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Les babyphobes
En ces temps de maternité triomphante, les petites-filles de Simone de Beauvoir se rebiffent. Elles ont une porte-parole : Corinne Maier, auteur d'un brûlot, « No kid »*. Son slogan : pour exister, pas besoin d'enfant. Enquête d'Isabelle Curtet-Poulner
Femmes, réveillez-vous ! Refusez d'être des ventres ambulants. Bannissez l'aliénation de l'enfantement. Libérez vos entrailles ! C'est le message de Corinne Maier. Après « Bonjour paresse » ( 1 ), son manifeste contre le travail, elle s'en prend aujourd'hui à une figure sacrée : l'enfant, héros postmoderne, seul capable, dans une France morose, de s'attirer des sourires béats. Unique parenthèse à la barbarie individualiste, il est devenu une panacée. Mesdemoiselles, on vous ment. Vous avez fini par gober cette litanie de l'épanouissement annoncé. A l'épreuve des faits, plus grande sera votre désillusion : tue-l'amour, gouffre financier, despote ordonnateur du rythme journalier, l'enfant est une plaie. Fiel de vieille fille ? Corinne Maier s'en défend : « Je n'aurais jamais pu écrire ce livre si je n'avais pas d'enfant . Sous peine d'être taxée d'enfant-phobie . » Mère de deux bambins bien portants, dans son nouveau pamphlet « No kid » ( voir extraits ci-contre ) , elle met à bas le totem. Entreprise salutaire dans le bébéland tricolore ? Cette année, la France a décroché le pompon : avec deux enfants par femme, elle aligne fièrement ses bataillons de nouveaunés promis au chômage. Record européen. A entendre Maier, un véritable « délire collectif » s'est emparé du pays : la bébémania entonnée sur un air de mère patrie. Elle démange les couples depuis l'an 2000, grand cru de nourrissons millésimés. Depuis, la grossesse est contagieuse. Dans les villes, les Maclaren, ces Rolls de la poussette, se disputent la chaussée. Sur les couvertures des magazines, les ventres ronds s'exhibent : la future parturiente est devenue glamour. Icône de la féminitude moderne, elle affiche ce ballonnement géant comme un trophée. Même la littérature, sous les plumes nuancées de Marie Darrieussecq ou d'Eliette Abécassis, se met à explorer les couffins. Exit la maternité subie. Vive la ponte triomphante, choisie, désirée, fruit de l'amour. La félicité se résume désormais à la devise « métro , boulot, marmots », un triptyque pour nigaude, dit Maier. Un leurre. Beauvoir n'est pas loin qui écrivait : « Que l'enfant soit la fin suprême de la femme, c'est là une affirmation qui a tou juste la valeur d'un slog publicitaire. » Effic matraquage pourtant : soixante ans plus tard, les parents vouent un culte sans borne à leurs rejetons. Sur leur répondeur, les messages sont personnalisés par le babillement du petit dernier. Sur les fairepart, le mouflet annonce soi-même son irruption dans le giron familial. Assez de cette mièvrerie ambiante. « Les enfants ? moque-t-elle. On doit dire que c'est ce qu'il y a de plus beau au monde. Ce qu'on a le mieux réussi dans sa vie. Pourtant, de temps en temps, on se demande ... » A voix basse de préférence. Rares sont les parents prêts à reconnaître que si c'était à refaire, malgré tout l'amour qu'ils portent à leur progéniture, on ne les y reprendrait pas. Corinne Maier, elle, ose : « Je suis laminée . Vieille d'avoir eu des enfants. Se lever tôt le matin, les accompagner à l'école , trouver des activités , négocier des heures parce que l'un veut une guitare, l'autre des rollers : tout ça m'a usée . Je n'en referais pas. » Elle n'est pas la seule : la résistance s'organise, portée par les femmes à qui « la semaine de 70 heures », déclinée entre travail et marmaille, ne dit rien. A l'avenir, les sans-enfants pourraient bien s'inspirer de nos voisins européens, de plus en plus rétifs à subventionner Pampers. En Grande-Bretagne et en Finlande, 20 % des femmes n'ont pas d'enfant. Deux fois plus qu'en France. En Allemagne, ce pourcentage atteint 30 % ! En cause, le manque d'infrastructures d'accueil et surtout la pression exercée sur la mère au travail, qualifiée de Rabenmutter ( mère corbeau ). Travailler ou enfanter, il faut choisir. Quant aux Etats-Unis, si la fécondité est aussi élevée qu'en France, les associations de childfree pullulent. Sur le Net, leurs membres démontent le joug nataliste et organisent des cénacles, quand ils ne s'appliquent pas à faire interdire les lieux publics aux petits Américains. « En Floride , note Corinne Maier, il existe des childfree zones, des résidences pour trentenaires et interdites aux moins de 13 ans. » En France, « la pression est extrêmement lourde », note Laurent Toulemon, chercheur à l'Ined. Crèches, allocations... elle est alimentée par une politique familiale efficace : 10 % de Françaises seulement n'ont pas d'enfant. Parmi elles, 3 % sont infertiles et 5 % n'ont jamais vécu en couple. Les autres, bon gré, mal gré, se sont affranchies du diktat social. Difficile en effet pour les « no kid » de faire entendre la voix discordante de leurs viscères. Le refus d'enfant n'est pas seulement tabou, il est suspect. A fortiori pour une femme, censée s'accomplir par le biberon. « Chez l'homme , ce choix est courant, accepté même », souligne Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste ( 2 ). « C'est plus facile pour nous, admet Attilio, 36 ans, sociologue du travail et pourfendeur de la parentalité. Même si dire qu'on n'aime pas les enfants, c'est s'attirer une réprobation immédiate . » C'est son cas : les enfants l'empoisonnent, leur conversation l'ennuie, leurs questions « idiotes » l'éreintent et il est mal à l'aise en leur compagnie. Ses amis n'en ont pas : « question de sélection naturelle ». Carlotta, 37 ans, intermittente du spectacle, approuve : « Avec mes amis parents, nous faisons des efforts . Moi, pour être gazou-gazou . Eux, pour ne pas me bassiner. J'ai beaucoup d'affection pour leurs nains, mais maintenant que la bêtise est faite, à eux d'assumer . » Un discours d'hérétique. Car s'il n'est pas besoin d'être père pour être un homme, la transposition féminine dérange. Le deuxième sexe se doit d'éprouver un instinct maternel. Toute dissidente est louche : névrosée, carriériste, égoïste ou lesbienne. « Les femmes ont le droit de repousser la maternité mais renoncer, pas question », écrit Maier. Résultat : les unes taisent leur refus comme une maladie honteuse. Les autres l'expriment d'autant plus crânement qu'elles sont en porte à faux avec leur entourage. Dans le cercle social de Carlotta, les réactions prennent la même tournure à l'eau de rose : « C'est parce que tu n'as pas connu le grand amour. » Des propos qui la font bondir. « C'est un choix personnel ! Et je ne me sens pas incomplète . » Autre flèche récurrente, le fameux : « Alors, tu t'y mets quand ? » Parade instantanée de Carlotta : « Je leur réponds : après la ménopause . » Pas question pour elle de devenir la « merdeuf », la mère de famille de Corinne Maier, vidée de tout sex-appeal qui a troqué ses talons aiguilles contre des patins de ménagère ; sa lingerie affriolante contre un tire-lait ; son ventre de jeune fille contre des bourrelets. « L'incroyable n'est pas de ne pas vouloir d'enfant , lance Carlotta. C'est surtout d'en vouloir qui est stupéfiant . On a déjà toutes sortes de contraintes. L'enfant , c'est la contrainte ultime. Il passe toujours avant. » Egoïste ? Le qualificatif s'abat invariablement sur l'anti-kid. « A l'ère de l'individualisme , le soupçon de l'égoïsme pèse lourd , relève le sociologue François de Singly. Dans le système normatif moderne, avoir des enfants permet de devenir une personne complète . » Tout en créant un prolongement de soi-même. Pour les « no kid », le narcissisme inhérent à la reproduction est le véritable égoïsme : « Je m'aime bien, dit Carlotta. Mais de là à me refaire , non. C'est tout de même la principale préoccupation des parents : se refaire. Alors qu'ils ne me parlent pas d'égoïsme . » Maud, 39 ans, oscille entre désir d'enfant et doutes. Vers 28 ans, elle est passée sous les fourches Caudines de la procréation artificielle. Son conjoint de l'époque était infertile. « D'autres y parviennent, dit-elle. Moi, je n'ai pas supporté le côté “ vous allez faire l'amour à minuit. Et demain, madame, vous serez à l'hôpital à 8 heures, jambes écartées , pour un examen”. » Aujourd'hui, elle vit avec un artiste, père de deux enfants, prêt à rempiler pour un troisième. Mais contractuelle dans le cinéma, donc précaire, elle hésite. « Parmi les raisons d'avoir peu ou pas d'enfant , la peur de l'avenir est jugée très importante par 55 % des personnes », pointe un rapport du Haut Conseil de la Population et de la Famille. Des craintes courantes mais culpabilisantes : « J'ai peutêtre un problème , se tourmente Maud. Beaucoup font fi de tout ça . Moi, je reste indécise . Est-ce que je veux un enfant car le sablier défile ou par réelle envie ? » Ces mater dolorosa , Geneviève Delaisi de Parseval les voit défiler dans son cabinet. « Le désir d'enfant est largement inconscient, explique-t-elle. La part consentante est la face émergée de l'iceberg . Celles qui hésitent sont dans le vrai, leur incertitude est saine. C'est la prise de conscience de quelque chose qui les dépasse . » Le refus d'enfant, elle n'y croit pas. Elle rencontre plutôt des « faux refus » de femmes qui remettent indéfiniment l'enfant à plus tard, au prétexte qu'elles n'ont pas le bon travail, le bon compagnon... Des « procrastineuses », selon la psychanalyste, qui peinent à passer à la procréation. « A 36 ans, elles jurent mordicus qu'elles n'en veulent pas. A 38, on les retrouve dans les services de fécondation in vitro, paniquées . » La pression devient médicale : les spécialistes se chargent de rappeler aux femmes la date de péremption qui sommeille en elles. « Dès 36 ans, la fécondité dégringole sec, observe la psychanalyste. Une tension énorme . » Maud a beau le savoir, elle hésite : « Si je loupe le coche, je serai seule responsable. Et ça , c'est une vraie pression. » L'ambivalence du désir d'enfant, Attilio la décode à sa façon : « Les gens font des enfants par instinct tribal. » Ses prêches ont convaincu sa compagne de ne pas céder au mimétisme reproductif . Il épingle sans vergogne l'attitude des mères face à une sansenfant : « Cette manière qu'elles ont de faire comprendre que ne sont femmes que les mères est insoutenable. » Un point de vue largement partagé par les « no kid ». « On n'est pas femme par l'enfant . On est “ mère ” quand on a un enfant, rectifie Carlotta. Et femme, par la sexualité . » Anne, 46 ans, assistance sociale, se sent parfaitement femme sans avoir éprouvé ce désir dans sa chair. L'enfant, elle en parle comme d'une entité extérieure. « Je crois que je n'en voulais pas, mais je n'en suis pas sûre . Ça ne s'est pas produit. » Anne ressemble à Claire, 48 ans, cadre dans un ministère. « Jusqu'à 40 ans, je ne me voyais pas vivre avec un homme, et faire un enfant seule était exclu. » Elle commence alors une thérapie : « J'entendais des divorcées se réconforter d'un “ heureusement que j'ai mon enfant” . Moi, je n'avais rien. » A 44 ans, elle rencontre son futur mari. A 45, elle est enceinte : « Je me suis aussitôt sentie mère . Ça a duré un mois. » Fausse couche. « Quand j'étais enfin prête à être mère , confesse-t-elle, la nature m'a rattrapée . Il était trop tard. » Elle sera grand-mère par procuration : « Les enfants de ma belle-fille m'appelleront peut-être mamie. » Claire aura quand même une forme de descendance. Attilio s'en moque : « Des enfants pour répondre au mythe de l'éternité ? ironiset-il. Très peu pour moi. » Quant à Carlotta, cette vacuité la ravit : « C'est bien qu'il n'y ait rien derrière , claironne-t-elle. Cette histoire de lignée , mais qu'est-ce qu'on s'en fout ! Transmettre, je n'ai pas besoin que ça passe par le sang. Le sang : c'est un peu restreint comme point de vue, non ? » Ces femmes-là n'ont pas peur du vide.
(*) Michalon, 172 p ., 14 euros.
( 1 ) Michalon, 2004.
( 2 ) Auteur de « la Part de la mère » ( Odile Jacob ) et « la Part du père » ( Seuil ).
Gremlins hurlants
« Avez-vous déjà rendu visite à des nouveaux parents accablés de jeunes enfants ? C’est effarant. Quand on arrive, vers 20 heures, les enfants ne sont évidemment pas couchés et sautent partout en criant. Pas moyen d’avoir une conversation tranquille entre amis, car leurs Gremlins vont et viennent en hurlant, font toutes les bêtises de la terre pour attirer l’attention, jettent des jouets sur les amuse-gueules. Tandis que les parents tentent de les calmer par de longues explications qui ne convainquent personne – “ Ma puce, il est 22 heures et il est bon pour toi d’aller te coucher car le sommeil est réparateur.” »
Dîner de cons
« Devenus plus grands, les choses empirent. Leur vocabulaire est lamentablement réduit, leur discours haché et maladroit, et chaque phrase entrecoupée de “putain” bien sentis. Leur emploi compulsif de “style” et de “genre” traduit une incrédulité face à la réalité de leur environnement : “Genre, je gueulais au téléphone…”, “Style, je m’en fous, tu vois” (…). Si vous rencontriez quelqu’un qui s’exprime comme ça dans un dîner ou dans un bar, franchement, vous auriez envie de poursuivre la conversation ? Certainement pas. Le dialogue parents-enfants, c’est le dîner de cons tous les jours. »
Sale boulot
« La femme française moderne est nécessairement une mère, une femme qui travaille et une compagne. De préférence, elle est mince. Il faut reconnaître que cela fait beaucoup. D’autant que les femmes se collent 80% des tâches ménagères. A la sortie des écoles, on voit surtout des femmes, de même qu’aux réunions de parents d’élèves, et chez le pédiatre (…). La maternité signifie pour beaucoup rentrer plus tôt le soir pour s’occuper des enfants, rater les réunions stratégiques qui ont lieu après 19 heures (elles ont toujours lieu après 19 heures), refuser des emplois plus intéressants mais chronophages. Si les femmes n’ont tenu, jusqu’à une date récente, que si peu de place dans l’histoire culturelle de l’humanité, c’est tout simplement parce qu’on leur a refilé le sale boulot. »
Isabelle Curtet-Poulner
Le Nouvel Observateur