volonté de pardonner de l’auteur : « C’est l’histoire morale d’un homme à qui les illusions de la jeunesse, les préoccupations de la littérature et de la politique, avaient fait oublier un moment la véritable destination de l’homme sur la terre, mais qui, frappé par le malheur, s’est souvenu de Dieu… ». La traduction de Mme Woillez fut rééditée à seize reprises au XIXe siècle. Elle ne respecta pas toujours le texte original et s’éloigna d’une précédente traduction effectuée en 1837 avec Mme d’Hollosy pour l’éditeur parisien Lefèvre19.
19Pour comprendre l’entreprise d’édification, de moralisation, ces deux traductions à succès méritent d’être comparées avec le texte italien, avec la traduction d’Antoine de Latour chez Charpentier, version adoptée par l’Université, avec celle du Comte de Messey chez Garnier, avec celle de Thiel chez Ardant, toutes plus respectueuses du récit de Pellico et, elles aussi, rééditées à de multiples reprises.
Mes prisons ou Mémoires de Silvio Pellico
Traduction nouvelle dédiée à la jeunesse par M. L’abbé Bourassé, chanoine de Tours, onzième édition, Tours, Mame, 1853.
20Dès les premières lignes du premier chapitre, les versions diffèrent. Les traducteurs de l’éditeur tourangeau suppriment, au sein d’une phrase, une comparaison susceptible de détourner l’attention des jeunes. Cette première coupe était symbolique de l’obsession qui présida aux transcriptions de l’œuvre de Pellico à destination de l’enfance. Les traductions pour les lecteurs adultes prenaient parfois des libertés avec l’œuvre de Pellico mais en respectaient l’esprit. Nous présentons ci-dessous les différentes traductions en notre possession de ce court passage. Ultérieurement, les comparaisons se limiteront aux traductions de Bourassé, de Woillez, de Woillez et d’Hollosy et de Latour.
21Silvio Pellico : « Ma di ciò non dirò nulla. Simile ad un amante maltrattato dalla sua bella, e dignitosamente risoluto di tenerle broncio, lascio la politica ov’ella sta, e parlo d’altro. »
Traduction Thiel / Éditeur Ardant / Limoges / ch. 1 / p. 7 : « Mais de cela je ne dirai rien. Semblable à un amant maltraité par sa belle, et résolu, par égard pour sa dignité, à lui garder rancune, je laisse la politique où elle est, et parle d’autre chose. »
Traduction Lezaud / Éditeur Barbou / Limoges / ch. 1 / p. 9 : « Mais je n’en dirai aucun. Ainsi qu’un amant trahi par celle qu’il aime jure dans son noble courroux de lui tenir rigueur, je laisse de côté la politique, et je parle d’autres choses. »
Traduction De Messey / Éditeur Garnier / Paris / ch. 1 / p. 25 : « Mais de tout cela je ne dirai rien. Semblable à un amant maltraité de sa belle, et qui prend avec dignité la résolution de lui tenir rigueur, je laisse la politique où elle est, et je parle d’autre chose. »
Traduction De Latour / Éditeur Charpentier / Paris / ch. 1 / p. 21 : « Mais de cela je n’en dirai rien : comme un amant mécontent de sa belle et qui sait bouder avec dignité, je laisse la politique où elle est, et je parle d’autre chose. »
Traduction Reynard / Librairie des bibliophiles / Paris / ch. 1 / p. 3 : « Mais de cela je ne dirai rien. Semblable à un amant maltraité de sa belle et dignement résolu à lui tenir rigueur, je laisse la politique où elle est et je parle d’autre chose. »
Traduction Woillez et d’Hollosy / Éditeur Lefèvre / Paris / ch. 1 / p. 1 : « Mais je ne dirai rien de cela ; comme un amant maltraité de sa belle, et justement résolu à la bouder, je laisse la politique où elle est, et je parle d’autre chose. »
Traduction Woillez / Éditeur Mame / Tours / ch. 1 / p. 19 : « Mais je ne dirai rien de cela : je laisse la politique où elle est, et je parle d’autre chose. »
Traduction Bourassé / Éditeur Marne / ch. 1 / p. 1 : « Mais je ne dirai rien de tout cela ; je laisse la politique de côté, et je viens à parler d’autre chose. »
- 20 Kant (Emmanuel), Réflexions sur l’éducation, Paris, J. Vrin, 1966, p. 147.
22Cette amputation, suivie de bien d’autres, annonçait une vigilance toute particulière à l’égard des choses de l’amour et du sexe. Tout ce qui pouvait susciter le trouble était banni ; même les figures de style les plus anodines. Il fallait détourner le jeune lecteur toute forme de jouissance qu’il serait tenté de diriger sur lui-même, pour paraphraser Kant20. Les traducteurs catholiques jetèrent un voile de secret sur les femmes des métaphores comme sur les femmes réelles du récit, sur les prisonnières et sur les filles de geôliers, sur leur corps et sur leur voix lorsqu’une allusion était susceptible de laisser vagabonder l’imagination. Si le jeune lecteur devait s’identifier au héros, ce devait être avec un modèle de souffrance, de résignation, de soumission et de prière et non avec un jeune romantique ému par des présences féminines. Dans le quatrième chapitre, le traducteur Bourassé supprima une fraction d’un dialogue entre un geôlier et Silvio Pellico. Il y était question des prostituées incarcérées à Sainte-Marguerite et des sentiments ambivalents qu’elles pouvaient susciter. Antoine de Latour le traduisait ainsi :
« [...] Au delà de cette voûte que monsieur peut voir, de l’autre côté de la cour, il y a une autre cour et d’autres prisons, toutes pour les femmes. Ce sont, je ne sais comment dire... des femmes de mauvaise vie. Eh bien, il y en a là qui sont des anges par le cœur ; et si monsieur était secondino...
- Moi !... et j’éclatai de rire.
Tirola sembla déconcerté par mon éclat de rire et n’acheva pas. Il voulait dire peut-être que, si j’avais été secondino, il m’eût été difficile de ne pas prendre en affection quelqu’une de ces malheureuses. »
23Ce passage figurait dans la version de Mme Woillez qui s’adressait à des jeunes plus âgés. Mais plus loin, au chapitre X, ce fut à son tour d’exercer une censure. Pellico avait retrouvé l’un de ses compagnons d’infortune, Melchior Gioja qui devait mourir au Spielberg en janvier 1829. Pellico écrivait : « Il cuore mi balza come ad un innamorato che rivede l’amata. » Selon Antoine de Latour, « le cœur me battait comme à un amant qui revoit sa bien-aimée », et selon l’abbé Bourassé, « le cœur me battait comme à un homme passionné ». Le cœur ne battait pas chez Mme Woillez puisque la phrase avait disparu.
24Jusqu’au dixième chapitre, les différents traducteurs respectèrent le même découpage. Ensuite, l’architecture des versions Bourassé et Woillez différèrent car des chapitres entiers furent supprimés. Ces dernières ne comptaient que 96 chapitres contre 99 chez Pellico et chez les autres traducteurs. Les prisonnières de Sainte-Marguerite furent les premières responsables de ces modifications. De sa chambre, Silvio Pellico voyait passer les femmes arrêtées, certaines se rendaient à l’hôpital des syphilitiques. Une cloison assez mince le séparait de ces femmes. Il les entendait chanter, se quereller, causer ensemble. Une voix plus « suave » (soavi) que les autres l’attendrissait ; celle de Madeleine, qu’il imaginait belle, plus malheureuse que coupable. Il était tenté de lui faire « une déclaration d’amour fraternel ». Son cœur battait « comme à un amoureux de quinze ans ». Son imagination lui prêtait « un beau corps » (« bella di corpo »). Et il lui fut redevable « des plus douces jouissances pendant plusieurs semaines » (« se non che le fui debitore di dolcissimi dentimenti per parecchie settimane »). Cela ne l’empêchait pas de prier. Madeleine était une pécheresse qui lui inspirait la confiance en Dieu ! Madeleine et ses compagnes n’eurent pas l’heur de plaire à l’abbé Bourassé. Le chapitre XI fut supprimé. Toutes les allusions ultérieures à Madeleine, – son souvenir, ses chants, la tendresse qu’elle inspirait, furent censurées. La version de Mme Woillez maintint cet épisode. Certes, elle ne précisa pas que l’hôpital était destiné aux syphilitiques. Les voix des femmes n’étaient plus « suaves » mais « agréables » ; elles « l’intéressaient » et ne lui étaient plus « chères ». Le « beau corps » de Madeleine n’était plus mentionné ; il était question d’une « beauté extérieure » ! L’amoureux de quinze ans devenait un jeune homme de quinze ans et les « douces jouissances », des « sentiments bien doux ».
- 21 Chateaubriand (François-René), Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le livre de poche, 1951, tome III (...)
25Aux Plombs de Venise, Silvio Pellico fut servi par la femme du geôlier accompagnée de sa fille de quinze ans, Zanze. Nouvelle prison, nouvelle femme, nouveau problème pour les traducteurs catholiques. Cet épisode central et convenu des mémoires avait enthousiasmé Chateaubriand21 et Mme Récamier. Un détour par les Mémoires d’outre-tombe nous renseigne sur les possibles lectures de cet épisode. De passage à Venise en septembre 1833, l’écrivain avait tenu à vérifier l’existence de Zanze . Il la rencontra. Elle se plaignit du livre de Pellico et indiqua son intention de le poursuivre en justice car le prisonnier, disait-elle, avait porté atteinte à son honneur. Chateaubriand reproduisait un mémoire de Zanze. Elle niait être allée journellement dans la chambre du prisonnier sans la présence de ses parents. Elle niait lui avoir confié ses peines d’amour. A fortiori, elle ne lui avait pas tenu la main, ni ne l’avait embrassé. Chateaubriand était enclin à croire Pellico plutôt que la belle : « La vive épousée ne veut pas se reconnaître dans la délicieuse éphèbe représentée par le captif ; mais elle conteste le fait avec tant de charme, qu’elle le prouve en le niant. » Cette désuète quête de vérité révèle une lecture de l’œuvre qui contribua probablement à son succès mais qui était inacceptable pour des éditeurs soucieux de moraliser la jeunesse. Pellico était explicite : « [...] si le sentiment qu’elle fit naître en moi n’était pas ce qu’on appelle de l’amour, je confesse qu’il en était assez voisin » (traduction de A. de Latour). Le soir, il implorait un café confectionné par Zanze : nuits agitées (siffatte notti, agitate da forte caffe preso a stomaco voto) qui se passaient dans une si douce exaltation (e passato in si dolce esaltazione). Lors de ses visites, elle lui prenait la main, « charmant défaut » qui lui causait tout à la fois du plaisir et du trouble (e non s’accorgea che ciò ad un tempo mi piaceva e mi turbava). Déconcertante familiarité qui inquiétait le captif : « J’étais forcé de convenir que les formes de son corps et les contours de son visage n’étaient pas sans régularité » (traduction de Woillez et d’Hollosy) (ed era obbligato di convenire che i contorni e le forme non erano irregolari). Était-il coupable de désirer ses visites, d’en apprécier la douceur ? Comment demeurer invulnérable ?
Un soir, Zanze se jeta dans ses bras :
- 22 Traduction d’A. de Latour.
« Un soir, en épanchant dans mon cœur une grande affliction qu’elle avait éprouvée, l’infortunée jeta ses bras à mon cou, et me couvris le visage de ses larmes. Cet embrassement était pur de toute idée profane ; une fille n’embrasse pas son père avec plus de respect. Seulement il arriva que mon imagination en demeura trop vivement frappée. Cet embrassement me revenait souvent à l’esprit, et alors je ne pouvais plus penser à autre chose. Une autre fois qu’elle s’abandonna au même élan de confiance filiale, je me hâtai de me dégager de ses bras chéris sans la presser sur mon sein, sans l’embrasser, et je lui dis en balbutiant :
- Je vous en prie, Zanze, ne m’embrassez pas ainsi ; cela n’est pas bien.
Elle arrêta ses yeux sur mon visage, les baissa et rougit ; et certes ce fut la première fois qu’elle lut dans mon âme que je pouvais devenir faible auprès d’elle22. »
Mes prisons suivi Des devoirs des hommes
Traduction nouvelle par le comte H. de Messey revue par le vicomte Alban de Villeneuve, avec une notice biographique par M. V. Philipon de la Madelaine, nouvelle édition, Paris, Garnier Frères, 1877.
26Les censeurs catholiques ne pouvaient pas laisser passer cela. L’abbé Bourassé ne fit pas disparaître Zanze comme Madeleine précédemment. Le jeune lecteur apprenait qu’elle avait « une certaine douceur de regard », qu’elle confectionnait un café de qualité et qu’elle prenait Pellico pour confident. Elle venait fréquemment converser avec lui et se faisait traduire des versets de la Bible. Attouchements, embrassements, émotions et troubles avaient disparu. Des chapitres entiers avaient été supprimés (les chapitres 29, 30 et une bonne partie du chapitre 31). Quelques mots rescapés des ciseaux de la censure ne devaient pas manquer d’intriguer : « aurais-je eu constamment la vigilance nécessaire pour me conserver invulnérable aux traits d’une passion qui me menaçait ? » (traduction de Bourassé) Mme Woillez fut plus attentive et amputa le texte original dès le chapitre 28. Les confidences de Zanze sur son amoureux disparurent. Elle supprima ensuite les chapitres 29, 30, 31. Le jeune lecteur ne retrouvait la servante de café que pour apprendre qu’elle était tombée malade, prélude à sa disparition de l’œuvre puisqu’elle fut conduite à la campagne. Le chapitre 32, devenu chez Mme Woillez le chapitre 29 était amputé de tous les passages faisant référence aux peines de cœur de la jeune fille. Pellico déplorait son départ. Le café confectionné désormais par sa mère justifiait-il un tel passage :
« Je ne saurais dire à quel point cette perte me fut sensible. Oh ! comme ma solitude en devint plus terrible ! Du temps de Zanze, ses visites, quoique toujours trop courtes, en rompant agréablement la monotonie de mes continuelles méditations et de mes silencieuses études, en mêlant d’autres idées à mes idées, en excitant quelque suave émotion, m’embellissaient véritablement l’adversité et doublaient mon existence. ».
27Perplexité du jeune lecteur !
Les traducteurs catholiques, après avoir surmonté ce péril, demeurèrent vigilants. Nous laissons de côté des coupes mineures comme celle-ci : « Vos extases sur la dignité de l’homme et de la femme » (traduction d’Antoine de Latour) devenait « Vos extases sur la dignité de l’homme » (traduction de Bourassé). Transféré au Spielberg, Pellico retrouva ses compagnons milanais. Parmi eux, Maroncelli , son ami. Une Hongroise, femme d’un caporal de la garde, s’était éprise de lui. Embarras de Maroncelli, scènes pathétiques : « Elle n’était pas belle ; mais les contours de son visage, quoique irréguliers, avaient une expression si gracieuse, qu’ils semblaient s’embellir à chaque sourire, à chaque mouvement de ses muscles » (traduction de Mmes Woillez et d’Hollosy). La Hongroise du chapitre 79 disparut des versions de l’éditeur Mame.
Mes prisons ou Mémoires de Silvio Pellico
Traduction nouvelle dédiée à la jeunesse par M. L’abbé Bourassé, chanoine de Tours, onzième édition, Tours, Mame, 1853.
28Madeleine la pécheresse, Zanze, l’émouvante fille du geôlier, la Hongroise amoureuse et infidèle, trois images de la femme qu’il convenait de masquer, d’occulter. Si elles ne disparaissaient pas, elles ne devaient pas éveiller la passion, les pulsions. Les corps étaient estompés, leurs élans et leurs amours censurés, contrôlés, interdits. Des milliers d’écoliers furent récompensés par Mes Prisons lors des distributions de prix. Un exemple leur était offert. Le désormais chaste Pellico, débarrassé de ses ardeurs romantiques mais si attendrissant par ses pleurs innombrables, était hissé au rang de guide spirituel et moral. Il enseignait la soumission à l’ordre politique et social. Il incitait à la prière et à la résignation.
- 23 D’Eaubonne (Françoise), Les écrivains en cage, Paris, 1970. Voir le chapitre Silvio Pellico ou Fé (...)
29La postérité n’a pas ratifié les jugements flatteurs que les contemporains avaient portés sur les écrits de Pellico. Il est aujourd’hui, en France, peu lu. Oubli injuste ? Françoise d’Eaubonne moquait en Pellico un Fédor-le-petit dont la vie tenait dans le « calibre d’une aumônière », un « écrasé » égoïste qui pardonnait à ses bourreaux et abandonnait à leur sort – les gibets pour les hommes, les bastonnades pour les femmes –, les combattants du Risorgimento23. Son âme d’enfant limitait la portée de son témoignage. Ses crises de scepticisme religieux étaient « sentimentales, passionnelles, comparables à un trépignement d’écolier ». Elle ajoutait :
« Jamais le doux et pieux Pellico ne se pose la question : si je décide dans un sens ou un autre je décide pour beaucoup d’autres que pour moi ; si je me proclame digne des châtiments divins, c’est que tous le sont avec moi, et que c’est pour leur péché qu’on assassine mes amis [...]. Non ; ce vertueux, cet ennemi de tout égoïsme ne voit jamais que lui de concerné, contrairement à Sade l’universaliste. Ce chrétien ne songe jamais qu’il engage avec lui toute une cause, celle pour laquelle il a combattu et a souffert. Sa conception de l’honneur lui fera même un devoir de proclamer sa soumission complète à l’Autriche au moment où, libre, il pourrait reprendre la lutte aux côtés des amis vivants ou des parents de tant d’amis défunts. Il ne publiera plus rien que des ouvrages religieux, d’une indigence navrante, comme ce déplorable Devoir des hommes [...]. »
30N’y avait-il pas une autocastration de l’homme véritable dans ses attitudes de résignation, de soumission et de résistance aux tentations ? Nous ajouterons une seconde interrogation à celles de cet auteur. Les ciseaux des censeurs catholiques ne prolongèrent-ils pas un mouvement initié par l’auteur ?
Mes prisons suivi Des devoirs des hommes
Traduction nouvelle par le comte H. de Messey revue par le vicomte Alban de Villeneuve, avec une notice biographique par M. V. Philipon de la Madelaine, nouvelle édition, Paris, Garnier Frères, 1877.
- 24 Nous laissons de côté le médiocre ouvrage d’un journaliste antisémite incarcéré un mois à la Santé (...)
- 25 Verlaine (Paul), Mes prisons et autres récits autobiographiques, préface de Claude Cuénot, Paris, (...)
- 26 Caillaux (Joseph), Devant l’histoire, Mes prisons, Paris, éditions de la Sirène, 1920, 349 p.
- 27 Pange (Jean de), Mes prisons, Paris, Desclée de Brouwer, 1945. La Gestapo souhaitait obtenir des r (...)
31Le titre de ses mémoires eut meilleure fortune que le texte lui-même. Il fut repris par plusieurs auteurs24. Verlaine a publié un récit autobiographique en prose sous le titre Mes prisons dans Le Chat noir de décembre 189125. Il y évoquait le cachot de la pension Landry où, puni, il conjuguait le verbe « legere », ses séjours à la pistole dans les prisons belges et, comme Pellico, sa conversion. En 1920, Joseph Caillaux, accusé de trahison et incarcéré à la Santé, rédigea Devant l’histoire, Mes prisons26. Le fédéraliste lorrain Jean de Pange publia Mes prisons en décembre 194527. Il avait été incarcéré six mois dans le quartier allemand de la Santé et au fort de Romainville. Catholique, lecteur de Pascal et de Spinoza, il concluait son livre par ces phrases :
« Quelle est la religion commune à tous ces hommes au milieu desquels j’ai vécu pendant six mois ? Parmi eux je n’ai pas rencontré un seul révolté. [...] j’ai trouvé partout la même foi grave, la même confiance dans la vertu du renoncement. Ils acceptaient la souffrance comme une nécessité évidente, une obligation indiscutable ? N’est-elle pas, en dernière analyse, la réalité divine ? »
32De Pellico à Pange, une tradition occidentale de l’incarcération-résurrection prolongeait le thème du cachot de Pascal, lieu de souffrance et potentiellement lieu de joie. L’emprisonnement fut au cœur de la destinée de Silvio. Il en fut de même pour Fabrice dans la Chartreuse de Parme. La postérité littéraire a (heureusement ?) négligé le premier ; demeure l’œuvre de Stendhal qui s’inspira de l’infortuné Italien.
Notes
1 Esquiros (Alphonse), Histoire des martyrs de la liberté, sans lieu ni date, [1848 ?]. Cet ouvrage républicain ne mentionne pas Silvio Pellico.
2 Pellico (Silvio), Mes prisons, traduction d’Alain Vuyet, (lieu ?), Édition de septembre, 1990, 224 p.
3 Voir les tableaux des best-sellers dans Chartier (Roger), Martin (Henri-Jean) (dir.), Histoire de l’édition française, tome 3, Paris, Fayard, 1990, p. 419-423.
4 Bernard (Martin), Dix ans de prison au Mo