Hommage à Francfort au peintre français, fantaisiste fantomatique.
Odilon Redon «Wie im Traum» («Comme en rêve»), à la Schirn Kunsthalle de Francfort, jusqu'au 27 avril.
S'il est un peintre français qu'on n'irait pas chercher à l'ombre de la Banque centrale européenne, c'est bien Odilon Redon (1840-1916). Pourtant, c'est à Francfort qu'il faut se rendre pour découvrir l'exposition complète que cet artiste n'a pas eue en France depuis très longtemps. La Schirn Kunsthalle, connue pour la qualité et l'originalité de ses manifestations, justifie ainsi à nouveau sa réputation. Mais n'est-ce pas une façon de rappeler que Redon, artiste discret, a connu de son vivant un réel succès international... et qu'il était déjà montré en Allemagne à la veille de la déclaration de guerre d'août 1914 ? Et que, comme tant d'autres de ses compagnons, à commencer par Mallarmé dont il a fréquenté le cercle, il était wagnérien ? Quitter à rester fidèle, quant à lui, à son frêle solo singulier.
Ténébrisme lunaire. Au commencement, pour Redon, était le dessin en noir et blanc, avec une propension au ténébrisme lunaire, selon la posture romantique en usage. La Schirnhalle montre quelques exemples de ce point de départ, du côté de Goya, Delacroix ou du Hugo des lavis. Mais, très vite, il trouve sa voix, à la fois flûtée donc, et monstrueuse. Ses anges déchus se font bêtes étranges ou têtes humaines au corps perdu, qui flottent dans l'espace impassible comme un aérostat qui ne serait qu'un oeil immense. L'atmosphère est bien celle d'un rêve ce mot s'est imposé pour Redon, et d'abord à Redon lui-même, qui a intitulé Comme en rêve un des recueils de dessins qu'il a publiés. Mais ce sont des rêves sans anecdote ni scénario qui nous sont donnés à voir. Des corps parfois des sortes d'organismes sont formés ou déformés par une aventure dont on ne sait rien. Etrangement, le bestiaire qui en résulte, et qui pourrait être menaçant, baigne dans une sorte d'étrangeté sereine ou ironique. L'art de Redon apprivoise les monstres qu'il engendre.
On prononce presque inévitablement, à son propos, le mot de surréalisme, mais André Masson était plus précis quand il écrivait que Redon «est grand par son fantastique biologique. Il s'intéresse aux phénomènes d'éclosion, de germination, ce qu'aucun peintre n'avait fait avant lui». Il faudrait décliner : fantasque fantaisiste et fantasmatique fantomatique. Cet univers n'est pas noir seulement de couleur, et diverses représentations carcérales reprennent le vieux thème de l'âme prisonnière. Ainsi ce personnage, le Prisonnier, devant une sorte de mappemonde trois fois plus grosse que lui : son «boulet», autre titre du dessin. Ces oeuvres, surnommées «les Noirs» de Redon, sont réalisées à la mine de plomb ou au fusain (malgré son admiration pour Goya, Redon n'a pas pratiqué la gravure), dans un format parfois assez grand. Achevées, elles sont destinées à être montrées telles quelles, dûment encadrées, comme celles que collectionne Des Esseintes dans le roman de Huysmans.
Accords de tons.
Mais autour de la cinquantaine, Redon allume les couleurs. Il ne lâche pas tout à fait le crayon pour cela : le pastel devient son outil de prédilection et il y excelle. Les accords de tons auxquels il parvient d'emblée resteront sa marque jusqu'à la fin de sa vie. A la fois acides et précieux, doux et violents, ils dynamitent le ronron contemporain : après avoir ignoré l'impressionnisme, Redon l'enjambe. Les peintres nabis qu'il côtoie alors (ils sont d'une bonne génération plus jeunes que lui) ne feront pas plus péremptoire en matière de dissonances neuves que ce «symboliste» lunaire. Mais, proche de l'improbable spiritualisme fin de siècle à la Péladan, Redon continue à ne guère s'intéresser au monde réel, notamment au paysage que pratiquent beaucoup ses jeunes amis. Rêveur définitif, il s'en tient à sa «barque mystique» et n'imagine de paysage que mental.
Il approche alors d'une sorte de tachisme organique et apprend à plier la peinture à l'huile à sa singulière palette. D'énormes papillons planent dans des jardins inouïs, de vagues silhouettes se dessinent sur un brouillard chatoyant. Cette manière conduira à l'oeuvre la plus ambitieuse qu'il ait entreprise, deux fresques, le Jour et la Nuit, faites à l'abbaye de Fontfroide (Aude) à la demande d'un esthète qui y logeait. Celles-ci concluent l'exposition de Francfort... en fac-similé.
Alors, à près de 70 ans, Redon devient un peintre de fleurs, jetant sur la toile d'imaginaires bouquets multicolores sidérants de liberté. Il s'est avancé très loin de l'imagier qu'il avait été et qu'on dira proto-surréaliste. Néanmoins, il demeure très lui-même. «J'ai fait un art selon moi», avait-il écrit. Il n'a jamais dévié de ce programme élémentaire.
- Der Buddha