Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
On le promettait prométhéen
Un regard nouveau sur le XIXe siècle
Il y a d’abord un tour de force. Jeunes historiens l’un et l’autre, Emmanuel Fureix et François Jarrige ont beaucoup lu, beaucoup annoté, pour offrir ce panorama quasi exhaustif des travaux qui ont, depuis un peu plus de trente ans, renouvelé la compréhension du XIXe siècle français. La synthèse qu’ils présentent, «un voyage dans le XIXe siècle des historiens», est nourrie de centaines d’ouvrages, de thèses, d’articles publiés en français et en anglais, et constitue donc un très précieux vademecum pour qui souhaite s’orienter dans le continent des publications historiques récentes et repérer les références marquantes.
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On trouvera ensuite une analyse fine et précise des grandes inflexions qui ont affecté la connaissance de ce siècle. Celles-ci sont finalement très convergentes. Qu’il s’agisse de la vie économique ou des évolutions politiques et sociales, on note partout le même mouvement : rejet des approches trop linéaires ou surplombantes, primauté donnée aux expériences singulières, à la discontinuité, au foisonnement et à la complexité des situations. Le cas de la modernité technologique est particulièrement éclairant à cet égard. Contrairement au récit longtemps dominant d’un siècle prométhéen porté par le progrès et la révolution industrielle, on sait aujourd’hui que la modernisation fut beaucoup plus diffuse, intermittente, traversée de doutes, d’oppositions et de critiques. L’énergie animale ou l’hydraulique l’emportèrent souvent sur la vapeur, l’artisan sur l’ingénieur, et bien des cadres traditionnels demeurèrent. Ni inéluctable ni triomphante, l’industrialisation fut «un mouvement sinueux et incertain modelé en permanence par le conflit, la négociation, la persistance des dynamiques anciennes».
Charivari. Un scénario similaire affecte l’évolution politique. Il faut rompre, nous disent les auteurs, avec la fausse évidence d’un siècle tout entier tendu vers l’enracinement de la République et la démocratie. S’il y eut bien démocratisation, elle fut inachevée (pensons aux femmes ou aux colonisés), traversée de résistances, nourrie de gestes et de pratiques diffuses. Elle passa aussi par la poésie, la chanson, le théâtre, le banquet ou le charivari. Le citoyen rationnel, porteur du bulletin de vote «civilisateur», ne fut jamais le seul horizon, et bien des formes de politisation «archaïque», informelle ou violente le concurrencèrent. Quant à l’expansion coloniale, elle n’apparaît ni comme le produit d’une conquête héroïque ni comme la mise en œuvre d’une domination sans partage, mais comme un phénomène plus complexe, également fait d’échanges et d’hybridation entre la métropole et les colonies.
«Possibles». Bien des perspectives nouvelles ont aussi émergé, qui concernent les nuisances et l’environnement, le genre, la sexualité et les identités-limites. Si ce siècle fut celui de l’affermissement de l’Etat-nation, la nécessité de prendre en compte les échanges et les circulations internationales s’est également imposée. De façon plus neuve encore, on s’intéresse aujourd’hui aux «possibles non advenus», tous ces projets rêvés mais ensevelis, ces alternatives manquées, ces ratés de l’histoire, mais qui ont pu porter les espoirs de milliers d’hommes et de femmes. Restituer ces potentialités oubliées, c’est se libérer «du présentisme qui nous étouffe». De l’ensemble émane donc un XIXe siècle différent, «soustrait à la marche inéluctable du progrès, de la République et de la modernité», un siècle moins familier, plus complexe, mais sans doute aussi plus proche des expériences de ceux qui y vécurent, et dont beaucoup avaient conscience de l’incertitude de leur temps. Ce sont toutes ces indécisions, désormais mieux perçues, dont rend compte ce livre exigeant.
Celui-ci refermé, une interrogation demeure toutefois. Puisque les auteurs soulignent, à juste titre, la faible cumulabilité du savoir historique, toujours dépendant des contextes dans lesquels il émerge, puisqu’ils montrent bien que les perspectives autrefois pertinentes ne le sont plus aujourd’hui, que penser de tous ces «renouvellements» actuels ? A quoi bon valoriser des «travaux récents», voués demain au même sort que ceux d’hier ? Leur intérêt ne réside-t-il pas dans ce qu’ils nous disent, non du XIXe siècle ou incidemment, mais de notre propre temps ? Cela, Emmanuel Fureix et François Jarrige le perçoivent bien, mais ne le développent pas, ou à peine. L’aborder de front changerait sans doute radicalement la fonction et l’écriture de l’histoire.
Emmanuel Fureix et François Jarrige La Modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle La Découverte, 390 pp., 25 €.
http://www.liberation.fr/livres/2015/03/25/on-le-promettait-prometheen_1228251
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