De notre envoyé spécial entre Bordeaux et Paris GÉRARD NICAUD.
Trente-neuf ancêtres automobiles, construits entre 1892 et 1904, se sont élancés mercredi dernier de Bordeaux sur les traces de la première grande course au monde de « voitures sans chevaux », Paris-Bordeaux-Paris, 1 200 kilomètres, en 1895. La quasi-totalité d'entre eux ont franchi la ligne d'arrivée, hier, place de la Concorde, à Paris. Contre neuf sur vingt-trois partants, il y a cent douze ans. Le Figaro y était... les deux fois.
Le moteur de la Panhard & Levassor de 1992 bégaie avec la distinction d'un lord anglais prenant la parole. On a l'impression qu'il va caler, mais non, disons qu'il patiente en attendant le bon vouloir de son chauffeur, Nicolas Bourianne.
Assis à droite, ce dernier actionne le lourd levier situé à l'extérieur de la voiture. Première. Le véhicule s'ébroue dans un bruit de pignons et d'engrenages aussi rassurant que le pas têtu d'un âne. Deuxième, troisième, la voiture file un bon 25 km/h.
La longue ligne droite bien plane permet au moteur, un bicylindre, de se chauffer un peu en « montant dans les tours », 500 par minute tout au plus. Le vase d'expansion du circuit de refroidissement primaire, situé à l'avant gauche, postillonne joyeusement son eau brûlante sur les genoux du passager. « On a laissé le couvercle ouvert pour éviter que le carburateur s'étouffe avec la vapeur d'eau », explique Nicolas.
Les vibrations du moteur se répercutent intégralement dans les os des passagers et les cahots de la route, modérés sur les longs rubans d'asphalte moderne, ne sont filtrés que par des ressorts à lame type diligence et le fin coussin de la banquette en bois. Le premier faux plat essouffle le moteur et Nicolas est contraint de repasser la seconde pour lui redonner du tonus. La vitesse chute aux environs de 15 km/h.
Cela fait trois jours que la Panhard & Levassor a quitté Bordeaux. Il lui en faudra encore deux pour regagner Paris, place de la Concorde, où siège l'Automobile Club de France, en passant par la porte Maillot. Peu de gens le savent, au milieu du bosquet qui jouxte cette place, s'élève une stèle à la gloire d'Émile Levassor, vainqueur de la première grande course automobile du monde, Bordeaux-Paris-Bordeaux, 1 200 kilomètres, organisée en 1895. Une compétition historique que les trente-sept partants de ce Bordeaux-Paris 2007 tenaient à commémorer.
Le petit trajet effectué à bord de cette vénérable antiquité permet de mieux mesurer l'exploit réalisé par les concurrents de l'époque, et notamment par Émile Levassor, vainqueur en 48 heures et 48 minutes, sans avoir lâché le volant, pardon, le timon. « Et n'oubliez pas l'état des pistes et plus encore la qualité de l'éclairage, la nuit, des bougies dans des lanternes », souligne Robert Panhard, coéquipier, en alternance avec son frère Alain, de Nicolas et son alter ego Josian, de la doyenne des engagées de 2007.
L'histoire retiendra qu'au premier relais Émile Levassor est tellement en avance que ses coéquipiers ne sont pas au rendez-vous. Par la suite, de peur qu'un autre conducteur annihile par une maladresse tous ses efforts, il garde les commandes jusqu'au bout. En revanche, l'histoire a occulté le véritable vainqueur, Paul Koechlin, un industriel alsacien, sur une Peugeot de quatre places, les seules voitures admises en course. La Panhard n'en a que deux. La Peugeot réalise un temps de 59 heures et 48 minutes, avec une minute d'avance sur une autre Peugeot. À Koechlin les 31 500 francs de la victoire, à Levassor la gloire. Peugeot se taille... la part du lion, ses trois voitures au départ, dont une biplace, réalisant les 2e, 3e et 4e meilleurs temps.
Pour comprendre ce que représentent en 1895 ce qu'on appelle les voitures sans chevaux, il faut savoir que cette année-là la production automobile mondiale de voiture à pétrole ou gazoline, comme on disait à l'époque, atteint 155 voitures, réparties entre quatre constructeurs : Benz, Peugeot, Panhard & Levassor et enfin Daimler. Sans compter les voitures à vapeur et les voitures électriques. Ces trois modes de propulsion sont alors en concurrence et se retrouvent tout naturellement au départ de Paris-Bordeaux-Paris. Le comte Albert de Dion, l'un des promoteurs de la course, compte d'ailleurs bien imposer son « remorqueur à vapeur », sur le papier le plus rapide. Et, note Paul Meyan dans Le Figaro du 12 juin 1895, « nous devons reconnaître que dans les côtes la vapeur faisait preuve, sur le pétrole, d'une supériorité incontestable ».
Sur les vingt-trois partants, dont trois bicyclettes à moteur, seize véhicules fonctionnent au pétrole, six à la vapeur, la dernière, celle de Charles Jeantaud, à l'électricité. Neuf arrivèrent, tous mus par un moteur à explosion, à l'exception du dernier, un omnibus à vapeur de six places conduit par le Manceau Amédée Bollée. Ce vaporiste ne se doute pas que sa ville deviendra la Mecque de la course automobile... à pétrole. Quant à Jeantaud, il aura sa revanche quatre ans plus tard, avec sa « Jamais Contente », première voiture au monde à dépasser le 100 km/h. Mais la messe est dite : dix ans plus tard une voiture à essence dépassera le 200. Même de Dion s'y rallie, avec le succès que l'on sait.
Si Levassor gagne la course sans être déclaré vainqueur, un autre équipage triomphe bien que terminant au-delà des cent heures imparties : les frères Michelin, avec leur voiture sur pneumatiques. Une première mondiale, considérée au début comme une hérésie. Pas pour longtemps. Malgré les crevaisons à répétition et un véhicule élaboré à la va-vite (l'original a brûlé) et surnommé l'Éclair en raison de son déplacement en zigzags faute d'un différentiel, les Michelin démontrent l'intérêt du pneu. Il permet d'utiliser une roue à rayons, plus légère que la traditionnelle roue en bois. « Dans dix ans, toutes les voitures rouleront sur des pneumatiques », prophétise Édouard, l'un des deux frères. Il n'en faudra que cinq.
La course eut un effet un retentissement mondial, jusqu'aux États-Unis. Et pour cause, l'un des plus gros sponsors de l'épreuve fut Gordon Benett, le patron du New York Herald.
En 2007, pour réunir un tel plateau de vénérables antiquités roulantes, il a fallu admettre les voitures conçues jusqu'en 1904. Mais, précisément, cette période de douze ans (la plus vieille voiture du plateau est la Panhard & Levassor de 1992) permet de réaliser en un coup d'oeil les progrès réalisés en si peu de temps. Toutes sont superbes, avec toutefois deux mentions bien subjectives, l'une pour la seule voiture à vapeur présente, la Stanley de 1903 (n° 25) appartenant au Britannique Charles Burnett III, et la Nagand-Gobron de 1900, une voiture française fabriquée sous licence en Belgique par Brillié (n° 8), détenue par Philippe Vercruysse. Son superbe deux-cylindres à quatre pistons opposés est le plus vieux moteur français en course, les Peugeot étant motorisées par Daimler et les Panhard par Benz !
Cette course, montée par des passionnés réunis sous l'égide de la Fédération française des véhicules d'époque (FFVE) et de son dynamique président, Claude Delagneau, avec le concours d'Automobiles Peugeot et de Michelin, doit devenir un événement pérenne. Car, nous l'avons constaté sur les routes et à l'arrivée place de la Concorde, ces mamies automobiles suscitent sympathie et engouement du public, malheureusement trop rare faute de communication (1). « Ces voitures appartiennent à notre patrimoine », souligne Michel de Thomasson, président de la Fédération internationale des véhicules anciens (Fiva). Mais ce patrimoine n'existe que dans sa quatrième dimension, le mouvement. » Autrement dit, sur route plutôt que dans les musées.