Au nord de la Sicile, l’île italienne vit au rythme du volcan, toujours en activité. Ascension sportive ponctuée de souvenirs du tournage de Rossellini et d’éruptions mythiques.
KARL LASKE
QUOTIDIEN : samedi 5 janvier 2008
«Je veux les gens autour de moi, tonne Zaza. On est sur un volcan actif, et s’il faut tracer, il faut être prêts !» Mario Zaia, dit Zaza, tend son menton barbu et jette un œil d’autorité sur ses derniers marcheurs. Le guide a prévenu les plus essoufflés : ceux qui ne tiennent pas la route devront redescendre. C’est lui qui décide, à mi-chemin, aux alentours de 400 mètres d’altitude. Ainsi, grimpe-t-on assez vite, groupés derrière les basques de Zaza, sur un chemin de mule qui s’assèche. Soudain, il désigne une lointaine flèche rocheuse dans la mer. «Regardez le Strombolicchio : il a 240 000 ans.» C’est l’ancien volcan, frère aîné du Stromboli. Il n’en reste qu’une colonne de lave pétrifiée. On a posé un phare dessus. «Stromboli, lui, n’a que 100 000 ans, c’est un ragazzo !» Zaza commente quelques vieilles photos, montrant plusieurs vallons de vignes alignées, en noir et blanc : «Ici, la terre est fertile. En 1880, on cultivait la malvasia [un cépage méditerranéen provenant de Madère, ndlr].» Aujourd’hui, c’est une garrigue. Seuls les environs des villages restent verts et parfumés - figuiers, jasmins, et câpriers y sont encore abondants. «On est peu nombreux. Une fois les touristes partis, on est six cents. Cette île, c’est comme un bateau. L’hiver, il faut s’en occuper, repeindre, restaurer.»
Et de fait, vue des autres éoliennes, l’île de 12 kilomètres carrés, avec son point culminant à 924 mètres, semble flotter les jours de beau temps. C’est un cône presque parfait qui s’enfonce 3 000 mètres sous la mer, à la charnière de la plaque africaine.
Centre suréquipé. Interdite pendant cinq ans, la montée au volcan est désormais autorisée depuis le mois d’août dernier, malgré un dernier épisode éruptif en février et mars. A mi-chemin, Zaza invite à poursuivre, avec force clins d’œil amicaux. Désormais, les pieds commencent à s’enfoncer dans la cendre. On entend les premiers grondements. Depuis 2002-2003, des moyens de surveillance électronique ainsi qu’un centre opérationnel avancé suréquipé, animé par des scientifiques de diverses universités italiennes, permettent d’anticiper un peu plus les éruptions. «On a cinq minutes pour se mettre à l’abri, au lieu de vingt secondes auparavant», assure Zaza. Cinq petits abris en béton à toute épreuve ont aussi été arrimés au sommet de la montagne.
Le sentier devient lunaire, gris. On zigzague dans la caillasse volcanique. Rouges, noirs, bicolores, ces cailloux font un bruit de porcelaine brisée. Périodiquement, une colonne de fumée s’élève dans le ciel. Le vent ramène des odeurs de soufre. «En 2002, une partie du flanc nord s’est effondrée, lance Zaza, mystérieux. Le vent a envoyé des pierres à Ginostra, de l’autre côté de l’île, la mer a fait un tsunami sur toute la Sicile.» Seize mille mètres cubes de pierres et de terre ont glissé dans la mer en quelques heures.
La petite colonne parvient à la crête ultime après deux heures et demie d’un bon train. Ceux qui parmi les marcheurs ont vu le Stromboli, Terra di Dio de Roberto Rossellini se souviennent qu’à la fin du film Ingrid Bergman avait grimpé jusque-là, fuyant son mari pêcheur, sa valise à la main, pour finalement s’effondrer dans la cendre, en larmes. Il paraît que l’actrice a passé la nuit avec Rossellini au sommet du volcan en 1948. «C’est une île fantôme, ici. Personne n’y vit», lâchait-elle dans le film. Et les Stromboliens de lui expliquer le feu, la lave, les maisons détruites par les pierres, l’éruption historique de 1930…
En file indienne, un casque sur la tête, la montée continue sur l’arête du cratère. C’est un cirque gris au fond duquel trois bouches incandescentes respirent, bouillonnent, explosent, alternativement. Dans la nuit noire, un feu d’artifice illumine régulièrement la faille la plus étroite, crachant des pierres rougies autour d’elle. Un randonneur français est mort dans les années 70 pour avoir tenté une descente dans ce cirque. Il espérait passer entre deux explosions. Mais il n’y a rien de plus aléatoire. Le volcan a sa propre loi. Au village, les plus anciens l’appellent Iddu, ce qui veut dire «Lui». «Il fait ce qu’il veut, confirme Zaza. Après l’explosion du 7 mars, il y avait moins de magma, pas de gaz, on ne l’entendait plus. Il a mis trois mois à se recharger.» Les marcheurs sont hypnotisés.
Etreintes angoissées. Soudain, le cratère roi explose plus bruyamment et libère un immense champignon de fumée. On sursaute. Se recroqueville. Des couples s’étreignent. Sur la mer, mille mètres plus bas, des flashs photo clignotent sur les bateaux de plaisance. «On ne prépare pas les gens à voir l’explosion d’un volcan, confie le guide. Parfois, les gens pleurent ici.» C’est dans les entrailles de l’île voisine de Vulcano que la légende a situé les forges du dieu du Feu, Vulcain.
Le talkie-walkie de Zaza crache des paroles inintelligibles. On ne peut rester qu’une demi-heure. Les passages des groupes de randonneurs sont plus ou moins chronométrés - en plein été, il peut y en avoir jusqu’à cinq. La descente se fait par un autre sentier noyé sous le sable noir.
Trois heures de marche, encore. Mais cette fois en apnée. La cendre est volatile. Il faut allumer sa lampe de randonnée, porter un masque antipoussière et, pour ceux qui ont les yeux fragiles, ajouter des lunettes de plongée. Personne n’empruntait ce chemin avant que le film de Rossellini n’attire les premiers curieux. Jusqu’en 1950, le père de Rosangela Guadagna, seul médecin sur l’île, était l’un des rares à monter sur le volcan, pour rejoindre le village de Ginostra quand la mer ne le lui permettait pas.«Le vrai Strombolien n’a pas peur du volcan, explique Rosangela. On reconnaît en lui quelque chose de grand, de plus grand que nous.» Rosangela n’est jamais allée voir le cratère, mais elle l’écoute. «On s’inquiète quand on ne l’entend pas. Quand le mauvais temps s’approche, il nous avertit quelques jours avant. Tiens, le temps va changer ! C’est un baromètre.»
Couverts de cendre, les randonneurs, un peu hagards, se dispersent maintenant dans la rue principale du village aux alentours de minuit. Restaurants et cafés ferment. L’unique rue relie le quartier de Scari, voisin du port, à l’église du centre-ville et à Piscita, le village abandonné où Rossellini avait tourné son film. Selon la légende, à Piscita, l’église rose et son protec teur, san Bartolo, avaient stoppé et détourné une coulée d e lave en 1930. Quelques-unes de ses maisons de pêcheurs ont été discrètement rachetées par la jet-set.
Le 8 septembre 1930. En contrebas de l’église du village, point de ralliement des guides, l’un des plus vieux Stromboliens, Zio Stefano, dit aussi Stefanino, scrute l’horizon depuis sa terrasse. «Iddu n’est plus comme avant, dit-il. Il envoie beaucoup de cendres. On ne l’entend plus beaucoup, comme s’il dormait, comme s’il était un peu malade. Je le regarde. Je sens sa respiration, et j’attends.» Pêcheur, paysan, commerçant, Stefanino a fait tous les métiers. Agé de 8 ans en 1930, il se souvient de l’éruption mythique. «Personne n’avait vu quelque chose comme ça, raconte-t-il. Il était 11 heures, le 8 septembre. On ne sortait pas des maisons. Si tu sortais, tu mourais. Des pierres tombaient du ciel. Des feux s’allumaient partout. Ici, on ne s’échappe pas. Il faut attendre la fin de l’éruption. Beaucoup de familles sont parties. Sans revenir.» Stefanino est resté. Deux de ses huit enfants font partie des derniers pêcheurs de l’île.
Un peu plus haut dans le village, Stefanino récite un poème en l’honneur d’Iddu. C’est l’histoire d’une montagne qui rend heureux. Elle a une jolie bouche, et cherche à se faire embrasser. Et l’on n’oublie jamais son baiser, car il est de feu.
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