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Vizirs et sultans, l’art de gouverner ottoman

 

Par Marc Semo

Dans ce colossal dictionnaire dirigé par François Georgeon, Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, 175 auteurs reviennent sur plus de six siècles de conquêtes de l’Empire.

Portrait du sultan Mehmet II (1432-1481).Zoom
Portrait du sultan Mehmet II (1432-1481). Topkapi Palace Museum. Istanbul. Bridgeman Art

«Ombre de Dieu sur terre» et commandeur des croyants en tant qu’héritier du Califat, le sultan ottoman régnait sur un empire qui fut longtemps le plus vaste du Vieux Monde, s’étalant sur trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Au moment de son apogée entre les XVIe et XVIIsiècles, il s’étendait des plaines danubiennes jusqu’aux confins de l’Iran et du Caucase, de la péninsule Arabique jusqu’au Maghreb à la seule exception du Maroc. Les fidèles sujets de la Sublime Porte étaient aussi bien musulmans que chrétiens ou juifs, parlant les langues les plus diverses. La continuité dynastique des descendants d’Osman, obscur chef de tribu turcomane semi-nomade et premier sultan ottoman à se proclamer tel au XIVsiècle, est la plus longue après celle des Habsbourg.

Pendant plus de six cents ans, le «Turc» fut aux yeux de l’Europe chrétienne à la fois l’autre, adepte d’une religion abhorrée, sauvage par nature et l’irréductible ennemi, mais ce rejet fut toujours mêlé d’admiration. Et elle était réciproque. Mehmet II le Conquérant, qui s’empara de Constantinople en 1453, se coula dans le moule de Byzance et se considéra comme l’héritier du rêve romain de domination universelle, se faisant traduire les littératures grecque et latine en même temps qu’il n’hésita pas à braver les interdits de l’islam pour se faire dresser le portrait par le peintre vénitien Gentile Bellini. Les historiens, comme le grand public, continuent d’être fascinés par cet empire qui fut une des grandes puissances du Vieux Continent avant de devenir l’homme malade de l’Europe puis de s’effondrer après la Première Guerre mondiale comme ses éternels rivaux, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Les conséquences du démembrement imposé par les alliés vainqueurs, en premier lieu les Français et les Britanniques, sont encore bien tangibles aujourd’hui. D’où la nécessité de se plonger dans cette longue histoire tourmentée, au-delà même de l’intérêt pour la splendeur de la civilisation ottomane.

Huit millions de signes

«De Sarajevo à Damas, de l’Egypte au Yémen ou à la Libye, toutes les zones de grandes fractures des Balkans comme du Moyen-Orient sont directement liées à l’histoire ottomane et au démantèlement de l’empire», rappelle François Georgeon, auteur notamment d’une biographie de référence d’Abdulhamid II, le dernier et très sanguinaire grand sultan ottoman entre la fin du XIXe siècle et le début du XXsiècle. Il est l’un des maîtres d’œuvre de ce Dictionnaire de l’Empire ottoman, d’une richesse et d’une ampleur sans équivalent ni dans le monde anglo-saxon ni en Turquie. Avec Nicolas Vatin, spécialiste de l’Empire ottoman du XVe au XVIIsiècle et Gilles Veinstein, mort en 2013, titulaire de la chaire d’histoire turque et ottomane au Collège de France, il a dirigé cette somme de quelque 8 millions de signes, avec 175 collaborateurs français mais aussi allemands, hollandais, américains, russes, serbes, turcs, polonais, etc. Chacun est une référence dans son domaine d’étude. On citera, parmi tant d’autres, Alexandre Popovic et Nathalie Clayer pour les confréries, Alexandre Toumarkine pour le Caucase et les relations avec la Russie, Edhem Eldem, qui est l’un des plus brillants ottomanistes turcs, Pierre-Jean Luizard, grand spécialiste de l’Irak, l’écrivain Nedim Gürsel ou encore Hamit Bozarslan pour les Kurdes.

L’objectif est de restituer dans toute sa diversité ce monde ottoman multiethnique, multireligieux et multiculturel sous l’implacable férule du pouvoir des descendants d’Osman. En tout, 720 entrées sur 1 350 pages. «La forme du dictionnaire permet d’aborder des questions qui dans un récit ne peuvent être évoquées que brièvement : l’histoire politique et institutionnelle, économique, culturelle mais l’histoire des mentalités et des représentations y trouvent aussi toute leur place», soulignent les auteurs de cette somme dont la mise en œuvre a duré près de dix ans. Un gigantesque projet éditorial qui explique aussi le coût faramineux de cet ouvrage de référence.

Protagonistes inattendus

Ce maelström d’érudition s’ouvre avec Pir Sultan Abdal, encore aujourd’hui figure tutélaire des alévis-bektachis turcs (près de 20 % de la population), fidèles d’une secte moderniste et hétérodoxe issue du chiisme. Proche du soufisme, il était l’un de ces bardes errants anatoliens du XVIe siècle, nourri d’eschatologie chiite. Il chantait la justice sociale - «ma pierre noire c’est l’homme» - autant que l’amour du prochain - «si le monde était fleur, je voudrais être abeille, il n’est de mot plus doux que le miel de l’ami». Il finit pendu sur ordre du sultan pour avoir appelé des paysans à la révolte.

Le dictionnaire se ferme sur le mot zimmi, écriture turque du dhimmi, les fidèles des autres religions du Livre, juifs et chrétiens, «protégés» par le pouvoir ottoman en échange de leur soumission et de leur acceptation d’un statut de seconde zone, devant porter des vêtements distincts. Il leur était interdit d’avoir des armes et des esclaves. Leur témoignage face à des musulmans n’était pas recevable devant les tribunaux.

Dans ses multiples entrées, ce dictionnaire évoque des lieux : des terres conquises, des villes symboles, à commencer par la capitale Istanbul, des mosquées fameuses dont celle d’Eyup au fond de la corne d’Or, où fut enterré ce compagnon du Prophète qui lança un assaut infructueux sur la capitale byzantine à la fin du VIIe siècle. Les sultans ottomans y allaient prier avant de monter sur le trône et le leader islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan reprit la tradition après son élection à la présidence de la République en août 2014. Il y a aussi au fil des pages des entrées sur les grandes batailles et les institutions, sur les divers sultans, vizirs et autres protagonistes de l’histoire ottomane, certains inattendus dont Alphonse de Lamartine qui, après avoir été philhellène comme la plupart des écrivains romantiques, découvrit l’Empire ottoman lors d’un long voyage en 1833, publia plusieurs livres à sa gloire et reçut, à la fin de sa vie, une rente de la Porte.

 

Des entrées concernent aussi bien des concepts que des légendes comme celle de la «pomme rouge» promettant au sultan, après la conquête de Rome dont Constantinople n’était qu’une étape, la domination universelle, ou même des expressions courantes comme alaturca-ala franca - dérivées de l’italien - pour évoquer les débats sur le mode de vie opposant traditionalistes et modernistes tout au long du XIXe et au début du XXe siècle.

Intrigues implacables

L’empire fascine les historiens parce qu’il fut aussi une extraordinaire machine politique, très centralisée et efficace, malgré son étendue et sa diversité. Les Ottomans ont de fait inventé le premier Etat moderne, c’est-à-dire doté d’un appareil autonome et spécifique. L’armée en fut le pilier depuis le début jusqu’à la fin comme elle devint ensuite celui de la République. Il n’y avait pas en son sein, sinon marginalement, de véritable noblesse héréditaire. Les hauts cadres militaires ou de l’administration sont le plus souvent des jeunes chrétiens raflés dans les Balkans lors du devsirme (recrutement forcé) et convertis à l’islam. Les plus brillants font de fulgurantes carrières. Sur les 47 grands vizirs qui ont dirigé l’empire, du milieu du XVe siècle à la moitié du XVIIe, à peine cinq sont turcs. Jusqu’à la fin du XIXe siècle et la montée du nationalisme, le mot «turc» sera d’ailleurs connoté péjorativement, évoquant le paysan arriéré.

Face à une Europe chrétienne aristocratique voire encore féodale, le monde ottoman est donc celui des opportunités tentant nombre d’aventuriers. Face à des dynasties royales toutes apparentées où l’on se marie entre soi sans jamais vouloir déchoir de son rang, les sultans ottomans, tous descendants d’Osman par leur père, étaient fils de mères esclaves, souvent nées chrétiennes, enfermées dans le harem impérial. Lieu d’intrigues d’autant plus implacables que chacune des favorites, mère d’un fils du sultan, s’activait à le pousser vers la charge suprême. Nombre d’entre elles étaient des Circassiennes, des montagnardes du Caucase, dont la beauté était réputée dans tout l’empire. Le premier des fils qui s’installait sur le trône à la mort de son père avait gagné et souvent, au moins pendant les deux premiers siècles de l’empire, le nouveau sultan, souvent, éliminait physiquement ses frères nés d’autres mères - voire de la même. Le fratricide était justifié par le fait qu’un malheur privé est moins grave qu’un malheur public, à savoir une querelle de succession, des divisions et des guerres entre les prétendants.

Le grand mérite du dictionnaire est également d’affronter et d’analyser les sujets les plus sensibles du passé ottoman et notamment le génocide des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale. «La page la plus noire de toute l’histoire de l’empire et l’une des plus grandes tragédies du XXe siècle», écrit François Georgeon, relevant les liens entre cette extermination de masse et la modernisation de l’empire ; le darwinisme social toujours plus répandu au sein du gouvernement des Jeunes-Turcs a abouti à ce «eux ou nous» par peur d’un nouveau démantèlement de l’empire après les défaites des premiers mois de la guerre, notamment dans le Caucase.

Marc Semo

François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (sous la direction de) Dictionnaire de l’empire ottoman Fayard, 1 352 pp., 170 €.

http://next.liberation.fr/livres/2015/12/09/vizirs-et-sultans-l-art-de-gouverner-ottoman_1419564

 

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