Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La solitude, d'après et après Pétrarque

Christophe Perrin
Publié dans

Cahiers philosophiques

2009/2 (N° 118)

Éditeur
CNDP
Page 59-74

« … numquam se minus otiosum esse, quam cum otiosus, nec

minus solum esse, quam cum solus esset [1]  Cicéron De Officiis, III, 1 : « … jamais il n’était... [1] . »

 

Amateur de solitude

1

En 1337, cherchant à fuir la vie agitée d’Avignon, toute bruissante des souvenirs de ses années les plus frivoles, Pétrarque se retire dans l’ermitage du Vaucluse qu’il vient juste d’acquérir et qui va devenir son « Hélicon transalpin [2]  « Hunc Elicona nostrum transalpinum vocitare soleo »,... [2]  ». C’est là, à Fontaine-de-Vaucluse pour être précis, près de la résurgence de la Sorgue, dans une petite thébaïde au jardinet modeste qui s’avère un délicieux refuge loin des mondanités de la cité des papes, que seront conçues ou ébauchées, de son aveu même dans l’Epistola ad Posteros, la plupart de ses œuvres majeures – De Viris Illustribus, Africa, Septem Psalmi Penitentiales, Secretum meum… Cette décision fait suite à une période de mûre réflexion entamée au retour de huit mois de pérégrinations à travers l’Europe du Nord – Paris, Gand, Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, la forêt des Ardennes, les bords du Rhin, puis Lyon et Avignon –, sitôt après la rencontre, à la Sorbonne en 1333, du moine augustin et professeur de théologie Dionigi da Borgo San Sepolcro : celui-ci lui offre un exemplaire des Confessiones, à la lecture desquelles Pétrarque ressent l’inconsistance, sinon la vanité de son existence, jusque-là légère et dispersée. Tolle, lege

Sans doute est-il encore, comme aiguillon d’un tel choix, son ascension du mont Ventoux, accomplie trois ans plus tard [3]  Le 6 des calendes de mai 1336, soit le 26 avril du... [3] , en compagnie de son frère cadet Gherardo. Ayant lu l’Ab Urbe condita de Tite-Live et été fort ému par l’épisode de Philippe de Macédoine qui, grimpé au sommet de l’Hémus, avait cru y percevoir deux mers, Pétrarque décide de réaliser son rêve d’enfant : gravir la montagne provençale, plus haut sommet de la région. En partant de Malaucène, il s’y emploie par une journée clémente et avec pour devise le vers virgilien « Labor omnia vincit improbus [4]  Virgile, Georgica, I, v. 144-145 : « Un travail opiniâtre... [4]  ». Frappé par la grandeur du lieu et l’extrême beauté du site – on y peut contempler les Alpes enneigées, comme le Rhône ou la Méditerranée –, Pétrarque, qui, en 1353, narre son aventure à son confesseur dans une lettre célèbre entre toutes [5]  Epistola ad Dionysium de Burgo Sancti, Sepulcri ordinis... [5] , médite ces mots de l’évêque d’Hippone, dont il a fait suivre le livre – son vade mecum désormais – et qu’il lit au hasard : « eunt homines mirari alta montium, et ingentes fluctus maris, et latissimos lapsus fluminum, et Oceani ambitum, et gyros siderum, et relinquunt se ipsos nec mirantur [6]  Augustin, Confessiones, X, VIII, 15 : « Les hommes... [6]  ». Obsédé par la parole d’Augustin, car sûr qu’elle lui est destinée, à peine revenu parmi les hommes, Pétrarque s’isole.

3

Mais il n’est pas aisé de mourir au monde après l’avoir sillonné et longtemps fréquenté. Dans sa retraite, Pétrarque reçoit à la fois de Paris et de Rome l’invitation à recevoir les lauriers de poète qu’il a sollicités, et le Toscan, esprit errant et inquiet, de reprendre la route pour, on le sait, gagner la Ville Éternelle. Ce que l’on a appelé alors avec Boccace, mais de manière peut-être excessive, la « crise » de Pétrarque – l’homme qu’il est connaît depuis toujours en effet le tourment que lui vaut son incapacité de renoncer aux honneurs terrestres pour se vouer, corps et âme, à la foi sincère qui est sienne et qui l’appelle à une vie plus austère – le ramène pourtant en Provence. Et après quelques temps passés derechef en Avignon, considérant bientôt son amour pour Laure comme coupable en ce que, même chaste, il l’incite à aimer le Créateur à travers sa créature et non l’inverse, Pétrarque de s’engager avec fermeté dans une voie plus propice au recueillement et à la méditation. Notre poète-jardinier [7]  « J’ai acquis là deux jardins qui conviennent on ne... [7] s’en retourne alors à Vaucluse, où il a « fait [s]a Rome, [s]on Athènes, [s]a patrie [8]  Ibid., XV, 3. [8]  », où sont pour lui « l’Hellespont, Baïes et Brindes [9]  Epistolae metricae, III, 4, v. 39-40. [9]  » et où il séjournera finalement une dizaine d’années [10]  Le calcul est fait par le cumul des durées respectives... [10] .

4

Ici apparaît déjà que si, comme on le pense d’ordinaire, Pétrarque lègue à la postérité, c’est-à-dire au monde humaniste et moderne, ce grand « mythe littéraire » qu’est la solitude [11]  Cf. Ugo Dotti, « Vaucluse : le primat de la conscience... [11]  – motif qu’il trouve dans les Epistulae morales ad Lucilium ou le De otio de Sénèque et qui, à dire vrai, traverse les belles-lettres, sans doute parce que, figurant à la fois ce que nous redoutons souvent et ce que nous recherchons parfois, il touche la psyché collective –, ce n’est pas d’abord parce qu’il consacre à ce « sujet si sacré [12]  De vita solitaria, I, 5 (p. 73) – pour plus de simplicité,... [12]  » de longues et belles pages – songeons aux nombreux passages de sa correspondance qui exaltent cet idéal [13]  Cf. Familiarium rerum libri, III, 5 et suiv. [13]  –, mais parce qu’il incarne lui-même la figure du solitaire, à Vaucluse d’abord – dont le nom seul évoque déjà la fermeture, la claustration, Vallis Clausa signifiant « vallée close » – comme ailleurs – pensons à son amour pour Selvapina, l’« Hélicon cisalpin » qu’il découvre en acceptant l’hospitalité du seigneur de Parme Azzo da Corregio au retour de son couronnement à Rome, comme à son habitude de résider dans des lieux reculés lorsqu’il lui faut demeurer dans de grandes capitales, ainsi Garegnano, Pagagazzano, San Colombo al Lambro, etc. –, ou encore lors de ses voyages incessants qui font de lui le parangon de ce que les Romantiques allemands appelleront avec Goethe le Wanderer. Adepte connu et reconnu de la solitude, Pétrarque n’en est pas moins cependant l’un des théoriciens les plus illustres de la vie solitaire, cela au travers de deux ouvrages qui feront son renom : le traité éponyme De vita solitaria et le De otio religioso.

Théoricien de la vie solitaire

5

Conçu et commencé à Valchiusa en 1346 mais achevé vingt ans plus tard, le De vita solitaria, ouvrage en latin dédié à son ami et strict contemporain Philippe de Cabassole, évêque de Cavaillon, se compose de deux livres. Dans le premier, en réponse à quelques lettrés avignonnais qui, en toute orthodoxie aristotélicienne [14]  Cf. Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253 a 3-4 – « celui... [14] , l’accusent d’inhumanité parce qu’il a choisi de vivre à l’écart de la ville – rappelons-nous le mot de la vertueuse Constance pour le mélancolique Dorval qui, sous la plume de Diderot, fit si mal à Rousseau : « l’homme de bien est dans la société, et […] il n’y a que le méchant qui soit seul [15]  Denis Diderot, Le Fils naturel ou les Épreuves de la... [15]  » –, l’auteur, pour démontrer que la vie solitaire est la seule qui permette d’atteindre le bonheur, développe un parallèle entre le citadin qui s’adonne à des occupations honteuses – occupatus – et le solitaire – solitarius – qui vit dans la méditation des vérités religieuses. Tous deux sont décrits dans leurs activités quotidiennes, du lever au coucher du soleil, en des tableaux qui n’appellent guère de commentaire : celui-là apparaît débauché et aliéné par les passions, quand celui-ci se montre serein et comblé. Et le second livre d’illustrer ce diptyque par une série d’exemples destinés à le confirmer, où les héros et les maîtres à penser de l’Antiquité – qu’ils soient poètes, philosophes ou hommes politiques – côtoient les patriarches, les prophètes et les pères du désert.

6

Soyons plus précis : l’auteur de La Vie solitaire brosse le portrait idyllique d’un homme qui, renonçant aux vaines tentations du monde, tend à une sorte de perfection à la fois intellectuelle et morale par une recherche spirituelle proprement individuelle qui n’exclue pas, nonobstant le retirement, l’exercice de l’amitié. Au-delà d’une belle dissertation sur la solitude et sur les vertus de l’isolement, Pétrarque dévoile évidemment dans cette œuvre ses convictions les plus intimes – la certitude d’avoir fait le bon choix depuis son exil à Vaucluse, la seule évocation de ces parangons bibliques ou historiques de la vie solitaire le justifiant aisément – comme ses déchirements les plus internes [16]  À la fin de sa préface, Pétrarque écrit à Philippe :... [16]  – d’un côté son souci d’être entouré, sollicité par les puissants et adulé par les gens, de l’autre son envie de paix pour, tout entier, se tourner vers la contemplation et vers la réflexion. Mais plus encore qu’une simple condamnation de l’existence publique de l’occupatus, corrélée à une célébration inversée de la vie privée du solitarius – le premier courant après une jouissance qui ne lui fait connaître que la déception, le second s’émerveillant assez de la et de sa nature pour s’épargner toute désillusion –, le traité est aussi un manuel chrétien de vie lettrée, celle-ci n’appelant qu’à s’écouler loin de l’agitation des villes, dans le dialogue de l’âme avec elle-même et avec celle des Anciens – fussent-ils païens. Ordonnée à la fin dernière, à savoir le repos en Dieu, cette vie, solitaire, est celle par laquelle l’homme se gagne lui-même. Le De vita solitaria constitue en ce sens le premier programme de l’humanisme naissant, défini par une conscience toute littéraire du monde.

7

Composé durant le carême 1347 et remanié jusqu’en 1356, le De otio religioso, ou De otio religiosorum selon les appellations – le titre n’est pas de l’auteur lui-même –, a lui aussi la solitude pour thème et deux livres pour parties – la première est consacrée aux affres suscitées par le diable, la seconde à celles qu’engendrent la chair et le monde. Ce traité complète en fait celui de La Vie solitaire en ce qu’il précise cette notion de loisir, de repos, de vacance – otium –, nécessaire à la fondation d’une vie authentique qui ne se perde pas dans le faux prestige du commerce quotidien – negotium. Destiné à répondre à la question pratique par excellence – Was soll ich tun ? ainsi que la posera Kant –, il se présente comme une longue lettre adressée aux moines de la Chartreuse de Montrieux, où Pétrarque lui-même a passé une nuit auprès de son frère Gherardo en 1347 – veuf devenu clerc en 1342 et qui, non astreint par son statut à la clôture, n’en obéissait pas moins à la règle – et où, ayant apprécié l’endroit, il revint en 1353. C’est d’ailleurs à ce dernier qu’il dédie son livre, et c’est en considération de son mode de vie qui, par le renoncement, affranchit, fortifie et édifie, que cette louange, non plus seulement de la retraite studieuse telle que la comprenaient les Anciens, mais de la vie monacale, prend tout son sens – d’autant qu’elle n’est pas sans faire écho, par son histoire, son contenu et sa forme, à cet autre De vita solitaria célèbre qu’est la fameuse Epistola aurea, l’Epistola ad Frates de Monte Dei de Guillaume de Saint Thierry.

8

Le De otio religioso constitue au fond une méditation persévérante, sinon lancinante, sur le célèbre verset : « Vacate et videte quoniam ego sum Deus [17]  Cf. De otio religioso, I, 2 : « Vaquez et voyez que... [17]  ». Écrivant sur le loisir, si Pétrarque renoue alors avec une tradition aussi vaste que disparate, celle d’Aristote, de Cicéron, de Virgile et de Sénèque, tous ayant connu et défendu l’otium, il ne reçoit cependant leurs legs que pour l’intégrer à la perspective chrétienne du repos en Dieu, pour lequel l’homme est fait mais qui ne peut être atteint qu’avec sa grâce – souvenons-nous du dernier chapitre du De Civitate Dei augustinien et de l’injonction évangélique à ne pas perdre sa vie à la gagner : « considerate lilia agri quomodo crescunt non laborant nec nent/dico autem vobis quoniam nec Salomon in omni gloria sua coopertus est sicut unum ex istis [18]  Matthieu, 6.28-29 : « Considérez comment croissent... [18]  », injonction à laquelle fait écho la question : « quid enim prodest homini si mundum universum lucretur animae vero suae detrimentum patiatur aut quam dabit homo commutationem pro anima sua [19]  Ibid., 16.26 : « Et que servirait-il à un homme de... [19]  ». Pétrarque avoue ici à demi-mot que la sagesse des Anciens n’est pas le secret de la vie heureuse et que, en la matière, seule la Bonne Nouvelle est un guide indéfectible. Aussi, en s’appuyant sur les Pères de l’Église, redéfinit-il comme otium negotiosum, repos actif, contemplation attentive et patiente, le véritable travail du loisir, terme aujourd’hui coupé de son sens latin que Baudelaire savait encore rappeler – « C’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi [20]  Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu (1864), LIX,... [20]  ». Ultimement, Pétrarque apporte ici l’idée que la vie solitaire est le point de rencontre de l’idéal péripatéticien, relayé par l’otium litterarum [21]  Cf. Cicéron, Tusculanae disputationes, V, 36 – « Quoi... [21]  des grands écrivains latins, et de l’ascétisme chrétien.

9

Et sa postérité de s’en souvenir puisque, on le sait, le De vita solitaria et le De otio religioso inspireront à bon nombre d’écrivains des œuvres similaires. Évoquons seulement deux traités de Denys le Chartreux : le De vita et fine solitarii – écrit entre 1440 et 1445 – et le De laude et commendatione vitae solitariae – rédigé entre 1455 et 1460 – qui, proposés comme le point d’orgue d’une vie entièrement consacrée à la solitude, constituent une véritable somme théorique et pratique de la vie cartusienne, destinés qu’ils sont à la formation des moines de chœur en chartreuse pour lesquels est si rigoureuse l’observance des prescriptions de leur ordre quant à la clôture, mais encore au silence, à la pauvreté, au jeûne et à la prière. Mentionnons également Maurice Scève, dont le goût pour Pétrarque est notoire – attaché au vicaire de l’archevêque en Avignon en 1530, il prend part, trois ans plus tard, aux recherches du tombeau de la dame aimée du Canzoniere, découvrant à cette occasion un sonnet qu’il attribue au Toscan et qui lui vaut aussitôt la célébrité et les félicitations de François Ier, lui-même grand amateur de poésie pétrarquiste – et qui compose en 1547 la Saulsaye. Appartenant au genre pastoral, cette églogue, nourrie de l’inspiration champêtre de Pétrarque et reprenant à son compte le topos de l’opposition rus/urbs magistralement développé dans le premier livre du De vita, fait se répondre deux interlocuteurs, l’un défendant les attraits de la vie en cité, l’autre célébrant la vie rurale, moins sociale, plus discrète, plus secrète.

De la vie solitaire à la solitude

10

Voilà donc un point acquis : Pétrarque a goûté la solitude et l’a prônée [22]  La solitude et le loisir, « ces deux échappatoires... [22] . L’a-t-il pour autant pensée comme telle et pour elle-même ? À le lire avec attention, il sera permis d’en douter car elle n’est point la fin qu’il se fixe. À ses yeux en effet, une distinction est à faire entre la solitude – solitudo –, en tant que vie retirée connue d’expérience, et la vie solitaire – vita solitaria –, vie exigeante rendue possible par l’affranchissement à l’égard des passions, le cœur devant être pur et la chair exemplaire de droiture. Aussi même à expérimenter la solitude, même à y avoir « pénétré » et, qui plus est, à y être « longtemps resté », impossible encore d’affirmer que l’on connaît « avec plus d’exactitude la condition assez intime de la vie solitaire », puisque « telle est la solitude mais telle n’est pas la vie solitaire [23]  De vita solitaria, I, V (p. 74). [23]  ». Dieu n’accordant la « grande et divine […] sérénité tranquille de l’âme » qu’« à ceux qui se sont retirés dans la solitude [24]  Ibid., I, III (p. 57). [24]  », pour le Toscan, la solitudo est donc un prélude à la vita solitaria. Mais puisque c’est de celle-ci et non de celle-là que, dans son De vita, il entend pénétrer « les arcanes [25]  Ibid., I, V (p. 74). [25]  », il n’y est guère d’approche conceptuelle véritable de la solitude.

11

Pétrarque se contente en réalité d’indiquer qu’« il existe trois types de solitude, si l’on veut définir la notion comme il se doit », et l’auteur de les énumérer : « La première concerne le lieu […] ; la seconde a trait au temps, comme c’est le cas durant la nuit, lorsque même sur les places publiques règnent solitude et silence ; la troisième vise l’âme : c’est le cas de ceux qui, par leur extraordinaire aptitude à se concentrer en pleine contemplation, […] peuvent être seuls quand et où ils le désirent [26]  Ibid., II, VI (p. 179). [26] . » Ne cherchons pas d’autre caractérisation : la classification ajourne ici toute définition. Solitudo se dit assurément en des sens différents, mais cette équivocité ne fait pas l’objet d’éclaircissements. Reste donc à déterminer de quelle solitude il est question quand la question de la vie solitaire est abordée par Pétrarque, étant donné qu’il en est pour lui de multiples. Parfaitement maîtrisé par le poète couronné, l’exercice littéraire d’une apologie de la vie solitaire doit ainsi céder le pas à une analyse proprement philosophique de la solitude, paradoxalement absente dans son œuvre – et plus largement dans l’histoire des idées : s’il est toute une litteratura perennis sur le sujet en effet, il n’y en a pas de philosophia. Et cette analyse, pour tenter de la cerner au mieux, de commencer par la distinguer de ce qu’elle n’est pas, à savoir la désolation et l’isolement [27]  Nous marchons bien sûr ici dans les pas de Hannah Arendt... [27] .

12

Le terme désolation vient du bas latin desolare qui signifie laisser seul, d’où ravager, ruiner, transformer en solitude par des ravages. Ainsi les pillards désolent la campagne. La désolation est une calamité, une destruction, une dévastation. Le désolé est délaissé, c’est-à-dire abandonné à lui-même, laissé pour compte dit précisément le français, sans recours ni secours face au danger. La désolation n’est alors pas la solitude pour deux raisons : d’une part, je peux connaître la solitude sans être dans la désolation – le marin, seul sur la mer, en l’absence de péril imminent, n’est pas désolé – ; de l’autre, je peux connaître la désolation sans être dans la solitude – si nul ne me vient en aide, je peux être désolé au milieu même de la foule. Ajoutons que le contraire de la désolation est la consolation, consolation qui implique la présence d’autrui pour soulager la douleur, apaiser la peine éprouvée.

13

Le terme isolement, pour sa part, renvoie à l’italien isolato qui signifie séparé comme une île – insula en latin. L’isolement est l’état d’une chose séparée des choses de même nature qu’elle, écartée, éloignée, reculée, retirée. L’isolement n’est lui non plus pas à confondre avec la solitude, car l’isolé est séparé des autres parce que les autres s’en séparent. L’isolé est l’exclu. L’isolement est ainsi le drame pathétique que vit la conscience qui, plongée dans la souffrance, voudrait pouvoir se confier et communiquer avec autrui mais ne le peut. C’est le cas du malade contagieux conduit au lazaret – Lulu atteinte du choléra dans l’opéra d’Alban Berg –, du prisonnier – le comte de Monte-Cristo au Château d’If –, de l’aliéné – ceux que dépeint William Hogarth dans Beldam –, du dissident – Alexandre Soljenitsyne ou Andreï Sakharov parmi les plus célèbres opposants au régime soviétique, tous internés en psychiatrie ou déportés au goulag –, du disgracié – celle du surintendant Fouquet, d’abord banni puis emprisonné à vie à la forteresse de Pignerol –, du proscrit – Ovide en exil sur les bords de la mer Noire ou Brecht après l’autodafé de ses œuvres –, ou encore de l’indésirable – Philoctète à Lemnos dans la pièce de Sophocle ou Napoléon sur l’île d’Elbe. Mais l’isolement, dont la quarantaine, la claustration, l’incarcération ou encore la séquestration offrent des illustrations, n’est pas davantage la solitude car, d’une part, je peux être seul sans être isolé – être seul parmi mes amis, seul parmi ma famille – et, de l’autre, je peux être isolé sans être seul – être isolé dans ma geôle en triste compagnie.

14

Ceci rappelé, qu’en est-il donc cette fois positivement de la solitude ? Le terme solitude est à l’origine l’état d’un lieu désert, c’est-à-dire inhabité ou éloigné des lieux qui, eux, sont peuplés. La solitude est ainsi un repaire, une retraite, un abri, un refuge. C’est d’ailleurs en ce sens que l’entend Pétrarque qui, héritant de l’image du port, mieux, du port-salut, empruntée à une tradition latine immémoriale – de Cicéron à Pierre Damien en passant par Ambroise, Jérôme, Augustin ou Paulin de Nole –, n’hésite aucunement à la reprendre à son compte. « Heureuse et tranquille », la solitude est pour lui « à proprement parler une citadelle fortifiée et un havre au milieu de toutes les tempêtes. Celui qui la fuit, à quoi s’exposerait-il sinon à être loin d’un port, à être ballotté sur l’océan des événements, à vivre entre les écueils et à mourir entre les flots ? [28]  De vita solitaria, I, IV (p. 70). [28]  ». La solitude est donc toujours d’abord solitude du lieu – et c’est d’elle que traite principalement, sinon exclusivement Pétrarque – ; elle qualifie un endroit abandonné, écarté, retiré, mais qualifie encore, et ce par extension, ses effets.

15

Le terme peut alors désigner un caractère, un aspect, une atmosphère – on parle en ce sens de la solitude des forêts, de la solitude de la nuit – ou encore un sentiment. Aussi la solitude constitue-t-elle en définitive à la fois un état physique et un état psychique, un état d’âme lié à cet état de fait – Pétrarque souligne fortement cet osmose entre le lieu et celui qui s’y tient, la nature d’un endroit influençant substantiellement l’humeur de son résidant – avec sa théorie des climats, Montesquieu ne dira rien d’autre dans De l’esprit des lois – : ainsi ce sont la beauté et la paix de la nature qui assurent la sérénité du solitarius, puisqu’« il lui arrive parfois d’être réveillé par les chants du rossignol nocturne, et à peine tiré du lit dans la douceur, après avoir chassé ses impressions de torpeur, le voici qui se met à chanter aux heures de tranquillité [29]  Ibid., I, II (p. 35). [29]  ». Le paysage que l’on voit devient l’image, le reflet de l’âme qui est au-dedans de soi, en sorte que le lieu où l’on habite tient lieu de miroir de l’être que l’on est. D’où deux sens du mot solitude finalement tel qu’on l’emploie couramment : d’un côté, la solitude comme situation d’une personne qui, de fait, est seule, de façon momentanée – Pétrarque dans son ascension du Ventoux après que son frère, au pas plus affirmé, l’a devancé au point de le distancer – ou durable – Pétrarque à Valchiusa–, volontaire – Pétrarque retiré en 1370 dans la campagne d’Arquà, où le duc de Carrare lui a laissé une belle propriété – ou involontaire – Pétrarque à la mort de ses proches : son père en 1323, Laure en 1348, son fils Giovanni en 1361 – ; de l’autre, la solitude comme sentiment éprouvé par celui qui se sent seul avec lui-même, dans quelque cadre où il se trouve – nature sauvage, société des hommes, intimité d’une chambre.

16

Remarquons que ces deux niveaux de signification, s’ils peuvent aller de pair – la solitude physique induit bien souvent la solitude psychique, morale ou affective, et vice versa –, ne sont pas toujours solidaires. Logiquement, comme réellement du reste, il y a en fait quatre possibilités : ou il n’y a personne, je suis seul et je me sens seul ; ou il n’y a personne, je suis seul mais je ne me sens pas seul ; ou il y a quelqu’un, je ne suis pas seul et je ne me sens pas seul ; ou il y a quelqu’un, je ne suis pas seul mais je me sens seul. Si, bien sûr, dans le cas du grand homme du Trecento, la raison de la solitude est entendue, Pétrarque s’y soumettant par goût au nom d’une hygiène de vie personnelle qui le pousse à habiter, comme l’a chanté Racan, d’« agréables déserts, séjours de l’innocence [30]  Honorat de Breuil, Marquis de Racan, Stances sur la... [30]  », on pourra cependant évoquer brièvement quelques causes de la solitude. Physique, elle peut être provoquée par une rupture, et cela quelle qu’elle soit – départ en voyage, dépaysement, enfermement, séparation amoureuse, disparition d’un être cher, etc. –, morale, par l’incompréhension de ceux qui nous entourent, la déception qu’ils suscitent, nos difficultés à communiquer, la mélancolie, l’ennui, etc. Mais on s’attachera surtout à fixer sa valeur. Or c’est là que le bât blesse, car si le terme solitude ne comporte guère d’ambiguïté, la réalité à laquelle il renvoie s’avère d’une rare ambivalence.

De l’ambiguïté à l’ambivalence

17

La solitude, en effet, a toujours été ressentie et jugée de façons opposées, et ce d’autant que comme toutes les expériences humaines, celle-ci est liée aux structures sociales, économiques et politiques dans lesquelles l’homme se trouve impliqué. Aussi ne peut-elle avoir le même sens dans le cadre antique ou médiéval – le lien d’appartenance à la cité, à un groupe social déterminé, à un univers moral ordonné, y étant fortement éprouvé, la solitude ne peut apparaître autrement que comme un phénomène isolé –, à l’époque de la Renaissance – la notion juridique d’individu y conquiert son existence autonome en sorte que, née à la conscience, elle naît aussi bientôt à la littérature –, au siècle des Lumières – les relations sociales y prennent une forme résolument moderne dont témoignent le philosophe idéal décrit par l’Encyclopédie, capable et désireux de « se partager entre la retraite et le commerce des hommes [31]  César Chesneau Dumarsais, Le Philosophe (1730), in... [31]  », comme bientôt le Romantique qui fera de la solitude qu’il vit son thème favori – ou de nos jours – caractéristique de nos sociétés comme l’affirme Henri Lefebvre dans son Introduction à la modernité, la solitude est devenue un phénomène social qu’analysent les spécialistes, tels David Riesman, Nathan Glazer et Reuel Denney dans The Lonely Crowd. Reste que, à parler de solitude, la question demeure au cours du temps inchangée, l’essentiel étant de savoir si l’homme seul est un réprouvé ou un élu.

18

L’opposition n’est pas nouvelle puisque présente dans la Bible même, où l’on trouve écrit qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul [32]  Genèse, 2.18. [32]  », et même : « Malheur à celui qui est seul et qui tombe, sans avoir un second pour le relever ! [33]  Ecclésiaste, 4.10. [33]  », mais dans laquelle Moïse est décrit seul quand, au faîte du Sinaï, à l’écart du peuple dont il a guidé la fuite hors d’Égypte, il reçoit les tables de la Loi. Et longue est la tradition qui vient nourrir cette figure de la solitude, non plus maudite, mais bénie, sinon sainte, car signe d’élection et de grandeur. La tradition religieuse d’abord : bien avant de s’isoler au mont des Oliviers, Jésus se retire quarante jours au désert, ouvrant la voie à d’innombrables ermites après lui pour qui la solitude est la condition nécessaire de l’ascèse ; la tradition militaire ensuite : le chevalier est seul pendant la veillée d’armes comme le stratège avant la bataille ; la tradition politique encore : seuls sont les rois, les grands de ce monde, avec ou sans divertissement d’ailleurs, ne serait-ce que parce que, pour diriger les foules à l’esprit moutonnier, il faut se trouver au-dessus de la mêlée, c’est-à-dire d’abord hors d’elles.

19

Malédiction donc ou bénédiction ? On sait que Victor Hugo tranchait la question en fonction de celui qui en faisait l’objet : « la solitude est bonne aux grands esprits et mauvaise aux petits », cela car elle « trouble les cerveaux qu’elle n’illumine pas [34]  Victor Hugo, Choses vues (1887), in Œuvres complètes,... [34]  ». Qu’en est-il de Pétrarque ? Sans être un châtiment ni un fléau, la solitude n’est pas davantage un présent, un cadeau : elle est en vérité pour l’auteur, qui entend clairement « démontrer que la solitude est heureuse [35]  De vita solitaria, I, I (p. 33). [35]  », une discipline qu’élit celui qui a compris ses vertus et qui la chérit pour celles-ci. La solitude pétrarquienne est ainsi solitude du solitaire, solitude que je choisis et que je veux en me séparant délibérément des autres, et non solitude de l’esseulé, solitude que je subis et que je pleure, séparé des autres que je suis contre mon gré. Précisons ce distinguo puisque nous le proposons.

20

La solitude du solitaire est solitude active, délibérée, solitude désirée de celui qui en jouit, s’y plaît et s’y complaît, solitude des amants désireux de s’aimer sans gêne ni jalousie – mais cette solitude à deux est-elle vraiment solitude ? –, mais surtout solitude de celui qui a opté pour la vie érémitique ou monacale – l’anachorète chrétien –, solitude du misanthrope – le retrait au désert d’Alceste dans la pièce de Molière –, ou solitude du philosophe – nul besoin d’évoquer Montaigne dans sa librairie à l’écart de la presse, Pétrarque suffit. Parce qu’elle enchante celui qui la connaît, la solitude, ici, est assurément chantée pour ses bienfaits, et c’est pourquoi le De vita solitaria ne consiste pas tant en un « éloge de la solitude » qu’en « l’éloge des biens qu’elle recèle », son auteur avouant qu’il « n’aime point tant les retraites vides et le silence que le temps libre qu’on y trouve [36]  Ibid. [36]  ».

21

La solitude tire donc sa valeur, aux yeux du Toscan – comme, plus généralement, à ceux de tous ses partisans qui feront leur l’exclamation de Saint-Amant : « Ô que j’aime la solitude ! [37]  Marc Antoine Girard de Saint-Amant, La Solitude (1619),... [37]  » –, de « l’intime et vraie douceur [38]  De vita solitaria, I, V (p. 72). [38]  » qu’elle procure. Dans un cadre bucolique, locus amoenus parfait, elle apporte au solitarius le repos loin de l’agitation des hommes et le calme nécessaire pour méditer sur lui-même. Car « à la place du vacarme, il a la quiétude, à la place du fracas, le silence, à la place de la foule, son être même. Il est lui-même son propre compagnon, son propre convive et ne craint pas la solitude tant qu’il est en sa propre présence [39]  Ibid., I, II (p. 40-41). [39]  ». Le mot est capital : plus encore que de chercher la solitude parce qu’elle protège notre innocence naturelle du monde – songeons au Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – , parce qu’elle nous autorise à rêver, nous promener et contempler la nature, sinon herboriser – Rousseau derechef, mais cette fois dans ses Rêveries du promeneur solitaire, et avant lui bon nombre de poètes du XVIIe siècle : Théophile de Viau avec La Solitude, Tristan L’Hermite dans Le Promenoir des deux amants ou Jean de La Fontaine dans Le Songe d’un habitant du Mogol –, parce qu’elle nous fait savourer le bonheur d’exister – Rousseau toujours, mais dans sa Troisième Lettre à M. Malesherbes – ; plus encore que de chercher la solitude parce qu’elle nous épargne les tracasseries du monde et évite le temps perdu en lui – ce que fuiront Flaubert, Martin du Gard, Stendhal, Vigny ou encore Proust –, parce qu’elle favorise notre travail et nos créations – Descartes dans son poêle, relayé par Picasso pour qui rien ne peut être fait sans solitude –, parce qu’elle nous offre le loisir de penser à ceux que l’on aime – Madame de Sévigné aux Rochers – et favorise la vie spirituelle en rendant possible l’ascèse comme l’introspection – Messieurs les solitaires de Port-Royal –, Pétrarque y aspire pour y être avec soi, pour « consistere et secum morari » comme y invitait déjà Sénèque [40]  Sénèque, Epistulae morales ad Lucilium, I, 2 : « se... [40]  et, bientôt après lui, toute une tradition monastique. Séjourner avec soi, pourquoi ?

22

Parce que c’est dans le face-à-face avec soi-même que l’on découvre ses semblables et rencontre Dieu. En embrassant la solitude, « la plus pure de toutes les choses humaines [41]  De vita solitaria, I, IV (p. 68). [41]  » aux yeux de l’auteur, l’homme ne meurt pas tant au monde qu’il se rend à même de le mieux comprendre. Le recul qu’il prend, le pas en retrait qu’il fait lui offre d’abord l’occasion de s’éprouver lui-même et, ainsi, de mieux se connaître. Ne nous ignorons-nous pas en effet, nous qui « vivons pour la plupart non selon notre jugement mais selon celui de la foule », nous qui « nous laissons tellement entraîner sur des chemins détournés, suivant au milieu des ténèbres les traces des autres, […] que nous sommes devenus n’importe quoi avant d’avoir pu regarder autour de nous et pu examiner ce que nous voulions être [42]  Ibid. (p. 63). [42]  » ? Mais il y a plus. Parce que la solitude « ne simule ni ne dissimule rien, n’embellit rien, ne cache rien, n’invente rien [43]  Ibid. (p. 68). [43]  », parce qu’elle laisse apparaître les choses telles qu’elles sont et, phénoménalisant le monde, ouvre à sa connaissance, elle nous le fait saisir comme création d’un être qui lui est supérieur. La solitude s’avère alors le « moyen de s’élever vers le lieu où notre âme soupire [44]  Ibid. (p. 66). [44]  », celle-ci tendant de tout son poids – conformément à la théorie aristotélicienne du lieu naturel –, et du fait de son amour – conformément à la doctrine augustinienne de l’amour comme pondus et molestia – vers son créateur.

23

Dès lors, la solitude se donne pour Pétrarque comme la condition du savoir, mieux, puisqu’il n’y va pas en elle que de théorie mais encore de pratique, comme la condition de la sagesse. Et puisque non seulement elle la procure, « mais la conserve et la favorise au plus haut point [45]  De vita solitaria, I, III (p. 56). [45]  », c’est bien studieuse sinon laborieuse que la solitude apparaît chez Pétrarque, « partagé[e] entre les louanges divines, les belles lettres, la découverte de choses nouvelles ou le souvenir d’anciennes, la nécessité du repos et d’honnêtes divertissements [46]  Ibid., I, II (p. 44). [46]  ». Aussi n’est-elle pas « sans culture », sans quoi elle serait « un exil certain, une prison, un chevalet de torture [47]  Ibid., I, III (p. 61). [47]  ». Permettant au contraire de « se consacrer à la lecture et à l’écriture », quitte à « adoucir la fatigue que donne l’une des deux par le repos que procure l’autre [48]  Ibid., I, VI (p. 85). [48]  », elle doit être dévolue à une telle activité, c’est-à-dire destinée à de « nobles occupations dont on ne pourrait imaginer qu’il en existât d’autres dont la compagnie fût plus utile et plus goûtée [49]  Ibid., II, XIV (p. 268). [49]  », réjouie par la contemplation de la nature et réconfortée par la visite fréquente d’amis pour ne pas devenir « solitude extrême et inhumaine [50]  Ibid., I, VII (p. 101). [50]  ». Qu’est-ce à dire ?

24

Pétrarque ne s’étend pas davantage à évoquer cette autre forme de solitude. Nous n’aurons aucun mal cependant à la faire coïncider avec cette solitude de l’esseulé suggérée, solitude passive, subie et non pas recherchée, solitude malheureuse du Veuf et de l’Inconsolé pour reprendre les mots duDesdichado, celle de l’inconsolable regrettant ses semblables ou celle qui « effraie une âme de vingt ans », ni « assez grande », ni « assez forte », comme le dit d’elle-même Célimène [51]  Molière, Le Misanthrope (1666), V, 4, in Œuvres complètes,... [51] . La solitude est alors ressentie comme un poison en raison des maux qu’elle peut occasionner : l’ennui bien sûr, au sens fort ici du latin in odium esse, mais encore la peur, due au fait qu’en perdant le contact avec l’humanité, on en perd certaines facultés essentielles – ainsi le Robinson de Michel Tournier qui, dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, ne sait plus sourire –, l’angoisse métaphysique de la déréliction – ainsi la plainte du Christ au Golgotha : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? [52]  Marc, 15.34. [52]  » – mais aussi une exaltation malsaine qui peut prendre différentes teintes – orgueil, égocentrisme, folie de la persécution, illusions, idées fausses, vie dans l’irréel, etc. –, d’où finalement le mot de Chateaubriand dans l’épilogue de René : « La solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu ; elle redouble les puissances de l’âme en même temps qu’elle leur ôte tout sujet de l’exercer [53]  François-René de Chateaubriand, René (1802), in Œuvres... [53] . »

De l’absence d’autrui à l’excès de soi

25

Ainsi vécue, la solitude est le sentiment pénible et douloureux de celui qui souffre de l’absence d’autrui ou, plutôt, d’une certaine absence de lui, car celle-ci s’avère irréductible à son absence physique – je peux fort bien me sentir seul et en pâtir, lors même qu’autrui peut être là, là où je suis, en chair et en os. D’où vient alors que la solitude puisse être souffrance – ce que ne voit pas Pétrarque pour qui, condition essentielle du travail de la pensée, elle est une discipline nécessaire et traduit de la part de qui l’embrasse un choix raisonné ?

26

À n’en pas douter, autrui doit bien avoir une importance particulière pour que son absence me peine. Autrui s’avère cela dit nettement ambivalent : important pour l’esseulé, il est importun pour le solitaire ; celui-ci voit son existence limitée par la sienne, mais sans lui, celui-là n’existe pas. D’où deux aspirations contradictoires en l’homme dont l’antagonisme est exprimé par Kant en termes d’« insociable sociabilité [54]  Emmanuel Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte... [54]  » : un besoin de solitude d’une part, car les autres me gênent et le monde me détourne de moi-même – les moralistes de tout temps l’ont assez dit [55]  Cf. les sentences similaires de Pascal et de La Bruyère :... [55] –, et, de l’autre, la nécessité d’une relation à l’autre, car c’est lui qui me fait être et me fait être moi – après Aristote et Hegel, la phén

Les commentaires sont fermés.