Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Catégories : A lire, CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE

«SABLE MOUVANT», LE TESTAMENT LITTÉRAIRE D'HENNING MANKELL

L'avant-dernier livre de l'écrivain suédois, décédé à Göteborg dans la nuit de dimanche à lundi, vient de paraître dans sa traduction française.

Henning Mankell, le 1er juin.Henning Mankell, le 1er juin. Photo AFP

Le 8 janvier 2014, l’écrivain Henning Mankell se rend en compagnie de sa femme, Eva Bergman, la fille du grand cinéaste, à la clinique Sophiahemmet à Stockholm. Depuis une quinzaine de jours, il souffre d’un violent torticolis qu’il met sur le compte d’une hernie discale. Il doit passer quelques examens de routine. Mais c’est la stupeur: les médecins découvrent une tumeur cancéreuse de 3 centimètres dans le poumon droit et une métastase dans la nuque. La maladie est grave et peut-être incurable. Le sol se dérobe sous ses pieds. Un gouffre s’ouvre devant lui. Il n’est plus qu'«un être humain happé par la boucle de sable au mouvement de succion mortel, et qui s’agrippe au bord pour ne pas sombrer». Ceux qui ont vécu l’expérience pourront sans doute s’identifier. L’écrivain se sent happé vers le fond, une obscurité étouffante, où même les livres ne le réconfortent plus. Sable mouvant, c’est le titre de l’ouvrage qu’il commence alors à écrire. Il vient d’être traduit en France.

Vaincre l’appel du vide

Il ne s’agit pas du carnet de bord d’un malade, même si le maître du polar suédois raconte la chimio, les rêves hallucinatoires, les instants d’angoisse paralysante et les amis qui, tout d’un coup, n’appellent plus par peur de ne pas savoir que dire. Mais les sables mouvants n’existent pas – c’est un mythe, assure l’écrivain, qui s’est renseigné sur les travaux d’une équipe de chercheurs néerlandais.

Après la période de choc, Mankell parvient ailleurs à vaincre l’appel du vide. Il ne s’est pas laissé engloutir. L’heure, cependant, est au bilan. Par petites touches, il donne à voir des «fragments de [sa] vie»(le sous-titre). L’ouvrage est à mi-parcours entre le roman d’introspection et l’essai politico-philosophique. On y découvre l’écrivain de gauche, homme de théâtre, qui passe sa vie entre la Suède et le Mozambique, qui s’est engagé pour la reconnaissance de la Palestine et s’interroge désormais sur ce qu’il restera de notre civilisation, une fois qu’elle aura disparu.

Quel est le sens de la vie? La sienne, mais aussi celle de l’humanité?Mankell est fasciné par Onkalo : cette énorme cavité, creusée dans la roche à 430 mètres sous terre, sur la côte ouest finlandaise, pour y enfouir les déchets nucléaires des centrales du pays. Ils devront y rester cent mille ans, avant de perdre leur dangerosité. Une éternité. Henning Mankell a voulu visiter le site, mais les Finlandais ont refusé de peur qu’il s’en serve comme théâtre du crime pour un de ses prochains polars.

A lire aussi : Henning Mankell: «Le sort des êtres humains est de sombrer dans l’oubli»

Dans Sable mouvant, il s’interroge sur la place de l’homme dans l’histoire. On aurait pu s’ennuyer. Mais c’est avec le talent qu’on lui connaît qu’il distille les leçons d’histoire. Les peintures rupestres de la grotte de Chauvet en Ardèche, la sculpture en ivoire de l’homme-lion découverte en Allemagne en 1939, le temple d’Hagar Qim sur l’île de Malte, les statues moaïs des îles de Pâques… Autant de vestiges qui disent la splendeur des civilisations anciennes. Et de la nôtre, que restera-t-il ? D’énormes décharges nucléaires enfouies sous la terre ?

Sa vie en contrepoint

Henning Mankell ne moralise pas. Il raconte, en contrepoint, sa vie.«Ce qui a été, et ce qui est.» Pour la postérité peut-être. Pour nous tous. Il y a une universalité dans les rencontres qu’il décrit et les instants décisifs qui l’ont marqué. Un père, juge, qui élève seul ses enfants, au-dessus du tribunal, dans la campagne suédoise des cartes postales. Une mère, distante, qui l’a abandonné et le prie de ne pas l’embrasser quand il la retrouve dans un café à 15 ans – elle a un rhume. Les femmes, le travail, les voyages et les doutes.

Qu’est-ce qui fait la vie d’un homme ? Il raconte la révolte d’un serveur, dans un petit restaurant de Salamanque, qui envoie valser son plateau, défait son tablier et se retrouve devant la vitrine d’une agence de voyages ; le soulagement d’une vieille femme qui apprend au téléphone que son mari ne va pas mourir ; la résilience de deux frères, gamins des rues de Maputo, qui dorment dans un carton de réfrigérateur au bord de la route ; le bonheur d’une jeune fille, dans un camp de réfugiés, qui retrouve ses parents après avoir été séparée d’eux pendant des années…

Le livre se termine le 9 mai 2014, dans le cabinet du Dr Bergman à Göteborg. La chimiothérapie a fonctionné. Henning Mankell n’est pas guéri. Le cancer est en rémission. Il écrit : «Je vis dans l’attente de nouveaux instants de grâce […]. Des instants qui viennent. Qui doivent venir, si la vie doit avoir pour moi un sens.»

Anne-Françoise Hivert (de notre correspondante en Scandinavie)

Sable mouvant, fragments de ma vie. Traduit du suédois par Anna Gibson. Seuil, 368 pp., 21,50 €

Les commentaires sont fermés.