Oserait-on dire que cette somme d’articles de journaux et de revues publiés entre les mois d’août et de décembre 1892 au sujet de la statue de Baudelaire se lirait comme un feuilleton ? À la grande surprise du lecteur, ce volumineux ouvrage se parcourrait presque d’une seule traite, tant les rebondissements, les attaques ad hominem et les articles d’un Brunetière bretteur entretiennent la curiosité et nous saisissent. Les échanges sont vifs, engagés et souvent confondants. Voici à proprement parler la restitution d’une véritable querelle, où l’altercation tourne à la controverse.
Ce volume édité sous la direction d’André Guyaux rend compte de cette agitation du milieu intellectuel et littéraire – et très parisien – en cette fin d’année 1892. Cet ouvrage de près de sept cents pages se compose dans sa très grande majorité des articles de journaux et de revues qui ont alimenté la querelle de la statue ou qui ont relayé l’événement. Ceux-ci sont précédés d’une préface d’A. Guyaux – qui propose une synthèse et une lecture critique de ces deux cents documents – et d’une « histoire de la statue » par Guillaume Peigné. Sont recueillies, en fin de volume, les notices des auteurs concernés par la querelle. Celles-ci témoignent d’un indéniable travail de recherche, qui permet, outre une mise au point sur quelques grandes figures intellectuelles de l’époque1, d’extraire d’un oubli certain une poignée de journalistes littéraires de cette fin de siècle.
À la suite de la mort, en juillet 1892, de Léon Cladel, disciple et ami de Baudelaire, qui s’était étonné, peu de temps auparavant, du dépouillement de la tombe de son maître, Léon Deschamps, fondateur de La Plume2, lance le 1er août 1892, dans sa revue, une souscription pour la construction d’un hommage sculpté au poète. Très rapidement, un comité prend forme : Leconte de Lisle accepte d’en prendre la présidence, Mallarmé s’occupe de son recrutement et Rodin se dit prêt à réaliser l’hommage. Cette célérité initiale contraste avec le temps qu’il fallut pour mener à terme ce projet3.
En parallèle de cet hommage sculptural, le comité Baudelaire avait proposé la réalisation d’un Tombeau de Charles Baudelaire, qui prendrait la forme d’un recueil d’hommages en vers et en prose. Mallarmé, là encore, se chargea de recueillir les différentes contributions, et en 1896, le recueil vit le jour. De médiocre qualité, comme le précise A. Guyaux, l’ouvrage ne vaut que par le seul concours de Mallarmé. Cet hommage, détaché des questions de personnes qui ont suscité la polémique autour de la statue, a pu être mené à terme sans anicroche.
1892. Cela fait trente-cinq années que Baudelaire est mort. Son œuvre et sa poésie rencontrent un succès de plus en plus large4. Les générations de poètes symbolistes et décadents en font leur maître, et les voix – nombreuses au moment de la publication des Fleurs du Mal – qui s’insurgeaient contre cette poésie, se font plus rares et se focalisent autour d’un grief commun : son immoralité. Brunetière, en 1887, dans un virulent article sur les Fleurs du Mal, concentre et représente cet antibaudelairisme.
La querelle de la statue l’illustre en tout point. Pendant un mois, depuis le lancement de la souscription jusqu’à la parution de l’article de Brunetière à ce sujet dans la Revue des deux mondes du 1er septembre, la presse, les artistes et les intellectuels s’entendent à l’accord de concert pour louer l’initiative de la Plume. Brunetière, par son article, vient troubler cette heureuse entente et initie une polémique littéraire d’une étonnante densité et d’une virulence inattendue. L’équipe d’André Guyaux a d’ailleurs rassemblé plus de deux cents publications, échelonnées sur seulement cinq mois, là où la bibliographie d’Alfred E. Carter n’en recensait — sur la même période — que soixante-dix-neuf5.
Cette polémique littéraire qui monta comme un soufflé s’avère être rétrospectivement peu compréhensible et disproportionnée. Des contemporains qui s’étaient éloignés de la France au plus fort moment de la crise, ont jugé avec étonnement ces échanges passionnés. André Hallays, en voyage au Maghreb, en témoigne : « Le lendemain, sur le petit vapeur anglais qui me ramenait à Gibraltar, j’eus l’idée d’ouvrir un paquet de journaux qui m’avaient été adressés de France. Ces feuilles étaient pleines de polémiques atroces ; des écrivains divers y échangeaient des outrages incessants. Il s’agissait tout simplement de la statue de Baudelaire. De très loin, ces choses sont ineffablement comiques »6. Léon Deschamps, celui-là même qui lança la souscription dans la Plume, était lui aussi bien éloigné de la querelle : et pour cause, il était en voyage de noces. Il confesse : « [Absent de Paris pour des raisons de vie privée qui ne souffraient point de remise] […] j’étais loin de m’attendre à autant de tapage à propos d’une chose si naturelle : des poètes honorant l’un des leurs en lui consacrant pieusement un monument funéraire »7.
A. Guyaux montre bien comment l’article de Brunetière a déplacé le débat et la question, délaissant la proie pour l’ombre : « ni Baudelaire ni la statue qu’il est question de sculpter à sa mémoire ne sont les véritables enjeux ». Brunetière semble garder, en permanence, à l’esprit l’élection à venir à l’Académie française et adopter conséquemment une posture littéraire et intellectuelle adéquate. Antoine Compagnon souligne d’ailleurs qu’en ce début des années 1890, Brunetière « atteignit le faîte de la puissance et de la gloire »8 ; c’est un intellectuel incontournable au cœur du tout-Paris, et qui concentre autour de lui une admiration certaine et des haines virulentes. Delpit devint, à cet effet, l’un des plus fervents défenseurs du projet, plus par inimitié pour Brunetière que par profonde conviction. La querelle autour de la statue de Baudelaire dépassa donc les simples problématiques littéraires habituelles et coïncide avec une problématique de personnes.
À cette querelle sur la statue, s’ajoute ou se superpose la question de la « statuomanie ». La deuxième moitié du XIXe siècle se montre très généreuse en érection de monuments à la mémoire des gloires nationales : cérémonies, commémorations et statues prolifèrent dans toutes les régions de France9. Nombreux sont les contemporains qui voient la laideur envahir les villes10 et qui condamnent la banalisation de cette pratique. Dans une certaine mesure, Barrès, favorable à la statue, rejoint ces derniers. Il propose, en effet, de consacrer ce monument au baudelairisme, plutôt qu’à Baudelaire, soulignant ainsi la différence qu’il jugeait importante entre la célébration d’une personne et la reconnaissance d’une influence littéraire et artistique de premier ordre. Rodin, qui avait en charge l’exécution, semblait lui aussi, de ce que l’on peut en deviner11, relativement indécis quant à la forme que devait prendre cet hommage. Aurait-il tendu plutôt vers un hommage à Baudelaire, comme pourrait le suggérer son Portrait fictif de Baudelaire, réalisé en 1898, ou plutôt vers un hymne au baudelairisme, comme on peut le retrouver son Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre sculpté en 1882 ?
Guillaume Peigné, qui retrace à proprement parler l’histoire de la statue, depuis 1892 jusqu’à sa réalisation et à son établissement en 1902 par José de Charmoy, rappelle combien le choix de Rodin comme exécuteur du projet fit rapidement l’unanimité au sein du comité Baudelaire. Ce choix semblait, à ce moment-là, s’imposer ; Charles Morice souligne à quel point, « l’influence morale de Baudelaire est visible [dans l’œuvre du sculpteur] »12. Mais, le projet ne fut pas mené à son terme. La collecte de fonds, d’une part, nécessaire à la réalisation de la statue ne fut pas aussi rapide qu’on ne l’espérait13. Et d’autre part, Rodin exprima de vives réticences quant au lieu originellement choisi pour le monument. Regrettant l’idée d’un monument funéraire près de la tombe du poète au cimetière du Montparnasse, il eût préféré un monument situé dans un lieu plus public, comme le jardin du Luxembourg. Sans nul doute, comme l’écrit Guillaume Peigné, cet échec de Rodin restera l’un de ses plus notables.
L’histoire de cette statue, dont la querelle de 1892 est un important prélude, permet de mieux apprécier la « fortune » de Baudelaire en cette fin de siècle, où l’on voit l’antibaudelairisme cristalliser ses attaques autour de reproches qui s’émousseront au fil du temps.
C’est une belle réussite que d’être arrivé à rendre lisible ce qui aurait pu être un ouvrage réservé exclusivement aux baudelairiens les plus avisés. Les articles de Brunetière y contribuent, certes, considérablement ; son style et son talent de querelleur procurent un réel plaisir à la lecture. Une amusante caricature, parue dans le Gil Blas14, n’en souligne que très justement les traits.
Publié sur Acta le 1 décembre 2007