Voir le paysage et le représenter: une expérience esthétique et politique.
michel baridon Naissance et renaissance du paysage Actes Sud, 414 pp., 32 €.
L
e paysage est une portion de l'espace qu'un observateur embrasse du regard en lui conférant une signification globale et un pouvoir sur ses émotions» :
plus qu'une définition, c'est là le principe structurant
Naissance et renaissance du paysage, de Michel Baridon
. A double titre. D'un côté, l'ouvrage entend en effet rendre raison de l'existence de la chose depuis toujours (bien avant, en tout cas, que le nom ne commence à exister, à la fin du XVIe siècle). De l'autre, il chemine dans les discours pour reconstituer l'histoire qui, depuis l'invention des écritures, a façonné, en les fixant et en les transmettant, nos manières de voir et de représenter le paysage. Historien des jardins et des paysages, Michel Baridon a enseigné la civilisation britannique à l'université de Bourgogne.
Quoi qu'ils aient pu ressentir devant ce qu'on appelle aujourd'hui un paysage, les anciens Egyptiens ne nous en ont légué que des aperçus succincts, puisqu'ils ne possédaient pas les moyens techniques de faire apparaître trois dimensions sur une surface plane. On le comprend : une chose est de voir un paysage, une autre de le représenter. Mais là où la reproduction par l'image échoue, les textes écrits, même les plus reculés, savent témoigner et d'un monde que le temps allait engloutir et de la sensibilité grandissante, voire d'une tendance irrépressible, des sociétés humaines à «paysager» ce même monde. L'érudition de Baridon est inépuisable, qui collecte, relie, confronte ces textes vénérables qui tous, la Bible en tête, donnent moins un paysage à voir qu'un paysage à imaginer.
C'est en Grèce ancienne qu'ont été élaborées les techniques donnant lieu aux premiers paysages peints, où l'espace est représenté à la fois dans son ampleur cosmique et comme une entité que le regard peut mesurer et rendre intelligible. Mais comment se fait-il que le paysage production (du) sensible ne se soit manifesté que là où l'explication du réel a commencé à se faire de manière scientifique, au point de rencontre de l'observation et de l'abstraction ? Le paradoxe n'est qu'apparent. C'est justement parce que les Grecs ont vécu dans un espace construit qu'ils ont été capables de le représenter sensiblement : «Ils ont été les premiers à utiliser le même outil mathématique pour tracer les plans de leurs cités, pour délimiter leurs champs, pour établir des cartes et surtout pour échafauder une théorie de la vision.» On peut lire une carte géographique et contempler le cosmos : dans le premier cas, on se donne les moyens de maîtriser l'espace ; dans le second, on s'y abandonne en se laissant envahir par le sentiment de l'infini : «Ces images du monde n'excluent nullement, dans le vécu quotidien, ce lien personnel avec des lieux donnés, ce bonheur de voir des horizons amis qui font le charme de la littérature grecque.»
Dans l'histoire du paysage, la diffusion des techniques et leur mise en oeuvre, Rome n'a pas fait que changer d'échelle par rapport à la Grèce. Elle a apporté aussi une sensibilité toute latine à la matière, une manière d'habiter le monde et de le représenter plus terrienne, pour ainsi dire, que les Grecs. Mais la ligne des transformations n'est pas aisée à établir étant donné la rareté des exemples grecs qui nous sont parvenus (quelques fresques, un nombre infime de peintures sur bois, aucun paysage sur toile), alors que la production romaine (à commencer par Pompéi) est imposante. On peut parler d'une véritable évolution du goût, selon Michel Baridon, dont témoigne par exemple une personnalité comme Pline le Jeune, grand collectionneur de tableaux représentant la nature, amateur de beaux paysages et écrivain inspiré par les uns et les autres.
On a mis sur le compte du christianisme et/ou des invasions barbares la disparition du paysage, tout autant dans le discours que dans les oeuvres. Il est certain qu'avec la nouvelle religion, la ligne d'horizon prend d'autres significations, valorisant tout ce qu'on ne voit pas, l'au-delà de cette ligne justement, au discrédit de l'en deçà, le visible. Pauvres ou riches, ignorants ou cultivés, les gens continuent à aimer cette terre, à être attachés à ses beautés, probablement à en jouir et à en souffrir s'ils en sont arrachés mais le discours ne suit pas, ni les techniques, en partie perdues, comme si le paysage n'avait pas disparu mais s'était éclipsé.
Pour que le paysage renaisse, pour qu'il redevienne un sujet pour les peintres, les philosophes et les écrivains, il aura fallu, au sortir du Moyen Age, que la nature elle-même s'affirme comme un sujet en soi. Cela n'a pu se faire qu'avec une avancée dans la maîtrise des moyens techniques, aptes à rendre visible la profondeur de l'espace, à travers le retour et la valorisation de l'héritage artistique, littéraire, scientifique gréco-romain. Aussi, à l'aube du XIVe siècle, l'optique était-elle en mesure d'établir un rapport entre l'oeil humain, l'éventail des couleurs et la géométrie. La perspective est en train de naître, sur laquelle se bâtira la manière moderne de saisir et de représenter le paysage. Pétrarque, avec le récit de son ascension du mont Ventoux, et Ambrogio Lorenzetti, dans les fresques sur les effets du bon et du mauvais gouvernement dans le Palazzo pubblico de Sienne, exemplifient parfaitement, aux yeux de Michel Baridon qui interrompt ici son enquête, cette renaissance du paysage après un millénaire d'enfouissement. Depuis, embrasser du regard un paysage requiert qu'on mobilise les sens et l'intelligence, pour aboutir à une expérience à la fois esthétique et éthique, individuelle et sociale, bref politique en ce qu'elle engage la responsabilité de l'homme face au visible.