Dirigé par Peter SCHNYDER, L'Homme-livre rassemble vingt articles issus de communications prononcées lors d'un colloque qui s'est tenu à Mulhouse en octobre 2005. Pour mettre en perspective la réalité actuelle du livre, « comparer ce qui est à ce qui fut », il offre un parcours chronologique de l'Antiquité au XXe siècle, dans une perspective à dominance littéraire, mais qui touche aussi à l'histoire du livre et à l'histoire des représentations. Il envisage une série de cas, une galerie de portraits d'hommes au(x) livre(s), réels ou fictifs, individus situés, à titre personnel ou institutionnel, « au plus près du livre ». Le syntagme d'« Homme-livre » suggère une relation fusionnelle entre l'individu — auteur, éditeur, interprète, lecteur, « acteurs du livre » —, et l'objet qu'il produit ou qu'il lit, le texte envisagé dans sa matérialité en même temps que dans son contenu. L'intimité va jusqu'à l'absorption réciproque : l'Homme s'approprie le livre, en tire profit, tandis que le livre absorbe celui qui en est environné. Moyen d'expérimenter d'autres mondes et de laisser des traces (monumenta), objet de prestige et contre-pouvoir potentiel, le livre a suscité des tentatives de contrôle de la part des autorités profanes et ecclésiastiques, voire des mises en cause qui ont paradoxalement contribué à en assurer la survie.
Spécialiste des liens entre littérature et image et auteur d'un essai intitulé L'Homme aux livres, Pascal DETHURENS envisage la figure archétypale de l'Homme-livre, personnage penché au-dessus d'un livre sur lequel il concentre toute son énergie et sur lequel est attirée l'attention du spectateur. Les diverses figurations picturales et littéraires de cet homme au(x) livre(s), envisagées à travers une galerie de tableaux de la Renaissance au XXe siècle, sont autant d'interrogations sur la nature-même de l'acte de lire et de représentations de la valeur symbolique accordée au livre et à la lecture et des fonctions qui leur sont prêtées. Dans son immobilité et sa solitude, l'Homme-livre apparaît tout entier tourné vers son intériorité, coupé des autres et retiré du monde, gardien des rêves trouvant dans la lecture ce qui fait défaut à l'homme d'action absorbé par son negotium. Dans un texte littéraire, la mise en scène du livre et de l'Homme-livre est mise en abyme, représentation du livre dans le livre. En peinture, soit le tableau, narratif, est illustration du livre représenté (l'homme au livre s'y fait le relais du peintre) ou le livre commentaire du tableau, soit le livre est la clé donnant accès au sens de l'œuvre et a alors, dans l'économie de l'œuvre, une fonction d'édification ou d'avertissement. Ces représentations font l'éloge du livre, en l'associant au savoir ou à la parole de Dieu. En même temps, la lecture mise en scène échappe toujours au spectateur du tableau et garde une part de mystère. Le livre est donc moins source transparente de savoir susceptible d'apporter des réponses, d'expliquer le monde, qu'épaisseur énigmatique, « abîme de perplexité et d'indéterminé », forçant le lecteur à s'interroger, à « devenir un explorateur de l'infini ». « Je lis donc je doute », semblent nous dire ces hommes au(x) livre(s).
Helléniste spécialiste de Dion Cassius et de la transmission des textes antiques, Marie-Laure FREYBURGER-GALLAND s'interroge sur ce qu'était un livre dans l'Antiquité. L'étymologie du mot livre (le grec biblos, le latin liber, de même que l'anglais book et l'allemand Buch) souligne la matérialité du support, renvoyant à la membrane située sous l'écorce d'un arbre. La matérialité du support a déterminé les usages. Les écrits courts étaient gravés sur des tablettes de bois (pinax en grec, tabula en latin). On connaît peu les supports utilisés pour les écrits longs avant l'époque romaine. Pline donne de précieuses précisions techniques sur les supports utilisés à son époque : les textes longs étaient écrits sur des rouleaux (kylindros en grec, volumen en latin) constitués d'un cylindre en bois autour duquel étaient enroulés environ 4,5 mètres de papier fait de feuilles (chartès en grec, charta en latin) collées les unes au bout des autres (jusqu'à vingt feuilles) et faites en papyrus puis en parchemin (en latin membrana Pergami, peau de Pergame), la rareté du papyrus et l'interdiction de son exportation par le roi égyptien Ptolémée ayant poussé à inventer un support de substitution. Les difficultés de maniabilité de ce support et la rareté des exemplaires rendaient le rapport de l'homme aux livres très spécifique : l'écrit était considéré comme « ouvrage de référence collective » plus que comme objet d'usage et moyen d'accès direct à la connaissance. L'enseignement était oral et utilisait peu le livre. La lecture était elle-même oralisée. Des bibliothèques privées se sont peu à peu constituées, entre autres la bibliothèque du Musée d'Alexandrie fondée par Ptolémée et qui comptait 500 000 volumes à la fin du IIe s. av. J.-C. Le livre s'est diffusé au Ier siècle av. J.-C. dans les milieux intellectuels et aisés. Marchands de livres et copistes portaient le même nom de librarii. La première bibliothèque publique est fondée à Rome en 39 av. J.-C. par Asinius Pollion. Entre le Ier et le IVe siècle, le volumen fait place au codex, pages reliées en cahier. C'est une révolution par laquelle le livre devient plus maniable, tout en restant rare du fait de l'indispensable travail de copie. Ce passage du volumen au codex fonctionne comme un goulet d'étranglement : seuls les textes anciens encore en usage, les « classiques », ont été recopiés sur codex, de même que, plus tard, seuls les manuscrits jugés dignes d'intérêt ont été imprimés. On voit donc comment les conditions matérielles déterminent non seulement l'usage du livre, mais même la constitution du canon.
Dix-septièmiste partisane d'une critique historique et « humaniste », Madeleine BERTAUD examine le cas des imprimeurs hommes de lettres qui, de Gutenberg aux Lumières, ont cumulé les différentes fonctions liées au livre. Elle constate que le champ éditorial a été alors investi par l'auteur et observe le lien entre les pratiques de ces humanistes hommes-livres grands lecteurs qui s'emploient aussi à traduire et à diffuser le livre. Elle montre comment Rabelais a été poussé à l'écriture par ses fonctions d'imprimeur et réciproquement comment le poète et traducteur Etienne Dolet s'est lancé dans l'édition pour éviter la trahison d'imprimeurs sans culture. Elle souligne le lien étroit qui unit la lecture et la production de livres : l'écriture, nourrie de lecture, repose moins sur l'imitation que sur l'innutritition (Faguet), l'assimilation-recréation. Elle cite l'exemple de Montaigne, nourri de lectures, et de La Fontaine, qui fait œuvre de recréation à partir de fables existantes. Elle s'interroge sur quelques cas de distanciation par rapport au livre : Descartes, qui estime que les livres ne font que découvrir l'ignorance et que la vérité est à chercher en soi et dans le grand livre de monde, n'en est pas moins nourri de lectures ; la tragi-comédie de Tristan L'Hermite, La Folie du sage, critique les livres comme ne permettant pas d'apprendre à vivre ; Rousseau, dans l'Émile, condamne le livre comme outil pédagogique de seconde main (« Je hais les livres, ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas »). Mais ces exemples de prise de distance sont des cas particuliers à une période qui, de la Renaissance aux Lumières, accorde au livre une forte valeur symbolique et voit la présence d'hommes-livres cumulant lecture, étude, écriture, édition et imprimerie et dont Diderot et le projet de l'Encyclopédie sont l'exemple-même, avant qu'une nouvelle division du travail fasse apparaître la figure distincte de l'éditeur.
Spécialiste de littérature espagnole, Mechthild ALBERT évoque la bibliomanie de Don Quichotte, en qui elle voit l'homme-livre par excellence : grand lecteur de romans de chevalerie, Don Quichotte vit les exploits imaginaires des héros et en oublie le monde ; happé par la « machine à rêves » qu'est le roman, il en vient à croire à la réalité de la fiction et à projeter la fiction sur le réel ; cherchant à imiter le roman dans la vie, il tombe dans la folie (« ainsi, à force de peu dormir et de tant lire, son cerveau se dessécha de telle sorte qu'il en vint à perdre le jugement »). La bibliothèque de Don Quichotte est pour partie condamnée et brûlée : le roman est considéré comme une fable mensongère responsable de la folie du héros – ce qui pose la question de la vérité à laquelle une fiction peut prétendre. Don Quichotte devient aussi une figure littéraire, qui, après Cervantès, fait l'objet de récréations multiples. Mechthild Albert examine la continuation du Quichotte qu'est le roman d'Andrés Trapiello Al morir don Quijote (2004), réécriture au centre de laquelle se trouve un autre homme-livre, Samson, le jeune séminariste défroqué, qui excuse l'illusion de Don Quichotte, apprend à lire à Sancho et projette l'écriture d'un livre mémoriel : le livre est plus vrai que le réel en ce qu'il permet de fixer l'éphémère (« Tant que nos vies n'ont pas été couchées sur le papier, nous n'aurons vécu qu'à demi ») mais aussi de créer une réalité sans avoir à s'appuyer sur l'expérience du réel et à se soucier du critère de vérité. Les personnages créés deviennent pour le lecteur plus vrais que leur auteur : ils s'émancipent de leur créateur et contribuent à la réalité de celui-ci en lui survivant. Le fou n'est donc pas celui qui succombe à l'illusion littéraire, mais plutôt celui qui estime « que les livres sont autre chose que la vie ».
Spécialiste des littératures de langues allemande et yiddish, Astrid STARCK-ADLER s'interroge sur la spécificité de la femme-livre et plus spécialement de la représentation de la femme dans un livre destiné aux femmes : Un beau livre d'histoires – Eyn schön Mayse bukh, recueil d'historiettes moralisatrices et merveilleuses publié à Bâle en 1602 avec une double visée édifiante et divertissante. Écrit en yiddish (alors appelé taytsh), ce recueil était donc destiné aux lecteurs ignorant l'hébreu, langue sacrée et érudite, à savoir les hommes ignorant l'hébreu et surtout les femmes. Il intégrait des textes talmudiques (donc en principe réservés aux hommes) traduits en langue vernaculaire et offrait ainsi aux femmes la possibilité d'accéder à une éducation religieuse. Tel était le but poursuivi par les auteurs, érudits soucieux de l'éducation des femmes. Les histoires encadrant le recueil illustrent le droit des femmes à l'instruction et leur mission consistant à rappeler l'homme à son devoir. Les autres histoires mettent en scène, sous forme de contes avant de conclure par une morale en vers, l'ensemble des vices à éviter (orgueil, démesure, stupre, adultère, prostitution, méchanceté, avarice, mensonge) et des vertus à cultiver (chasteté, piété, pureté, ardeur au travail, observance du jeûne, nourriture casher). Le thème de l'adultère occupe une place importante parce qu'il cristallise les craintes de l'homme mais aussi qu'il est susceptible de susciter l'intérêt du lecteur. De manière générale, la femme était invitée à être vertueuse pour empêcher l'homme de succomber à la tentation et parce que les pensées de la mère étaient considérées comme déterminantes sur l'avenir de ses enfants. Important outil d'édification, le recueil a en outre nourri de nombreux textes hébraïques ultérieurs.
Spécialiste de l'histoire des comportements au XVIIIe siècle, Alain J. LEMAÎTRE évoque la figure des censeurs. Niant qu'on puisse expliquer la Révolution française par l'élargissement (bien réel) du marché du livre et la diffusion d'idées nouvelles par ce biais, il s'interroge sur l'appropriation des textes par une élite fortement intégrée aux institutions et engagée dans un dispositif censorial qui fait apparaître les limites de la monarchie absolue. Il existe en effet sous l'Ancien Régime une censure préalable, émanant essentiellement du pouvoir royal. En dehors de quelques interdits majeurs (écrire contre Dieu ou contre le roi ; attenter aux moeurs), elle a surtout un rôle de régulation économique en luttant contre les productions clandestines et les contrefaçons. Les censeurs, dont le nombre a quadruplé au XVIIIe siècle, appartiennent au monde des privilégiés et surtout des talents (médecins, avocats, membres d'académie, directeurs de journaux, etc.). Ils ne sont pas de simples instruments du pouvoir, mais pratiquent une censure souple, fondée sur le dialogue avec les auteurs et les libraires, et qui est avant tout un arbitrage et une recherche de compromis. Ils constituent un espace de sociabilité dynamique qui évolue avec la société et interprète les écrits dans l'esprit des Lumières. Non qu'il n'y ait pas de répression, mais la frontière est incertaine de l'autorisé au toléré, du licite à l'illicite. Le principe-même de la censure et du système des privilèges entraîne d'ailleurs des contrefaçons et promeut l'interdit. Outre la censure préalable, la police du livre s'occupe de trois circuits de distribution : les libraires urbains, les petits métiers du livre (graveurs, colporteurs) diffusant almanachs, images et libelles, et les circuits de diffusion clandestine de livres contrefaits (qui peuvent être officialisés) ou prohibés. Mais ce contrôle est extrêmement lâche, pour des raisons techniques et parce qu'une connivence amène les agents de la censure à soutenir certains livres contre ceux qui voudraient les interdire : faisant partie du public destinataire des ouvrages prohibés, les censeurs soutiennent les ouvrages philosophiques et politiques qui font penser, les libelles critiquant ouvertement le pouvoir faisant l'objet d'une censure plus rigoureuse. C'est que l'essentiel de l'impression et de la distribution de l'écrit au XVIIIe siècle se fait dans la clandestinité, si bien que ne lire que les livres autorisés, c'est forcément être en retard sur les idées nouvelles : le débat intellectuel est pour l'essentiel nourri de la littérature secondaire (les œuvres philosophiques majeures restant bannies), prohibée mais soutenue par les censeurs eux-mêmes.
Spécialiste de l'histoire des idées et des Lumières dans le monde anglo-saxon, Michel FAURE évoque la perception du livre à la fin du XVIIIe siècle telle qu'elle apparaît dans les écrits de John Locke sur l'éducation des enfants, écrits à l'ambition modeste mais nourris par la culture pédagogique de l'époque et par une expérience de précepteur. Lui-même nourri de livres, Locke est l'auteur d'une critique du Licensing Act de 1662, dans laquelle il défend la liberté d'imprimer et de diffuser le livre. Pourtant, pour l'éducation d'un gentleman qui n'est pas destiné à devenir un érudit, mais doit savoir gérer ses affaires et s'intégrer socialement, Locke considère que le livre est insuffisant. À la différence de Thomas More pour qui les habitants de l'île d'Utopie doivent tirer leur vertu de leurs lectures, Locke estime que l'éducation morale doit passer par l'exemple. Il affiche une certaine méfiance à l'égard des détenteurs de savoir livresque, dont l'influence peut être pernicieuse. Les lectures ne doivent mener ni à l'impertinence ni à de vaines polémiques. Locke recommande donc, pour la formation du futur gentleman, un abrégé de l'histoire sainte et des ouvrages utiles à valeur formatrice. La littérature fictionnelle est écartée avec méfiance : ses « images risqueraient de troubler l'éveil de l'enfant à la raison », car celui-ci est impressionnable comme une page vierge (blank page), comme un livre en devenir.
Spécialiste de Laurence Sterne, Brigitte FRIANT-KESSLER s'intéresse au rapport texte-image dans Tristram Shandy et des représentations du sujet lisant que donnent à voir trois gravures insérées au milieu du texte. La première, placée en frontispice, représente une scène de lecture à voix haute pour un auditoire privé exclusivement masculin. La lecture oralisée est ici associée à la gestuelle et le texte est représenté comme un accessoire théâtral prolongeant le corps de l'acteur. La seconde scène de lecture concerne la lecture d'une formule d'excommunication par le Dr Slop contre un serviteur. Elle est représentée sur deux gravures qui offrent des interprétations très différentes. Sur la première, le livre est présent mais la parole a remplacé la lecture ; l'évocation des armées célestes a donné lieu à la représentation graphique des armées terrestres. Sur la seconde, les pages servent de masque à un Dr Slop embarrassé par le caractère blasphématoire de la malédiction et qui cherche à se cacher derrière elle. La première scène, par sa position en frontispice, n'est pas seulement une illustration d'une scène racontée par le texte : au seuil du livre, le lecteur ne sait pas encore que l'objet de la lecture est un sermon lu par Trim. La gravure prend donc une valeur plus générale : elle semble inviter à une lecture à haute voix de Tristram Shandy, à la circulation du livre, au commentaire. Mais la lecture à haute voix d'une telle œuvre est un défi compte tenu des pages impossibles à oraliser, qui s'adressent au regard, et qui font toute la difficulté à définir cette œuvre, comme en témoigne un de ses lecteurs, Thomas Turner, dans son journal.
Spécialiste de l'ironie romantique, Judith SPENCER envisage l'œuvre baudelairienne comme autosubversion de l'Homme-livre. La double crise existentielle et poétique de la modernité conduit Baudelaire à une ironie autodestructrice qui se situe à la fois sur le plan esthétique et sur le plan éthique. Sur le plan esthétique, la Poésie s'autodétruit par le dévoilement de son propre fonctionnement, dans une dialectique permanente entre autocréation et autodestruction (Selbstschöpfung et Selbstvernichtung, selon les termes de Friedrich Schlegel). Sur le plan éthique, Baudelaire subvertit la communication et la relation au lecteur : il marque sa distance au profanum vulgus en même temps qu'il affirme sa fraternité dans une adresse ironique. Il souligne l'amoralité de la Poésie mais caractérise paradoxalement les Fleurs du mal comme « misérable dictionnaire de mélancolie et de crime » : l'éthique est exclue du domaine de l'esthétique en même temps qu'elle est enchâssée en elle – comme dans la vie. Le poème est miné par des forces destructrices qui nient ce qui semble se poser et qui sont l'analogie des forces du mal érodant la volonté humaine. Inversement, selon la théorie du dolorisme esthétique, la dissonance de la vie est modérée par l'harmonie esthétique : le poète doit révéler le malheur de l'homme moderne tout en le contournant par la perfection de la forme ; il transmute la dissonance empirique en harmonie esthétique.
Spécialiste de Balzac, André VANONCINI étudie le cas de la femme-livre dans Beatrix de Balzac. Ce roman se prête à une lecture à clé, évoquant les amours de Marie d'Agoult (Beatrix) et de Franz Lizt (Gennaro Conti). Femme-écrivain, Félicité des Touches, alias Camille Maupin, évoque George Sand, sans toutefois se confondre complètement avec elle. De nature farouche, elle réunit des traits masculins et féminins. Prématurément plongée dans la bibliothèque de son oncle, elle est dotée d'une culture livresque précoce. Elle s'éprend tardivement d'un amour absolu pour un jeune noble breton élevé à l'écart des livres, mais, celui-ci rêve d'un autre idéal. Elle décide de prendre en charge son éducation sentimentale en suscitant son amour pour Beatrix, mais elle échoue dans sa mise en scène. Elle renonce finalement à l'amour-propre de la femme-livre pour se convertir au Livre et au mysticisme.
Spécialiste de Flaubert, Jeanne BEM brosse le portrait de Flaubert comme homme-livre. « L'installation dans le livre » de Flaubert est liée à l'oralité (lecture à voix haute), comme le sera son écriture. Flaubert manifeste par ailleurs un goût précoce pour l'écriture (contes, drames, rédactions) et ses lectures débouchent sur l'écriture : prise de notes puis, plus tard, transformation de ces notes en écriture romanesque (jusqu'à la limite de la compilation dans le volume 2 de Bouvard et Pécuchet). Don Quichotte accompagne Flaubert depuis les premières lectures à voix haute en illustré puis toute sa vie, faisant partie, avec l'œuvre de Rabelais, de ces livres « qui grandissent à mesure qu'on les contemple ». Dans Bibliomanie, conte publié dans un journal de Rouen, Flaubert (qui a quinze ans) met en scène un bibliomane de Barcelone devenu assassin par passion des livres. Madame Bovary, dans sa passion excessive pour la lecture romanesque, s'inscrit dans la filiation d'un Don Quichotte qui est tant imprégné de romans de chevalerie qu'il projette la fiction sur la réalité. Charles, Homais et Madame Bovary mère décident d'empêcher Emma de lire et qualifient d'empoisonneur le loueur de livres qui l'approvisionnait. Charles esquisse certes un geste de défense (« Mais puisque ça l'amuse ! ») mais la fiction est accusée d'entretenir l'illusion en faisant voir la vie en beau. De même qu'Emma s'évade du réel par la lecture, de même Flaubert dit écrire « pour ne pas vivre ». Son manuscrit stratifié est la trace du travail expérimental par lequel le romancier explore les possibles narratifs, faisant du roman un objet esthétique auto-référentiel. L'écriture fait son identité : « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d'elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. » Homme-plume ou homme-livre puisque Flaubert écrit aussi : « Je crèverai obscur ou illustre, manuscrit ou imprimé ».
Spécialiste du récit de fiction français, Yves de ROUX s'interroge sur la place du livre et de l'écrit dans les romans de Jules Verne. Il constate que les livres sont peu présents dans ces récits : les héros lisent peu pendant leurs aventures. Les livres sont associés à la sédentarité, qui seule permet leur accumulation (comme dans la bibliothèque du Nautilus qui compte 12 000 volumes). Par ailleurs les livres présents sont avant tout des objets d'étude et non des fictions. La presse est en revanche très présente : elle commente l'action, accompagne les paris, fournit des informations qui font avancer l'action et symbolise la civilisation. Paganel, les poches pleines de calepins, est un homme-livre : « Vous parlez comme un livre », constate son interlocuteur. « Et j'en suis un », réplique-t-il. De fait il tient tout dans sa mémoire. Les héros de Jules Verne sont des savants capables de produire un discours scientifique comme des livres toujours prêts. Ils peuvent, comme Paganel, être déconnectés du réel. Les autres lisent aussi dans le monde comme dans un grand livre et savent utiliser leurs connaissances dans un but pratique. Ils sont certes savants mais avant tout hommes d'action – comme si l'action et la parole ne pouvaient jamais être simultanées, tant « l'action sidère la parole ».
Spécialiste de poésie moderne, en particulier de Paul Valéry, Serge BOURJEA envisage la question de l'Homme-livre à travers le cas de Mallarmé et de Valéry. « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre », disait Mallarmé. Mais il faut toujours distinguer le Livre avec une majuscule, idéal inatteignable que le mot « livre » excède ou dénature toujours, et le livre concret fait de fragments. L'écriture de Mallarmé est tension vers quelque chose qui se dérobe, vers un Livre ressassé longuement en soi mais qui soit en même temps une forme pure, non le livre d'une personne particulière mais un Livre de Personne : un Texte qui soit une architecture productrice (et non détentrice) de sens. À la mort de Mallarmé, Valéry, qui portait au poète une immense vénération, tente d'écrire un poème d'hommage, mais son écriture se trouve alors paralysée devant l'impossible héritage de Mallarmé. Dans La jeune Parque, il renoue provisoirement avec la poésie, réalisant une part du Grand Œuvre annoncé par Mallarmé grâce à une structure à peu près vide engendrant infiniment du sens. Il poursuit cette quête dans le secret de ses écrits intimes : il ne renonce donc pas, mais ne publie pas non plus. Les Cahiers échappent à l'idée de livre par leur caractère fragmentaire. Ils sont comme « l'autre du Livre », le double dénonçant l'illusion constitutive des livres publiés. Il s'agit moins pour Valéry d'atteindre au « beau et unique Livre majuscule dans lequel s'amuïraient l'être et le monde », comme chez Mallarmé, que de retrouver dans et par l'écriture la multiplicité du sujet écrivant, cet ego scriptor « pensant et sentant ». Les Cahiers sont donc « combinaisons instantanées de fragments », « pur possible de formes et de figures qui ne parviennent ni ne se destinent à la fixité », mais qui se défont et se refont incessamment dans un même geste d'effacement et de réinscription, qui évoque celui de Pénélope.
Spécialiste de la poésie française et francophone du XXe siècle et d'André Gide, Peter SCHNYDER pose la question du rapport entre « homme-livre » et « homme de lettres » à travers la figure d'André Gide. L'homme-livre est au départ celui qui est nourri de lectures. Les livres peuvent constituer une nourriture enrichissante, mais celle-ci ne prend tout son sens que si elle sert de tremplin, de catalyseur à la « vie spirituelle » et à la création. « L'homme-livre » doit donc devenir un « homme de lettres », dont l'activité fait alterner lecture et écriture, mais aussi lecture de livres et observation du grand livre de la vie – car le livre qu'il écrit doit capter la vie. Le livre écrit et publié est ce qui doit assurer la survie de son auteur et faire de l'homme de lettres, vivant créateur, un nouvel Homme-livre qui survivra dans son œuvre.
Spécialiste du surréalisme francophone, Anne VAUCLAIR évoque le cas de Paul Nougé, chef de file du surréalisme belge. Celui-ci pratique l'écriture tout en se méfiant d'elle car « bien des choses [...] s'accommodent mal de l'ordre discursif ». À la publication d'un livre, qui aurait quelque chose d'illusoire dans sa finitude ordonnée et sa totalité achevée, il préfère les attentats masqués sur les livres des autres : il produit une œuvre discontinue qui est une collection de fragments, faits de détournements et de réécritures. C'est la perspective qui anime la revue surréaliste belge Correspondance, revue clandestine à faible diffusion, gratuite et ciblée, faite de 1924 à 1925 de tracts adressés aux surréalistes parisiens : il s'agit de plagiats des auteurs français et d'interventions sur des textes récents (interventions parfois minimes et difficilement compréhensibles sans connaissance de l'intertexte – il est possible que les auteurs des originaux aient seuls pu avoir accès à une lecture immédiate). Ces interventions visent à empêcher la cristallisation de l'écriture en « littérature » et à faire du texte un « objet vivant où la pensée peut circuler et se modifier ». Elles posent la question de l'auctorialité et prétendent remplacer la figure de l'Auteur par une communauté d'auteurs, une « multiplicité de voix qui se chevauchent les unes les autres sans souci de masquer les coutures ». Procédant par extraction, collage et réappropriation, elles privilégient le processus sur l'objet : il s'agit de « se fondre dans le livre de l'autre pour faire éclater les frontières et les règles ».
Spécialiste de Mircea Eliade, Ernst Jünger et Julien Gracq, Corina STANESCO s'intéresse aux hommes-livres qui apparaissent dans le roman d'Ernst Jünger Heliopolis. Après un bref retour sur quelques hommes-livres de l'iconographie – Christ, évangélistes, bibliothécaire d'Arcimboldo tout entier fait de livres – elle définit Ernst Jünger comme homme aux livres, nourri des livres qui l'ont entouré, lui-même auteur de livres et créateur de personnages qui sont eux-mêmes des hommes-livres. Héliopolis met en effet en scène plusieurs personnages entretenant avec le livre des rapports privilégiés : Antonio est un collectionneur et un artisan relieur de talent et de renom ; le Prince, collectionneur et mécène, se fait le défenseur de la culture en un temps qui lui est hostile ; Lucius, le héros, est lui aussi collectionneur de manuscrits. Leur goût des livres ne fait toutefois pas d'eux des esthètes détachés du monde et de l'action – la nature est considérée aussi comme un grand livre. Le livre n'est pas conçu comme un objet esthétique achevé mais comme un objet de circulation et d'échange qui s'enrichit à chaque manipulation. Éphémère, il est le signe vivant de l'élan de la création. Héliopolis pose la question de la possibilité d'une culture dans un monde de politique et de technique où des forces divergentes entendent maîtriser le futur de l'humanité.
Spécialiste des littératures contemporaines de langue allemande, Régine BATTISTON revient sur Le liseur, roman de Bernhard Schlink unanimement salué par la critique. Le roman met en scène un lycéen féru de littérature allemande, Michael, qui noue une relation littéraire et charnelle avec Hanna qui s'avère une ancienne gardienne nazie. Analphabète (ce qu'elle cherche à dissimuler), celle-ci n'accède aux textes que par la lecture à haute voix que lui en fait Michael. Plaisir du texte et plaisir charnel sont étroitement imbriqués. Les textes lus, choisis par le liseur et interprétés par sa voix, sont des classiques, allemands et étrangers. Les héros en apprécient l'action et le comportement des personnages. La littérature contemporaine dite « expérimentale » est écartée : elle suscite moins d'adhésion à l'intrigue et aux personnages et exige une attention plus grande au langage. Le passé nazi d'Hanna ressurgit en même temps que son analphabétisme. Hanna est jugée et emprisonnée. Michael continue de lui faire la lecture à distance par le biais de cassettes enregistrées. Puis il se met à écrire et à lire à haute voix sa propre histoire pour tenter de se débarrasser d'un passé trop lourd. En prison, Hanna apprend à lire et à écrire, s'y constitue une bibliothèque d'ouvrages évoquant les camps, « entièrement ancrée dans le passé de sa vie ». À la veille de retrouver la liberté après vingt années de prison, Hanna se pend. Le rapport à la lecture est étroitement lié au rapport au passé : écrivain de la deuxième génération après le nazisme, Bernhard Schlink choisit la perspective des coupables et non plus des victimes et écrit avec Le liseur un roman de la culpabilité qui montre très finement le rapport qu'entretient l'Allemagne avec son passé.
Comparatiste spécialiste de Proust, Pessoa, Pavese et Bataille, Gaëlla HERVET s'interroge sur le rapport au livre qu'entretiennent les écritures du XXe siècle, envisagés à travers les cas de Proust, Bataille et Pessoa. Il s'agit, dit-elle, d'écritures du sacrifice : écriture de l'angoisse débordant l'espace livresque, marquant le triomphe de l'idée sur la forme, et partant, la mort du livre et du sujet. L'écriture naît en effet de l'angoisse, c'est-à-dire d'un éveil de la conscience à un sentiment de manque. Le livre est donc le produit d'une déchirure de l'être. Le lecteur n'a plus devant lui qu'une somme fragmentaire qui est un anti-livre, une architecture, un « espace où le sens s'est défait » dans l'attente d'une reconstruction. « Sacrifice de la linéarité, représentatif de la mise en question de l'être et de ses pulsions », le livre met en scène sa propre mort et celle de son auteur pour s'offrir au lecteur et atteindre l'extase de la pensée.
Comparatiste spécialiste du naturalisme grec et français, Efstratia OKTAPODA-LU évoque l'enfant-livre à travers le cas des illustrés destinés à la jeunesse qui prolifèrent dans la France des années 1930. Après son essor dans la Russie d'après 1917, l'album pour enfants est en effet introduit en France par Blaise Cendrars et Nathalie Parain dans un contexte d'intérêt accru pour l'enfance et de développement du rôle de l'image. Sous l'impulsion du libraire Paul Faucher et d'émigrés russes est lancée la collection des « Albums du Père Castor », qui renouvelle le livre pour enfants, en apportant grand soin à l'image en même temps qu'à la pédagogie. Dans la perspective de l'éducation nouvelle et des théories psychologiques et pédagogiques de Piaget, l'album est envisagé comme un moyen d'éducation visant à faire de l'enfant un homme conscient et actif. Il doit pour cela être attractif et ludique, solliciter la participation de l'enfant et établir avec lui une relation de complicité. En 1931 Jean de Brunhoff publie Histoire de Babar, qui offre une atmosphère sécurisante et optimiste et sera maintes fois rééditée. Les grands éditeurs multiplient les collections pour la jeunesse dans lesquelles sont publiées aussi bien des créations, que des légendes et des adaptations de classiques. Les thématiques s'élargissent en même temps que le public, les bibliothèques pour la jeunesse se développent et le livre pour enfants devient l'affaire de tous et acquiert le statut d'objet culturel digne d'intérêt pour tous les éducateurs soucieux de la formation des hommes de demain.
Comparatiste spécialiste du fantastique et de la littérature francophone belge, Eric LYSØE considère la position de l'Homme-livre, qui est inévitablement « à la croisée des mondes ». Le livre impose en effet la confrontation de l'univers de la fiction et de celui de la vie. De nombreuses mises en scène littéraires présentent le livre comme un moyen d'échapper au réel pour accéder à « un ordre plus harmonieux, plus logique ». Mais le lecteur qui se perd dans le monde des livres perd pied dans la réalité. Ouvrant sur un autre monde, le livre comporte une dimension démiurgique, voire démoniaque. Le motif du texte écrit par le diable lui-même parcourt significativement la littérature, dans une tradition qui fait de l'auteur un prophète, du verbe divin ou d'un au-delà démoniaque. Une perspective comparable fait du libraire un marchand du temple littéraire qui se livre à un commerce contre nature en vendant des êtres de papier. Tous les hommes du livre pourraient ainsi être convoqués au grand procès de la littérature. Car le livre n'est pas seulement une figure de notre imaginaire, mais aussi un objet matériel, « avec son cortège d'ouvriers et de facteurs ». La lecture est souvent fantasmée comme un contact intime, sensuel, avec la chair des mots et l'odeur du livre, qui comporte quelque chose d'érotique et de sacrilège, voire de morbide. Le livre et l'homme qui s'y identifie constituent alors des dangers pour l'ordre établi. D'où les multiples formes de censure et d'autodafés des livres considérés comme subversifs (on brûle le livre à défaut de brûler le lecteur et l'auteur). Qu'on pense au roman de Ray Bradbury Fahrenheit 451. Mais une telle censure renforce la résistance : des individus s'identifient aux livres pour les défendre. L'Homme-livre est l'être qui tire sa force vitale du contact intime avec le livre mais aussi qui, vouant un culte au livre, donne à celui-ci toute sa force, au prix de sa sueur, de ses larmes, voire de tout son être. La relation est étroite qui lie l'Homme-livre à l'Homme-libre et les Hommes-livres apparaissent comme autant de figures exemplaires nous invitant à explorer les œuvres en même temps que le grand livre du monde.
Publié sur Acta le 21 janvier 2008