es atteintes à l'environnement commencent à mobiliser la planète. Pourquoi la révolution numérique, dont les conséquences sont incalculables, ne provoque-t-elle pas une prise de conscience similaire ?
Si l'invention de l'imprimerie, au XVe siècle, avait donné un immense élan à la diffusion des idées et du savoir, le numérique, lui, introduit un changement d'une tout autre ampleur. Car il ne s'agit pas seulement d'outils à la disposition du grand public (télévision, ordinateur, téléphone portable...), ni même d'une technologie, évoluant à une vitesse vertigineuse et permettant de saisir, stocker, traiter ou transférer des quantités phénoménales de données. La culture numérique envahit tout le champ social : elle affecte aussi bien nos comportements que nos valeurs et modifie notre rapport à la réalité.
Philologue, historien du religieux,
fellow à l'université de Glasgow, Milad Doueihi se présente comme
"un simple utilisateur d'ordinateur, un numéricien par accident". Coquetterie, qui cache une grande compétence en matière informatique : au point de rendre certaines pages de son livre difficilement accessibles au commun des lecteurs, contrairement à d'autres, qui coulent de source. Dans un ouvrage d'un tout autre genre, Pascal Josèphe, homme de médias, expose de manière aussi claire que possible les enjeux du numérique, surtout dans le domaine qui est le sien : la communication.
Tous les métiers de l'écriture sont frappés de plein fouet par la révolution en cours. Les archives, par exemple. Rien n'est plus fragile que les documents numériques, souligne Milad Doueihi. En juillet 2006, d'un simple clic malencontreux, un technicien a effacé 800 000 images électroniques des archives du Fonds permanent de l'Alaska... Sans compter les actes délictueux : une attaque des lieux de stockage par des cyberpirates altérerait définitivement des documents irremplaçables. Nous faisons comme si l'information numérique sera toujours la même, toujours accessible, toujours interrogeable. Or, les normes, les formats et les fichiers changent continuellement. Plus encore : les archives numériques ne sont pas que mise en mémoire et stockage, mais "des sites de production du savoir".
Cette nouvelle culture, nous dit le philologue, exige "une compétence numérique" qui est loin de se limiter au maniement des outils disponibles. Internet remet en question toutes les notions de copyright et de propriété intellectuelle. Le droit est en retard, notre réflexion aussi. Nous pensons encore en termes d'imprimé, parlant de "pages" sur nos écrans, alors que la lecture n'y est plus linéaire : on navigue, on suit des liens, en se permettant de modifier ces documents numérisés. La distinction entre lecteur et auteur est effacée, les consommateurs deviennent eux-mêmes fournisseurs et distributeurs de contenus : des "consom-acteurs", comme les appelle Pascal Josèphe. C'est un "cinquième pouvoir" qui se met doucement en place.
EMIETTEMENT GÉNÉRALISÉ
Le numérique accentue et accélère deux grandes tendances sociales. La première est l'individualisation. Les écrans ne sont plus fédérateurs, c'est l'émiettement généralisé : chacun butine à sa guise, recevant ou produisant des informations ou des loisirs. "La société cesse de se définir comme un collectif structuré par des organismes médiateurs, déplore Pascal Josèphe, pour devenir un ensemble de micro-unités à l'échelle de l'individu, agitées par un mouvement brownien permanent."
L'autre grand changement est l'immédiateté. Se détournant du passé et des idéologies, se méfiant d'un avenir anxiogène, le citoyen numérique vit dans l'instant. Les ordinateurs ont imposé leur rythme à l'Etat lui-même : lors d'une catastrophe ou un fait divers, les dirigeants politiques se mobilisent instantanément et se sentent obligés de résoudre les problèmes en direct.
Les blogs, qui se multiplient, et Wikipédia, l'encyclopédie en ligne que chacun est libre de compléter, constituent pour Milad Doueihi "les premières incarnations de la cité numérique émergente". Ces espaces virtuels évoquent l'agora grecque, ce sont les nouvelles places publiques, où l'on discute et décide de questions d'intérêt commun, où s'élabore même une politique. La cité numérique qui s'ébauche n'est ni une utopie ni une terre promise : elle a déjà son territoire, ses règles, sa gouvernance et, malheureusement, ses formes de violence, avec le cyberharcèlement et le lynchage en ligne.
La disparition des intermédiaires fragilise la société face aux risques de totalitarisme, remarque Pascal Josèphe, tandis que Milad Doueihi souligne un autre danger : les Etats peuvent mettre en place une censure draconienne, infiniment plus efficace que la censure "hors ligne".
Autre sujet de préoccupation : la défense de la vie privée. Des entreprises stockent des données sur les goûts et les habitudes de leurs clients, Google garde la trace de toutes les navigations sur Internet... Une même personne peut avoir plusieurs adresses électroniques et une multiplicité de pseudonymes. A l'heure de "l'identité polyphonique", et alors que la Grande-Bretagne étudie le premier projet de numérisation biométrique à l'échelle d'un pays, il va falloir redéfinir la vie privée.
Retrouvant sa spécialité, Milad Doueihi voit dans la culture numérique "la seule rivale de la religion", avec ses prophètes et ses prêtres, ses institutions et ses chapelles, ses croyants, ses contestataires et ses schismatiques. Déjà, son langage a commencé à remodeler les langues écrites et parlées... L'historien propose "d'étendre au logiciel la tolérance au sens religieux et social". C'est-à-dire l'accès de tous les hommes au réseau et aux objets numériques, mais aussi l'acceptation de la différence et de la dissidence dans cette tour de Babel qu'est la Toile.
Nous n'avons encore rien vu. La cité numérique vient tout juste de naître.
LA GRANDE CONVERSION NUMÉRIQUE de Milad Doueihi. Traduit de l'anglais par Paul Chemla. Seuil "La librairie du XXI
e siècle", 280 p., 19 €.
LA SOCIÉTÉ IMMÉDIATE de Pascal Josèphe. Calmann-Lévy, 252 p., 16 €. En librairie le 23 janvier.