Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Les bâtisseurs du Bauhaus
Les bâtisseurs du Bauhaus
Sur le bâtiment du Bauhaus à Dessau, lors du 80e anniversaire de son inauguration en 2006. (Photo John MacDougall. AFP)
De Gropius à Paul Klee, six génies de la modernité.
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Quand elle apprend que son jeune mari, Walter Gropius, fondateur en 1919 du Bauhaus, va pouvoir créer à Weimar cette école dont il rêvait entre vie et mort dans les tranchées, Alma ex-Mahler dit : «Quoi ? Végéter à Weimar avec Gropius jusqu’à la fin de mes jours ?» Weimar n’est pas seulement la ville de Goethe et le lieu où fut rédigée la Constitution de la nouvelle République allemande. Pour Alma, c’est un trou à en perdre le nord et la célébrité. La femme de 40 ans est une héroïne cannibale qui ne dévore que les génies qu’elle stimule et qui lui donnent une idée affolée de la vie par et pour l’art. Elle est à la fois très XIXe siècle par son emphase, ses pauses, et toujours dans l’air du temps par son instinct amoureux. C’est l’égérie incontrôlable qui fait entrer le lecteur de la Bande du Bauhaus, via le chapitre sur son époux, dans cette aventure beaucoup plus qu’esthétique ; ce n’est pas un mauvais choix : non seulement Gropius a fondé l’école, mais la présence d’Alma rappelle dans quel monde est né ce libre phalanstère de la modernité.
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Historiette. C’était le monde germanique bourgeois d’avant-guerre. Comme chez le tuteur de Hans Castorp, le personnage de la Montagne magique, on servait à table le beurre sculpté en forme de coquilles. Anni Albers en fit la première fois qu’elle reçut des professeurs de la bande, ravie et intimidée, comme elle l’avait appris dans son enfance. En entrant, la femme de l’architecte Mies Van der Rohe les voit et dit : «Des coquilles de beurre ! Ici, au Bauhaus ! J’aurais pensé qu’un bon bloc de beurre vous aurait suffi !» L’anecdote ne résume pas seulement l’esprit de simplicité radicale affichée par l’école de Gropius. Elle annonce le talent de Nicholas Fox Weber : un sens direct, ironique et divertissant de l’historiette, à la Tallemant des Réaux, cet écrivain qui fit les portraits des nobles et des grands bourgeois au temps de Louis XIII ; de l’historiette qui reflète l’ensemble du groupe et de l’époque, et qui finit par faire tableau.
Le livre de Fox Weber est un sextuor particulier. Il enchaîne six vies, à la Plutarque, mais les fait résonner l’une par l’autre, comme si chacune était à la fois celle d’un grand soliste et d’un violon de la formation - ce qui est, effectivement, le cas : ces vies sont celles de «stars» sélectionnées parmi ceux qui furent professeurs au Bauhaus, mises en valeur par d’extraordinaires seconds rôles. Toutes furent déterminantes pour le destin et la postérité de cette école d’art concret, absolu : outre Gropius, et dans cet ordre, Fox Weber raconte Paul Klee, Wassily Kandinsky, Josef Albers, Anni Albers que l’auteur a connue aux Etats-Unis dans sa propre jeunesse, enfin Ludwig Mies Van der Rohe, qui inventa son nom à relents nobles comme il inventa ses maisons, avec un sens implacable du chic, du dandysme, du pouvoir et de l’espace symbolique. Quand il succéda à Gropius, épuisé et rejeté après dix ans de direction, «Mies» se contenta de dire : «La meilleure chose qu’ait jamais accomplie Gropius est d’avoir inventé le nom de Bauhaus.» On n’est pas tous amis ni copains dans une bande - surtout une bande de personnalités aussi fortes, voire extravagantes.
Masses. Bauhaus signifie à peu près : «Construction de maison.» Gropius était architecte, comme Mies. Il imaginait et voulait un art qui soit un artisanat, dans lequel se fondraient tous les arts pour aboutir à la plus simple vitalité, à des maisons spacieuses, faites dans des matériaux industriels et accessibles au plus grand nombre : un aristocrate qui pense l’ère des masses. Il a son moment antisémite pendant et après la Première Guerre mondiale, mais il finit comme quatre autres membres de la bande, chassé par les nazis. Les uns atterrissent aux Etats-Unis dans ce que Christa Wolf appellera «Weimar sous les palmiers», ou bien près des gratte-ciel, sur la côte Est. Paul Klee meurt en Suisse en 1940, Kandinsky à Paris en 1944. Il a été l’un des sept derniers à voter la fermeture de l’école en avril 1933. Pour chacun, la vie contée dans ce livre s’arrête à cet instant. Le reste est précisé en quelques paragraphes. L’existence de ces grands artistes a continué ensuite, et leurs œuvres ; leur sextuor est achevé. Stendhal abandonne Fabrice en quelques phrases quand son moment a été vécu.
Revenons à Alma, fertile sorcière. Son activation à la fois obscène, ridicule et formidablement généreuse, est résumée par sa rencontre avec le compositeur Gustav Mahler, en 1901. Elle a 21 ans. Il est célèbre. Il dirige à Vienne la Flûte enchantée, de Mozart. «Alors que la plupart des jeunes femmes étaient révulsées par Mahler», écrit Fox Weber, Alma fut follement excitée par son «visage de Lucifer» et ses «yeux de braise» (Alma, quand elle écrit, pas plus que lorsqu’elle aime, n’a pour première vertu la sobriété). «Ignorant que cette expression torturée était provoquée par des hémorroïdes et un début d’hémorragie rectale, elle ne vit qu’un homme d’une intensité sans égale et se donna pour mission de le sauver.»
Alma a raison, même si elle a tort : Mahler vaut mieux que ses grimaces, ses colères, ses ennuis de santé. Il est ce créateur et cet homme, elle aime l’un dans l’autre et les mélange sans scrupules et sans compter, tout en multipliant les amants. On ne peut pas attendre que de tels artistes soient aimés et soutenus par des «gens bien», raisonnables, eux-mêmes ne le sont pas. Le beau Gropius prend donc le relais du laid Mahler, avant de laisser la place à son tour, plus tard, à l’écrivain Franz Werfel : Alma aime que ça déménage à trois. A sa façon, l’architecte fondateur du Bauhaus est tout aussi inventif, obstiné et impossible que le créateur des symphonies : son caractère lui permettra de développer et de maintenir la prestigieuse école contre tous ceux, nombreux, notables, qui sont hostiles à sa «modernité». Ses plus proches collaborateurs ignorent ses terribles ennuis conjugaux. Après tout, comme l’écrit Fox Weber, «la pure joie de vivre était au cœur de la mentalité du Bauhaus». Mais c’est à propos du peintre Paul Klee qu’il écrit ça.
Klee, le plus grand artiste du groupe, l’homme qui veut être «inconscient, pas diverti», rejoint le Bauhaus en 1921, début janvier, par wagon-lit. Il marche deux heures dans la ville, trouve un café, s’agace aussitôt de l’absence de ponctualité de Gropius à son bureau. La présence, au printemps, d’écureuils et d’oiseaux le réjouit d’avance. Fox Weber raconte sur lui, comme sur les autres, cent histoires si merveilleuses qu’elles ne semblent jamais répétitives, même quand elles le sont : elles se greffent l’une sur l’autre pour épaissir et enchanter sa créativité perpétuelle, sa savante innocence. Toutes sont légères, profondes. Aucune n’est anodine.
Inflation. Un jour, un jeune admirateur américain rend visite à Klee dans son atelier. Il prend une aquarelle. Le chat de l’artiste s’en approche pour jouer avec. Panique du jeune homme : «Klee le pria de le laisser agir à sa guise. L’aquarelle était pourtant encore humide.» Le visiteur «répliqua qu’il craignait que le chat laisse une empreinte. Klee rit et dit que l’empreinte de patte deviendrait plus tard un grand mystère insoluble : "Dans bien des années, un connaisseur comme vous se demandera comment j’ai bien pu obtenir cet effet"». L’artiste n’a plus besoin d’Hoffmann pour accueillir le chat Murr. Des médecins l’avaient diagnostiqué schizophrène. On est toujours un peu chez Molière quand l’imagination sort des clous. Klee avait décrété, vingt ans plus tôt, ce qui lui importait : «En premier lieu et surtout, l’art de vivre ; ensuite, les idéaux : art, poésie et philosophie.» Gropius ne s’était pas trompé en l’invitant à rejoindre son école.
La bande du Bauhaus est un agglomérat d’artistes féroces, radicaux, parfois lunaires, qu’unit un projet comme au temps des cathédrales, mais sans Dieu, et dans une époque particulière : celle qui suit la défaite allemande, les révolutions spartakiste et soviétique, dans cette République de Weimar où tout fit inflation, des produits aux talents, des bordels aux discours. Cette toile de fond flottante, menaçante, indissociable du Bauhaus, irrigue les vies dont il est question. Les professeurs ont de splendides maisons créées par Gropius, côte à côte, mais il arrive à Klee et Kandinsky de ne plus avoir de quoi se payer deux cafés.
Pont. Le livre multiplie les échos et les marques de vie immédiate, concrète, comme si l’auteur lui-même, historien culturel américain né dans les années 50, avait vécu davantage dans le mouvement perpétuel de ces fantômes, sous leur cornée et dans leur oreille interne, qu’avec les artistes de sa propre génération. Il est vrai qu’il a connu, dans sa jeunesse, Anni Albers, et qu’il lui rend en introduction un hommage long et sensible, avant d’y revenir dans un chapitre. Un jour, par une nuit d’orage, la vieille dame qu’il reconduit chez elle lui demande d’attendre sous un pont d’autoroute le passage d’une violente averse, car elle est effrayée. Il coupe le moteur. Elle lui raconte des souvenirs qu’elle affirme n’avoir jamais racontés. Comme toujours, l’expérience a précédé la conscience : le livre de Fox Weber est peut-être né là, sous ce pont, en 1972. Sa reconstitution est plus active qu’une madeleine. Elle s’émiette rarement dans ce qu’il reste du temps perdu. L’auteur a deux âges quand il écrit : celui qu’il avait lorsqu’il rencontra la dernière survivante du Bauhaus ; celui qu’il a en relatant ses héros. On le comprend : le modernisme du début de siècle, après la saignée de 14-18 et avant l’entrée dans les ténèbres, a été un accélérateur vital de la conscience du monde, peut-être le dernier moment où l’artiste pouvait se livrer à toutes ses folies, à tous ses excès, en les soumettant politiquement au groupe et à ses idées, sans en faire spectacle ni rente de situation. Cela ne fait d’aucun des six - comme il y eut au même moment en France le groupe des six compositeurs - un exemplaire de vertu. Mais la morale, ici, est ailleurs : dans l’élan même de la vie - et dans sa fantaisie. Dans une biographie de Balthus écrite en 2003, Fox Weber citait une phrase d’Oscar Wilde : «J’ai traité l’art comme la réalité suprême et la vie comme un simple mode de fiction.» Ce pourrait être l’exergue de ce livre-ci. Il a également écrit une biographie de Le Corbusier, il en prépare une de Piet Mondrian.
«Cantonnières». L’art du portrait lui convient. Voici l’entrée de celle sur Josef Albers : «Une jeune étudiante du Bauhaus à Dessau prétendit être enceinte de Josef Albers sans avoir jamais couché avec lui. Sa vie durant, Josef Albers fut entouré de gens qui le croyaient investi d’un pouvoir divin. Ses étudiants le vénéraient, tout en le craignant terriblement. Ses partisans révéraient en lui un visionnaire. Ses détracteurs reculaient devant sa foi inébranlable en ses propres convictions et voyaient en lui un tyran.» Ou cette description de Paul Klee : «Quand il était adolescent, il avait des sourcils épais et sombres qui faisaient l’effet de cantonnières au-dessus d’un rideau de théâtre, accentuant la clarté de porcelaine du blanc de ses grands yeux. Après la puberté, ses sourcils ayant pris un aspect moins sauvage, l’ovale des yeux de Klee paraissait d’une clarté et d’une taille disproportionnées, un peu comme ceux d’un chat, avec des pupilles très noires. Le plus souvent, Klee avait les yeux levés, comme s’il voulait être connecté avec les cieux. Tout chez lui faisait penser au prophète.» Le poète espagnol José Angel Valente, dans un poème intitulé Hommage à Klee, ne s’y est pas trompé : «Le paysage retient / autour du poisson immobile / toute la lumière du fond invisible.» C’est cette lumière que recherchait, sans baisser les yeux, la bande du Bauhaus.
Nicholas Fox WeberLa Bande du Bauhaus. Six maîtres du modernisme Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina. Fayard, 600 pp., 30 €.
http://www.liberation.fr/livres/2015/03/25/les-batisseurs-du-bauhaus_1228245
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