Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Marie Jalowicz, l’échappée belle

 

Natalie LEVISALLES 25 mars 2015 à 17:11
CRITIQUE

Comment une jeune fille juive a défié les nazis en restant à Berlin jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale

Pour voir en quoi les livres influent sur moi, cf. mes 14 livres en vente sur ce blog

Aquoi tient une vie ? Qu’appelle-t-on chance ? Et qu’est-ce qui fait que certains la saisissent et d’autres pas ? Ce sont des questions qu’on se pose à chaque instant en lisant Clandestine. Ce récit, où Marie Jalowicz raconte comment, jeune fille juive de 19 ans, elle a vécu - survécu - à Berlin, au cœur de l’Allemagne nazie jusqu’à la fin de la guerre, n’est pas le premier livre publié sur le sujet. Celui-ci est particulier par les questions qu’il suscite et par ce qu’on y voit du comportement des Berlinois, qui n’étaient pas comme un seul homme derrière le Führer, et pas non plus tous terrorisés. Pendant sa plongée dans la clandestinité, Marie Jalowicz a croisé des nazis fanatiques, des résistants courageux, des citoyens humains et des voisins magouilleurs.

Sur le même sujet
  • Critique

    Ci-gîte Rosa

    Par Frédérique Fanchette
  • Neal Cassady, l’ultime mezcal

    Par Mathieu Lindon
  • Critique

    Livres. Vient de paraître...

    Par Robert Maggiori, Claire Devarrieux et Louise De Crisnay
  • Critique

    On le promettait prométhéen

    Par Dominique Kalifa

Le récit commence en mars 1941 à la mort de son père (sa mère est morte en 1938) et finit en avril 1945. Quatre années de fuite et de solitude, de peur et de faim pour cette jeune fille de la bourgeoisie cultivée. A la différence d’autres «clandestins» comme Anne Frank, elle ne reste pas derrière une fausse cloison mais est au contraire toujours en mouvement. Elle marche, prend le bus ou le métro, traverse les parcs ou longe la Spree, guidée par sa détermination à survivre et une intuition qui lui permet d’échapper aux arrestations, de trouver des faux papiers ou un endroit pour dormir.

Elle passe d’une arrière-boutique à un cagibi, hébergée par des gens qui savent qui elle est, ou qui ne savent pas, ou qui s’en doutent. Les uns l’aident par conviction politique ou par humanité et risquent leur vie. D’autres se font payer en espèces ou en nature.

«Culot». Un moment, elle est travailleuse forcée chez Siemens, parmi d’autres femmes juives. Les contremaîtres, non juifs sont, pour la plupart, «aimables et corrects», note-t-elle. L’un d’entre eux, Schultz, arrive un jour en disant : «Mon curé dit que les nazis sont les plus grands criminels de l’histoire.» Schultz tombera amoureux de la délicieuse Ruth, une amie de Marie. «Schultz fut le premier amour de Ruth et, comme elle n’avait plus longtemps à vivre, le seul.» Dans l’usine, s’organise un circuit de sabotage auquel prennent part les ouvrières et plusieurs des contremaîtres. Il y a aussi le chef d’atelier, le SS Schönfeld. Quand Marie lui apprend la mort de son père, il lui lance un regard de sympathie. Elle lui dit alors qu’elle veut partir. «Je vois comment tout cela va finir. Ils nous déporteront et pour tout le monde, ce sera la fin.» Il «hoche imperceptiblement la tête», il fera le nécessaire, dit-il, et lui souhaite «bonne chance».

Plus tard, il y aura ce policier qui, la croisant dans la rue avec ses copines, dit : «Vous êtes trois filles si mignonnes et ça ne se voit pas du tout. Enlevez donc cette saloperie d’étoile, montez dans le métro et le tour est joué.» Ou ce charcutier qui lui offre du boudin. Elle réalise alors que la moitié du quartier sait qui elle est et que personne ne l’a dénoncée. Sans parler bien sûr de la communiste Trude Neuke : «A partir de maintenant, et jusqu’à la victoire de l’armée Rouge, je prends la responsabilité de ta vie.» Trude tiendra parole. Jour après jour, mois après mois, Marie évite les pièges qui l’attendent. A plusieurs reprises, elle joue le tout pour le tout. A la poste, l’euphémisme pour «déporté» est : «Parti vers l’est. Destination inconnue.» Le jour où le facteur lui apporte une lettre, elle lui répond : «Partie vers l’est.» «C’est comme cela que je fus rayée du fichier de l’Arbeitsamt, en ayant le culot d’informer les services publics que j’étais déjà déportée.» Un jour, elle va au tribunal des tutelles et demande à être majeure émancipée, «sinon il y aura des difficultés pour correspondre avec mon tuteur d’un camp de concentration à l’autre». Le juge manque de s’étrangler et se débarrasse d’elle en lui signant tout ce qu’elle veut. Une autre fois, elle se débrouille pour convaincre le policier venu l’arrêter de la laisser descendre chercher du pain en chemise de nuit. Dans la rue, elle aborde un vieil ouvrier, il lui prête son blouson, trop content de «faire quelque chose contre ces Canaques !»

A partir de 1942, quand elle décide de ne plus porter son étoile et d’entrer dans l’«illégalité», elle évitera de rencontrer des Juifs mais, avant, elle fait ses adieux à sa famille. La tante Grete d’abord : «Tu ne veux pas venir de ton plein gré ? Il faudra tous y aller, tôt ou tard.» Puis l’oncle Leo, très sec : «Tu déranges, nous n’avons pas le temps. Mes sœurs sont occupées à préparer notre déportation.»

Ambiguïtés. Dans ce récit précis et lucide, il n’y a ni gentils ni méchants, ou en tout cas pas seulement, mais beaucoup d’hommes et de femmes qui, à certains moments, dans certaines situations, se conduisent bien ou mal. Sauf que, dans cette situation, leurs actes font que d’autres vivront ou mourront. Une des grandes forces de ce livre est qu’il ne cache rien des ambiguïtés de tous, elle comprise. Il y a par exemple le gynécologue juif Bruno Heller. D’un côté, c’est un dandy vaniteux qui, dans sa jeunesse, a été très à droite avant de passer à gauche. Son épouse, non juive, est une femme désagréable qui oblige ses visiteurs à mettre un journal sous leurs fesses pour ne pas salir le velours de ses chaises. Mais, aussi antipathiques soient-ils, tous deux risquent chaque jour leur vie en planquant des Juifs dans leur appartement. Heller finira d’ailleurs par être arrêté.

Ravissement. La jeune Marie est séduisante. Et seule dans la vie. Cela lui vaut toutes sortes d’attentions de la part de toutes sortes d’hommes. A plusieurs reprises, elle se retrouve dans des situations qu’on qualifierait aujourd’hui de viol. La seule fois où elle utilise ce mot, c’est quand les Soviétiques libèrent Berlin et «passent dans les maisons pour violer les femmes. J’y passai moi aussi… Je reçus la visite d’un type costaud, aimable. Cela ne me fit pas grand-chose. Il écrivit ensuite un mot au crayon qu’il laissa sur la porte, disant qu’ici était sa fiancée et qu’il fallait me laisser tranquille. De fait, je ne fus plus jamais importunée». Cet épisode, elle le raconte comme les autres, avec une sorte de détachement, spontané ou construit. En tout cas, elle n’en fait pas un drame public.

De toute la guerre, la jeune fille ne pleure pas une seule fois. Elle a découvert, avec un mélange d’amusement et de ravissement, le parler populaire berlinois, «la langue des gens qui venaient en aide… C’était avant tout la bourgeoisie allemande cultivée qui avait manqué à ses devoirs». Mais quand, le dernier jour de la guerre, elle rencontre un architecte qui emploie le subjonctif du style indirect, elle a les larmes aux yeux. Cela fait trois ans qu’elle n’a pas entendu cette forme grammaticale qui lui rappelle son école et sa famille.

L’écriture est sobre, tendue, et très vivante. On comprend pourquoi quand on lit la postface, signée par son fils, l’historien Hermann Simon. Pendant très longtemps, Marie Jalowicz n’a quasiment rien raconté de cette période. Mais, fin 1997, alors qu’elle a 75 ans, son fils la décide à enregistrer son témoignage. Cela donne 77 cassettes dont sont tirées 900 pages de décryptage éditées par l’écrivain Irene Stratenwerth.

A la fin de la guerre, alors qu’elle venait de trouver un studio où commencer une nouvelle vie, Marie Jalowicz avait pris des résolutions. «Rester seule plutôt que d’avoir un partenaire qui ne serait pas cultivé. Rester toujours honnête comme l’avaient été mes parents. Ne jamais pester contre tous les Allemands sans faire de distinctions.»

Marie Jalowicz SimonClandestine Edité par Irene Stratenwerth et Hermann Simon. Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary. Flammarion, 434 pp., 22,90 €.

http://www.liberation.fr/livres/2015/03/25/marie-jalowicz-l-echappee-belle_1228250

 

Pour voir en quoi les livres influent sur moi, cf. mes 14 livres en vente sur ce blog

Les commentaires sont fermés.