Depuis quelques années, l'auteur des Carnets du grand chemin ne quittait guère sa maison natale du quartier de la Gabelle à Saint-Florent-le-Vieil, où il recevait des visiteurs auxquels il parlait volontiers de football ou d'échecs, mais plus rarement de littérature, conseillant à ses hôtes de se reporter à ses livres. Dernier classique vivant, honoré de deux volumes dans «La Bibliothèque de la Pléiade», Julien Gracq avait donné le mot de la fin à nos confrères du Monde dans le courant de l'année 2000.
«En littérature, je n'ai plus de confrères. Dans l'espace d'un demi-siècle, les us et coutumes neufs de la corporation m'ont laissé en arrière un à un au fil des années. J'ignore non seulement le CD-Rom et le traitement de texte, mais même la machine à écrire, le livre de poche, et, d'une façon générale, les voies et moyens de promotion modernes qui font prospérer les ouvrages de belles-lettres. Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu'on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l'habitant.»
Une survivance folklorique du monde d'avant : ainsi se présentait plaisamment Julien Gracq, «anarque» angevin souvent cité parmi les favoris d'un prix Nobel de littérature qu'il se serait fait un devoir de refuser, comme il avait refusé le Goncourt et l'Académie française. Il était né Louis Poirier à Saint-Florent-le-Vieil, rue du Grenier-à-Sel, sur les hauteurs de la Loire, le 27 juillet 1910. Son père était représentant de commerce, sa mère employée aux écritures dans une mercerie en gros. Élève de khâgne au lycée Henri-IV à Paris, où Alain a été son professeur, reçu à l'École normale supérieure en 1930 avec Henri Queffélec, il a passé l'agrégation de géographie en 1934 avant d'enseigner à Quimper, Nantes, Amiens et Paris, où il a notamment eu Renaud Matignon et Jean-René Huguenin pour élèves.
«Il parlait d'une voix égale, nette et confidentielle, qui forçait l'attention et abolissait toute velléité de distraction, se souvenait Renaud Matignon. Résultat : dans la classe de M. Poirier, professeur d'histoire et géographie qui enseignait Saint-Just et le plissement hercynien aux potaches du lycée Claude-Bernard, on entendait une mouche voler.» L'auteur des Eaux étroites a quitté l'Éducation nationale en 1970, vivant depuis lors de sa retraite de professeur et de ses droits d'auteur et partageant le plus clair de son temps entre lecture, écriture et promenade.
Toute sa vie, Julien Gracq a fréquenté les livres plutôt que les gens. Tout a commencé avec Jules Verne, le héros de ses 8 ans. Ensuite il y a eu Edgar Poe, découvert à 12 ans, et Stendhal, qu'il a lu à 15 ans. «Mes seuls véritables intercesseurs et éveilleurs», confiait-il. Il faut leur associer Chateaubriand, Balzac, Nerval, Saint-John Perse, Francis Ponge, André Pieyre de Mandiargues et Ernst Jünger, dont il est devenu l'ami après s'être acheté Sur l es falaises de marbre par hasard à la gare d'Angers.
Héritier d'André Breton
Depuis 1937, et la publication chez José Corti, libraire éditeur à Paris, du Château d'Argol, Julien Gracq était auréolé d'une réputation d'écrivain génial et secret qui faisait quelques envieux. Certains le disaient arrogant. Cet Alceste des bords de Loire qui avait légué sa riche bibliothèque à la municipalité de Saint-Florent-le-Vieil il y a quelques années s'en étonnait. «Je ne discerne pas très bien en quoi consiste cette arrogance, cette posture arrogante, qu'on me reproche là ?» Marqué à la fois par le romantisme allemand, par la littérature fantastique et par le surréalisme, Au château d'Argol n'a eu qu'une poignée de lecteurs, mais de ceux qui comptent.
Ainsi André Breton, que Julien Gracq a eu l'occasion de rencontrer à Nantes à la veille de la Seconde Guerre mondiale et auquel il a consacré en 1948 un maître essai dans lequel il s'attarde sur l' introduction de la poésie dans la prose à laquelle l'auteur de Nadja a puissamment contribué et à laquelle lui-même s'est attaché dans tous ses livres romans ( Un beau ténébreux, Le Rivage des Syrtes, Un balcon en forêt), théâtre (Le Roi pêcheur), mélanges de critique littéraire (Lettrines, En lisant en écrivant, Carnets du grand chemin), pamphlet (La Littérature à l'estomac), récits (Les Eaux étroites), nouvelles (La Presqu'île) ou essais de géographie sentimentale (La Forme d'une ville, Autour des sept collines).
Héritier d'André Breton, Julien Gracq l'était par son goût de la prose poétique et non par un quelconque respect de la doxa surréaliste. Qu'on songe à cette interrogation splendide qui ouvre Les Eaux étroites : «Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que si le voyage seul le voyage sans idée de retour ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s'apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d'attache, à la clôture de la maison familière ?»
Né à la frontière de l'Anjou et de la Vendée, dans ces Mauges qui servent de décor aux Chouans de Balzac, Julien Gracq était l'écrivain des paysages absolus. À l'étendue où aime se dissoudre l'homme moderne, il a toujours préféré la profondeur, revenant sans cesse aux mêmes écrivains, aux mêmes livres, aux mêmes souvenirs, aux mêmes questions. Il a aimé les routes, les cartes, les confins, les reliefs, les fleuves, les lisières, les frontières comme aucun autre avant lui. Plutôt que d'aller chercher de nouveaux paysages au bout du monde, il a passé sa vie à retrouver à l'infini ceux de son enfance. Passionné par l'étude des formes du terrain, Julien Gracq est le seul écrivain de sa date à s'être aussi obstinément consacré à célébrer «la face de la terre». Ses livres les plus singuliers sont nés de ce beau souci : La Forme d'une ville, Autour des sept collines.
Ses œuvres vendues au bar-tabac
Sa froideur apparente dissimulait un tour, un accent et un sel volontiers impertinents et drôles. Il a ainsi bousculé les gendelettres dans La Littérature à l'estomac avant de refuser le prix Goncourt 1951 décerné au Rivages des Syrtes. Évoquant le charme constant qu'exerçait sur lui l'œuvre de Jules Verne, ce supporteur du Football Club Nantes Atlantique expliquait sans rire qu'il détestait qu'on critique l'auteur des Aventures du capitaine Hatteras en sa présence. «Ses défauts, son bâclage m'attendrissent. Je le vois toujours comme un bloc que le temps patine sans l'effriter.» Rattachant les écrivains à la catégorie des «professions délirantes», Julien Gracq était la fois un voyeur et un voyant, comme Arthur Rimbaud avant lui. Écrivain sans biographie ou presque , il tenait tout entier dans son œuvre et dans son style, où le temps s'abolit au profit d'une autre modalité de l'être et du dire, mystérieuse et initiatique.
On le lisait, on l'admirait, on rêvait d'aller lui rendre visite à Saint-Florent-le-Vieil où les deux volumes de ses Œuvres complètes dans la «Pléiade» étaient vendus au bar-tabac le plus proche de chez lui. M. Gracq n'avait abdiqué au «gros animal» social qu'une infime part de lui-même, restant jusqu'au bout un écrivain sans machine à écrire.
http://www.lefigaro.fr/culture/2007/12/24/03004-20071224ARTFIG00161-julien-gracq-un-ecrivain-immense-et-secret.php