L'auteur du Dictionnaire amoureux de la France s'est plongé dans notre album de famille. Pour Le Figaro Magazine, il brosse le portrait de Français en proie aux difficultés, mais plus que jamais attachés à leur pays. Et réconciliés avec leur histoire.
Les Français aiment la France et n'ont aucune envie qu'elle perde sa singularité: tel est le verdict de cette grande enquête du Figaro Magazine, menée pendant plus de quatre mois, et qui prend à revers la plupart des sondages. Nos compatriotes ont la fibre cocardière, le mal du pays dès qu'ils s'en éloignent et une tendance à idéaliser sa mémoire. Dieu sait pourtant que, depuis une décennie, on caricature leurs ascendants, en esclavagistes, colonialistes, collabos, tortionnaires et xénophobes incurables. Non seulement la «repentance» ne les hante pas, mais les divinités de leur panthéon national sont plutôt martiales: Charlemagne, saint Louis, Jeanne d'Arc, François Ier, Louis XIV, La Fayette, Napoléon qui décidément ne se décotent pas dans le cœur des Français, comme le prouvent les succès des livres de Gallo après ceux de Castelot puis de Tulard. Nos gouvernants ont eu tort de céder aux injonctions de quelques idéologues hostiles à la célébration du bicentenaire de la bataille d'Austerlitz.
Il semblerait que les fondamentaux de la mythologie des «hussards noirs» de la IIIe République n'aient pas périclité dans le marasme de la pédagogie moderne: la France est noble par essence, mère de la liberté, des droits de l'homme, des lettres, des sciences et des arts. Sa grandeur est revendiquée sans la moindre vergogne et on perçoit son fond de catholicité dans la texture des compassions pour les plus démunis. Exit l'anticléricalisme d'antan! Largement revendiquée, la laïcité s'en tient à un éloge de la tolérance et vise surtout les intégristes musulmans. Une part notable de la sensibilité de gauche est manifestement réconciliée avec le patriotisme, et une figure désormais tutélaire transcende les clivages partisans: de Gaulle. Loin des temps où ils furent passionnément gaullistes ou antigaullistes, les Français plébiscitent un symbole d'altitude, de probité, de sens de l'honneur, de défi au fatum. L'historial des Invalides vient à son heure pour confirmer l'accession du solitaire de Colombey au vaste ciel de notre légendaire. Tandis que la mémoire de Jaurès, de Blum et de Mitterrand concerne surtout ceux de leur camp. Encore peut-on présumer que Mitterrand, longtemps craint plutôt qu'aimé, a forcé le respect par son courage face à la mort. En outre, le côté monarque impavide de son dernier septennat a flatté un imaginaire qui n'a pas envie de renier ses rois, en dépit du pathos républicain en usage.
L'obscure conscience d'hériter de quinze siècles fabuleux d'histoire
Les cœurs qui s'emballent quand on entonne La Marseillaise font la synthèse, et Zidane, souvent cité, commémore Jeanne d'Arc sous Orléans ou Condé à Rocroi autant que Bonaparte au pont d'Arcole, les soldats de l'an II à Valmy ou l'«armée des ombres» de Kessel entre les mailles de la France officielle. Le titre mondial des Bleus, ceux de nos handballeurs - hommes et femmes - , les prouesses de Tsonga, de Monfils, des guerriers de Dusautoir contre les All Blacks: autant d'occasions de gratifier ce songe invincible de grandeur imputable au Roi-Soleil, à l'Empereur et à l'homme du 18 Juin. La popularité de ces champions prouve que les Français ne sont nullement racistes, qu'ils votent ou non pour le Front national. Alain Mimoun, arabe de souche, ancien champion olympique, cocardier impénitent, gaulliste intransigeant et corrézien de cœur, illustre ce que les «Gaulois» escomptent de leurs compatriotes venus d'horizons lointains. Ce qui les désoblige, c'est le dénigrement d'un pays dont ils se font une idée si avantageuse. Voilà pourquoi ils sont tellement offusqués par le chômage, la pauvreté, les injustices et la violence: un tel éden devrait être exempté de ces maux. En réalité, il leur déplaît souverainement que la France en crise ressemble à ses voisins, manquant par le fait à son devoir d'exemplarité. Comme s'ils ne lui reconnaissaient pas le droit à la banalité. D'une certaine façon, ils accréditent l'imputation de suffisance qui nous est si souvent reprochée ici ou là. Mais comme ils ont un goût inné pour l'esprit de contradiction, ils sont les premiers à dénoncer nos travers, parfois jusqu'à l'autoflagellation.
Reste à discerner ce qui motive ce sentiment d'amoureux à la fois transis et vite désenchantés. D'abord, la force de l'enracinement. Les Français ont obscurément conscience d'hériter de quinze siècles d'histoire-géo assez fabuleux, et ça les flatte. Tous avouent une préférence pour la région, le terroir, la cité où ils ont planté leurs pénates, que ce soit de fraîche date ou au plus près d'une tombe de famille. Ils ne se verraient vivre nulle part ailleurs, bien qu'appréciant la diversité de nos paysages et de notre patrimoine architectural. Ils peuvent être mécontents de l'état du pays, et plus encore de l'état d'esprit de leurs compatriotes, ils n'en sont pas moins heureux d'être là où ils gîtent, fût-ce dans la banlieue d'une grande ville. Heureux d'une «douceur des choses» indicible, de la beauté des décors qui les cernent. Pour citadins qu'ils soient presque tous devenus, un bucolisme invétéré les relie à notre antique ruralité, et d'un arpent de bitume ils se font une patrie en modèle réduit. Fauchés ou friqués, ils prennent au jour le jour leur part d'un art de vivre où la gastronomie tient symboliquement une grande place.
Bien manger et bien boire n'est pas superfétatoire au pays de Rabelais; il en résulte cette convivialité bon enfant que l'on déguste «assis sous la tonnelle, du côté de Nogent». Ils apprécient qu'en France les produits et les mets portent des noms de lieux, depuis l'andouille de Vire jusqu'à la saucisse de Montbéliard en passant par les rillettes du Mans, les piments d'Espelette, les pompes aux grattons du Bourbonnais, les huîtres de Marennes, la sole à la dieppoise ou les pieds de porc à la Sainte-Ménehould, les fromages de Livarot ou de Roquefort, les calissons d'Aix-en-Provence ou les bêtises de Cambrai. J'en oublie, et des plus savoureux, aux quatre coins de l'Hexagone. Quelle contrée, quel patelin ne s'enorgueillissent d'une «spécialité»? Quelle cérémonie, privée ou publique, ne se parachève en agapes? Dans quel autre pays un écrivain, Blondin pour le nommer, aurait choisi pour devise «Remettez-nous ça»? En Bourgogne autant que dans le Bordelais, le patriotisme œnologique est exigible; à peine tolère-t-on une coupe de champagne la nuit du réveillon - le vin de Champagne, ce miroir rutilant de nos délicatesses.
Dans ce pays de cocagne dont les grands crus et les égéries majeures (Coco Chanel, Brigitte Bardot) jouissent d'une renommée mondiale, on se veut, on se sent, on se sait civilisé. D'où une invocation récurrente à la «culture». Le mot qualifie moins les «cultureux» des Drac *, qu'un mixte de patrimoine (les abbayes, les châteaux de la Loire, Versailles, le Louvre, etc.) et de fermentation intellectuelle et artistique. Laquelle enrôle la môme Piaf, Gabin, Pinder, Guignol et les chansonniers, autant que nos écrivains «classiques».
On lit plutôt ceux dits du terroir, et, en France, chaque «pays», au sens braudélien du terme, s'honore d'une plume qui a loué ses charmes, le Berry de George Sand, les Landes de Mauriac, la Provence de Giono ou de Pagnol, les Ardennes de Dhôtel, le Limousin de Giraudoux, le Val de Loire de Genevoix. La tombe de Rimbaud à Charleville est toujours fleurie et l'aiguille creuse d'Etretat doit autant à Leblanc que la Bretagne à Chateaubriand, la Lorraine à Barrès ou le cimetière marin de Sète à Valéry. Qu'il fréquente ou pas nos gâcheurs d'encre, le Français se targue d'appartenir à un pays où les prix littéraires sont aussi nombreux que les sortes de fromages. Il revendique avec la même gloriole une présomption d'insoumission, avec l'adjuvant de la générosité (Coluche, l'abbé Pierre) ou de panache (Cyrano, D'Artagnan). Une dose de poujadisme, une dose de passéisme, une grosse dose d'idéal et une double pulsion «réac» et égalitariste: le Français contemporain est mal dans ses pompes, mais bien dans son pays. D'ailleurs, on l'expatrie malaisément: il faut de grosses primes pour le parachuter là où l'économie tourne à plein régime, Amériques, Chine, Inde, etc. «Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux»: ce vers de Du Bellay reste de mise à l'heure de la mondialisation - et si l'on croit devoir s'ébahir devant le Taj Mahal, on estime en son for que Chambord ou Versailles, c'est beaucoup plus beau.
Unanimité sur un point : c'est un privilège d'être français
Les souvenirs liés aux deux guerres mondiales et au conflit algérien commencent à s'estomper et par voie de conséquence, l'antimilitarisme omniprésent lorsque j'étais bidasse a quasiment disparu. Aucune allergie au défilé du 14 Juillet, évocation plutôt sympa du passage sous les armes, où l'on apprenait à picoler, à courir le jupon et où l'on frayait avec des gars de tous les milieux. Cela vaut pour les anciens, mais la jeune garde n'a rien contre l'uniforme, et les tribulations de nos forces armées en Afghanistan ou en Libye lui inspireraient plutôt un certain respect. Aucune haine de l'immigré, bien que son nombre inspire des perplexités compréhensibles. On prend acte de ses soucis mais on voudrait qu'au lieu de récriminer, il prît conscience de son privilège. Car c'est un privilège que d'être français, ou de vivre dans le giron de l'Hexagone: sur ce point, unanimité! On voudrait aussi que cesse cette ambiance de morosité, de nervosité, de frustrations, ainsi que cette prévalence du fric trop vite ou mal gagné, cette ronde inepte des people, cette vulgarité pour tout dire. L'arrogance des «élites» est mal perçue parce que l'antagonisme des classes répugne à notre naturel, indépendamment de la Révolution, qui a perdu quelque peu de son aura. On impute ce climat délétère aux politiques - scandales et crise obligent -, et en vénérant les mânes de De Gaulle, on les renvoie tous à leur trivialité, jugée indigne de l'âme de la France. Ce qui, implicitement, postule l'existence d'une âme nationale, distincte des attributs de la souveraineté, et à laquelle nos compatriotes tiennent mordicus. Si j'étais Sarkozy ou Hollande, j'en tirerais des leçons: les «transgressions» de l'un, la «normalité» de l'autre ne sauraient passer la rampe dès lors que Louis XIV et Napoléon Ier demeurent si présents dans l'imaginaire collectif.
Schuman et Monnet n'y sont comptés pour rien. L'Europe, son euro et son «couple» franco-allemand peuvent être tenus à la rigueur pour des nécessités, on ne constate aucun affect européen. La France, rien que la France - et plus elle se distingue, mieux on fanfaronnera aux apéros du café du commerce. C'est ainsi. A l'aune de nos fantasmes, la seule Europe plausible aura été celle - résolument «impérialiste» - ébauchée par Charlemagne, puis par Napoléon: une sorte de pax francorum qui inciterait nos voisins... à nous ressembler. Elle n'est pas à l'ordre du jour. Si j'étais sociologue (Dieu m'en garde!), je m'aviserais de la désuétude de l'héritage de Mai 68. Il n'a rien déposé dans les sous-sols de la conscience, en sorte qu'en lisant ce reportage, l'ex-gaucho recyclé en bobo doit se sentir un peu seul. A gauche, c'est Voltaire, Ferry ou Marie Curie que l'on revendique, pas Che Guevara ou Lanza del Vasto. On ne sait pas ce qui sortira des urnes le printemps prochain mais jamais, depuis un demi-siècle, la France n'a été aussi rétive au freudo-marxisme de ma génération! Si ses épigones accédaient au pouvoir, ça ne prouverait que la nullité de leurs adversaires. A bon entendeur...
La peur panique que la France ne se ressemble plus
Au meilleur sens du terme, le peuple français est conservateur, jusque dans son apologie des trois termes de la devise républicaine. Il estime à juste titre jouir de la liberté, mais indéniablement il aspire à couler ses jours dans une France où les ego seraient moins avides, les élites moins cyniques. Il n'est pas moins conservateur dans son feeling écolo: il a moins peur d'un sac de la planète que d'une pollution de la rivière où il taquine le goujon. Au fond, il a une peur panique que la France ne ressemble plus à sa très chère imagerie et il a bien raison. Un seul bémol: il confond les invariants et les acquis. Parce que «sa» France est belle comme une madone, il croit qu'elle le protégera de tout. Il ne peut pas, il ne veut pas admettre que plus rien n'est acquis par les temps qui courent. Ou plutôt qui nous embarquent dans un galop effréné. Or, pour pérenniser un héritage aussi fastueux, il va bien falloir retrousser les manches et se serrer les coudes. Le Français y consentira, de mauvaise grâce, si on lui assigne un idéal digne de l'appellation. Travailler plus pour ne pas gagner plus, soit, puisque l'avenir de sa progéniture est à ce prix. Mais à condition que son voisin de palier ne soit pas indûment planqué ou assisté, car il en a sa claque des gabegies. Ces réserves faites, on se réjouit de constater que dans ce pays de frondeurs et d'aimables barjos, le sens de l'honneur de la France et l'attachement à sa mémoire sont aussi vifs que jamais, et le bonheur, jamais loin. L'autodépréciation et le nihilisme étant passés de mode, il suffirait d'un déclic...
Denis Tillinac, distingué par de nombreux prix littéraires, est notamment l'auteur du Dictionnaire amoureux de la France (Editions Plon, 2008).
* Directions régionales des affaires culturelles.